Traitement de choc
Comme à chaque fois quand il rentrait de l'école, Tommy jeta négligemment son cartable sur un fauteuil et se dirigea droit vers le frigo en se frottant les mains. Son estomac gargouillait déjà de bonheur rien qu'en pensant aux choses succulentes enfermées dans l'appareil. Il se servit un gros morceau de fromage et de saucisson qu'il posa sur la table, puis se confectionna un énorme sandwich, les yeux pétillants de plaisir. Sa légère collation avalée, il vida d'un seul trait un grand verre de soda à l'orange, suivi d'une délicieuse crème au chocolat. Maintenant que ce petit encas était terminé, il était temps de passer aux choses sérieuses se réjouit-il en s'essuyant la bouche. Il s'empara d'un pot de beurre de cacahuètes, prit une bonne grosse cuillère à soupe dans le tiroir du buffet (il n'allait quand même pas commettre un sacrilège en se servant d'une ridicule petite cuillère à café pour apprécier ce dessert béni des dieux) et la plongea dans le pot.
Dieu que c'était bon ! Pour Tommy, le beurre de cacahuètes était une friandise créée spécialement par les anges à sa seule intention, s'appréciant, se dégustant, que dis-je, se délectant tout seul, sans avoir besoin de l'étaler sur une vulgaire tartine. Ce serait un vrai gâchis d'acoquiner un tel délice avec du pain, un péché presque mortel si jamais une idée aussi saugrenue lui venait à l'esprit.
Il en avait plein la bouche quand sa soeur entra dans la cuisine. La jeune fille, de quatre ans son aînée, contrairement à son gros joufflu de frère, était aussi mince que belle, un vrai mannequin digne de figurer dans un magazine de mode. C'est qu'elle en faisait tourner des têtes dans son lycée ! Les jeunes étudiants tournaient autour d'elle tels des abeilles près d'une ruche, lorgnant avec avidité sur ses formes rebondies, mais pas un seul n'avait encore réussi à prendre son coeur. Ce n'était pourtant pas faute d'essayer, employant tous les stratagèmes possibles pour sortir avec elle. Mais rien n'y faisait, elle se consacrait uniquement à ses chères études. Après, bien après, elle aurait tout le temps nécessaire pour jouir de la vie avec ces excités de la braguette, mais ce n'était pas à l'ordre du jour, loin de là. A dix-sept ans, jamais elle n'avait embrassé un garçon, jamais elle n'avait connu le plaisir voluptueux de peau qui se caresse et de corps enlacés. On la trouvait hautaine, bêcheuse, prétentieuse, d'aucuns la croyaient même lesbienne, mais ce n'était que par frustration de ne pouvoir cueillir dans leurs mains cette jolie rose pleine d'épines qui les considérait avec tant de froideur.
Elle regarda son frère en train de s'empiffrer et secoua la tête d'un air navré.
- Quoi ? demanda t-il la bouche barbouillée de beurre de cacahuètes.
- Y a des fois, tu me dégoutes rétorqua t-elle aussitôt.
Puis elle sortit de la cuisine. A peine eut-elle le dos tourné que Tommy lui tira la langue et termina le pot en plongeant ses doigts boudinés directement à l'intérieur, pour ne pas en perdre une miette.
Il les suça un à un avec délice.
Tommy était donc un garçon de treize ans, affamé du matin au soir, dont le seul plaisir était de se goinfrer à s'en faire péter la bedaine. La nuit ses rêves étaient souvent peuplés de délicieux choux à la crème, de succulentes charlottes aux fraises, de monumentales crèmes au chocolat, et le summum du summum, de gigantesques pots de beurre de cacahuètes. Parfois il en arrivait même à se lécher les babines en dormant. Ses parents trouvaient tout naturel qu'il mange autant, un garçon de cet âge a besoin de forces pour grandir. Il se foutait royalement des moqueries de ses camarades de classe, des quolibets mesquins de celles et ceux qui ne connaissaient rien à son art de la table. "Tiens v'là Gros Lard" disait-on dans son dos quand il arrivait à l'école. Ou alors "Hé Gros Sac, ça va comme tu veux ?". Ce n'était pas très charitable de leur part, mais après tout dans la vie on récolte toujours ce que l'on sème. C'était de sa faute s'il était aussi gros, uniquement de sa faute.
Un soir après la douche, il voulut connaître son poids, comme ça, juste par curiosité. Il grimpa sur la balance, le corps bien droit, et inclina la tête. Punaise ! Son ventre l'empêchait de voir l'aiguille, pas plus que ses pieds ou son minuscule tuyau d'arrosage. Il se pencha un peu plus et découvrit enfin l'aiguille de la balance. Oh Mamma Mia ! Soixante-sept kilos ! Il examina son corps dans le grand miroir collé sur un mur et ne vit qu'un monstrueux tas de chair. Des cuisses grosses comme des jambons, un ventre en ballon de baudruche, une poitrine comme celle de sa soeur le jour où il l'avait surprise dans la salle de bain, mais en plus moche, beaucoup plus moche. Cette idiote avait oublié de fermer la porte à clé, et elle avait hurlé comme une hystérique pour qu'il fiche le camp de là tout de suite en lui donnant des coups de serviette. Mais putain, quel spectacle ! Sa poitrine à lui était flasque, avachie, presque écoeurante. "J'aurai bientôt besoin d'un soutien-gorge si je continue à grossir comme ça" pensa t-il amèrement. Il se saisit d'un caleçon propre dans l'armoire, le tint devant ses yeux. "Regardez-moi ça, on pourrait tailler deux parachutes là-dedans, et encore, y aurait du reste pour faire un drap". Ses yeux se mouillèrent de larmes, parce qu'en fait il se sentait très malheureux d'être aussi gros. En dépit de ce qu'il voulait se persuader, il ne se foutait pas du tout de ce que ses copains disaient de lui, pas plus qu'il ne se fichait de ce que sa soeur en pensait. Mais c'était plus fort que lui, il fallait qu'il mange.
Ce qui déclencha en lui une excellente résolution, ce fut lorsque le lendemain il alla en ville pour acheter des bonbons à la boulangerie. Pris d'une envie subite de satisfaire un petit besoin naturel, il s'engouffra dans les escaliers qui menaient aux toilettes publiques sur une place ombragée en face de la boutique. Ça sentait vraiment mauvais là-dedans. L'endroit était sordide, faiblement éclairé, plus aucune porte n'étaient là pour préserver son intimité sur le lieu d'aisance, elles avaient toutes été arrachées. Les murs chuchotaient des histoires à moitié racontées d'amours interdites et de plaisirs malsains, écrites par des hommes qui se rencontraient ici tous les soirs, des individus sans morale avides de débauche et de perversité. Ils venaient dans ce lieu infâme pour se repaître d'ignominieuses relations dans la pénombre anonyme de ce lieu interdit à toute personne ne partageant pas leur coupable déchéance. A cette heure de la journée, heureusement il n'y avait personne d'autre que Tommy. Une rigole longeait tout un mur, jonchée de mégots de cigarettes. Il se posta au-dessus de la rigole, sortit ce qu'il y avait à sortir si on ne veut pas pisser dans son pantalon, et, tout en faisant ce qu'il avait à faire, examina les graffitis.
Le premier annonçait au monde entier que Brian aimait Miranda, qui elle-même aimait Brian de toute son âme et lui promettait des nuits torrides et enflammées, des chevauchées fantastiques qui les emporteraient tous deux au septième ciel. Tout ça inscrit dans un grand coeur transpercé d'une flèche. Celui à côté proclamait avec ferveur qu'un certain John voulait sucer Borris jusqu'à la moelle et lui donnait rendez-vous ici même chaque soir vers vingt-trois heures. Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries se demanda Tommy tout étonné, est-ce qu'un Borris était une sucette qu'il ne connaissait pas ? Il passa au suivant. Il ne comprit rien à ce que cet énigmatique philosophe avait voulu dire. "Si tu regardes le monde, le monde aussi regarde en toi". Ben si ça lui faisait plaisir de regarder le monde à celui-là, surtout qu'il ne se gêne pas. Un autre, certainement plein de commisération envers autrui, avait écrit en grandes lettres majuscules : "Arrête de lire, tu pisses sur tes godasses". Instantanément, Tommy courba la tête. Ouf ! Il ne pissait pas sur les siennes, Dieu merci. Il observa d'un air tranquille les croquis obscènes dessinés sur le mur. Beurk que c'était moche ! Ce qui attira particulièrement son attention, ce fut le graffiti qui annonçait sans fioritures qu'il avait un gros cul. C'était écrit comme ça, simplement, sans y mettre la moindre forme. "T'as un gros cul" affirmait l'auteur du message. Tommy en fut persuadé, c'était à lui qu'il s'adressait. Pas à tous ceux qui viendraient là pour satisfaire leur envie, mais à lui, personnellement. La personne qui savait si bien décrire son physique éléphantesque le connaissait, c'était sûr et certain. Il avait écrit cette petite phrase digne des plus grands poètes que la terre ait jamais porté uniquement à son intention, comme une accusation pour son arrière-train gros comme une montgolfière.
Il termina sa tâche et remonta les escaliers, aussi triste qu'un jour sans pain.
Il ne se rendit pas jusqu'à la boulangerie pour acheter des bonbons.
Il rentra directement chez lui, se jeta sur son lit, et pleura à n'en plus finir.
Ce qui ne le fit pas maigrir d'un seul petit gramme.
Le soir pendant le repas, tandis que ses parents et sa soeur mangeaient avec appétit un délicieux poulet accompagné de purée faite maison, Tommy chipota devant son assiette.
- Qu'est-ce qu'il y a lui demanda sa mère déjà angoissée, tu n'as pas faim, tu es malade ?
- Je veux maigrir annonça t-il soudain.
Papa, maman et soeurette en restèrent bouche bée. Pour un peu, papa en aurait laissé tomber sa fourchette, interloqué par la déclaration de son fils.
- J'en ai marre que tout le monde se moque de moi, je suis trop gros. Je veux maigrir !
- Tu... tu veux maigrir ?
- Oui ! Vous devez m'aider ! Je ressemble à un monstre !
- Mais non voyons, tu es juste disons... un peu enrobé. Mais tu n'es pas un monstre, loin de là. Nous t'aimons comme tu es tu sais.
- Si vous ne m'aidez pas, je vais me jeter dans la rivière. C'est tout ce que vous aurez gagné. Ce sera de votre faute rétorqua le garçon les yeux humides.
- Arrête de dire des bêtises le sermonna son père. Nous allons en discuter sitôt après le souper.
Et le souper continua dans une ambiance morose. Les parents de Tommy comprenaient enfin que leur fils était tellement complexé par son physique qu'il en souffrait énormément. Ce n'était pas une simple lubie de sa part s'il voulait maigrir, mais un mal profond qui le rongeait, désespéré par son anatomie.
Alors qu'il buvait son café, papa se souvint qu'il avait lu une publicité à propos d'une clinique de cure d'amaigrissement. Il se rendit au garage, fureta dans le carton des vieux journaux et trouva enfin le prospectus recherché. C'était une simple petite feuille en papier glacé qui annonçait que la clinique du docteur Woodman pouvait remédier définitivement au problème de surpoids. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, définitivement ? "Vous perdrez tous vos kilos superflus en l'espace de trois mois, et plus jamais vous ne les reprendrez !" pouvait-on encore lire sur le prospectus.
Rendez-vous fut pris dès le lendemain matin.
Une semaine plus tard, accompagné par ses parents, Tommy se rendit à la clinique. Le bâtiment se trouvait à l'écart de la ville, quelques voitures garées sur le parking réservé au personnel attendaient sagement leur propriétaire. Pas des petites voitures de citadin, mais de grosses automobiles qui devaient coûter une fortune.
- Et bien dis papa, ça doit rapporter gros les cures d'amaigrissement.
Sur le parking des visiteurs, il n'y avait qu'eux. Ils entrèrent dans le bâtiment flambant neuf, marchèrent sur une moquette épaisse et moelleuse jusqu'au bureau de réception. Une jeune femme les accueillit avec un grand sourire. Sur son tailleur qui devait valoir autant qu'un mois de salaire de papa, un badge indiquait qu'elle s'appelait Rose. Quel charmant prénom se dit encore papa. Tout ici respirait le luxe, tout était fait pour que les futurs clients se sentent à l'aise, dans une ambiance feutrée fort agréable. Ce qui était le plus impressionnant, c'était le silence. Pas un seul bruit de pas dans les couloirs, pas un seul râle de patient dans les chambres. D'ailleurs il n'y avait aucune chambre ni aucun patient déambulant comme une âme en peine pour tuer le temps. Ils ne rencontrèrent personne d'autres que cette jolie secrétaire et son sourire enchanteur.
- Mr et Mme Radner gazouilla la jeune femme, son sourire toujours plaqué sur ses lèvres. Vous êtes à l'heure, c'est très bien. J'apprécie beaucoup quand les gens sont à l'heure. C'est la plus élémentaire des politesses.
Assez décontenancé devant cette déclaration, Mr Radner répondit, presque comme une excuse :
- C'est pour notre fils. Il... il voudrait perdre quelques kilos. Nous avons trouvé votre publicité dans notre boîte aux lettres et... enfin voilà nous sommes là.
- Vous avez bien fait de choisir notre clinique, c'est la meilleure de tout le pays. Voulez-vous que l'on établisse un contrat ?
- Un contrat ?
- Oui, un contrat répondit-elle d'un air pincé comme si les êtres les plus idiots qu'elle ait jamais vu se trouvaient devant ses yeux. C'est un accord destiné à créer des obligations entre deux ou plusieurs personnes et signé par les deux parties. C'est ça ce qu'on appelle un contrat. Nous vous assurons que votre fils maigrira, et votre fils nous assure qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas grossir. J'écris tout ça sur un formulaire, je signe pour la clinique, et vous signez pour votre fils. Est-ce assez simple comme explication ?
- Nous aimerions d'abord connaître vos tarifs si cela ne vous dérange pas. Vu le... luxe de votre clinique, ça ne doit pas être donné.
- Quand on aime on ne compte pas protesta la femme, un léger reproche dans la voix. Voulez-vous que votre fils perde des kilos oui ou non ? Il y va de son bien-être, de sa relation avec les autres. C'est le moment ou jamais de faire ce qu'il faut pour cela. Regardez-le, il est pitoyable. Je ne lui donne que quelques années à vivre s'il continue comme ça, jamais il ne dépassera la trentaine. Nous avons un taux de réussite de quatre-vingt dix huit pour cent. Les gens obèses venus chez nous n'ont jamais replongé. Même la vue d'un simple pot de beurre de cacahuètes leur fait horreur désormais.
Devant ce flot de paroles se voulant persuasives, Mr et Mme Radner ne savaient plus quoi répondre. Ils se sentaient presque coupables d'avoir laisser leur fiston s'empiffrer autant. D'ailleurs, c'était bizarre qu'elle mentionne le beurre de cacahuètes, la friandise préférée de Tommy.
- Et qu'arrivera t-il si Tommy ne respecte pas les termes de votre... contrat ? demanda encore Mr Radner. D'ailleurs, j'aurais voulu que vous employiez plutôt le mot dossier. Un contrat, ça fait tellement rigoureux.
- Votre fils le respectera, soyez en sûr. Quant au mot dossier, nous ne sommes pas dans une université ou un chez un simple médecin. Un contrat engage vraiment les personnes, et nous nous engageons envers votre fils. Il maigrira, nous vous le certifions.
La secrétaire annonça le tarif. Ils faillirent tomber à la renverse. Mais comme elle l'avait dit si judicieusement, quand on aime on ne compte pas. Elle remplit le formulaire sur son ordinateur et l'imprima.
Une fois le contrat signé par les deux parties, Mr Radner sortit son carnet de chèque et régla la moitié de la somme demandée, le solde ne devant être payé qu'après la fin de la cure, et seulement si Tommy ne bouffait plus comme un goinfre.
En fait la cure se résumait à pas grand-chose. Il fallait seulement que Tommy ne se jette plus sur la nourriture comme il le faisait auparavant. Ses parents se demandaient pourquoi ils avaient payé aussi cher si c'était simplement ça le programme d'amaigrissement de cette clinique. Comme le contrat le stipulait, il était formellement interdit à Tommy de manger la moindre cuillère de beurre de cacahuètes, ni de bonbons, ni de gâteaux, ni de charcuterie, ni le moindre dessert. Tout ce qui pouvait tenter le patient devait être enfermé dans le réfrigérateur. Pour cela, la clinique du Docteur Woodman avait livré un frigo fermant à clé, le temps que la cure arrive à son terme. Quand les parents ou la soeur de Tommy désiraient manger une bonne crème au chocolat ou une délicieuse part de tarte aux pommes, ils attendaient que Tommy soit couché. Ce régime draconien pour un jeune garçon atteint de boulimie aiguë fut finalement pas très difficile à suivre, tout au moins les deux premières semaines. Sa mère préparait uniquement des plats à base de légumes, pour le plus grand plaisir de soeurette toujours obnubilée par sa taille de guêpe, et tout le monde s'y mettait pour aider Tommy à ne pas succomber à la tentation. Au bout de dix jours, il avait déjà perdu quatre kilos. Il en était fier comme de sa première dent, et chaque soir il montait sur la balance pour constater les résultats de ses efforts. Il fut très heureux quand il n'eut plus besoin de se pencher outre mesure pour voir son tuyau d'arrosage ou l'aiguille de la balance. Il ne les apercevait pas encore entièrement, mais c'était presque ça. Il fallait même qu'il mette une ceinture pour tenir son pantalon, et ça, c'était extraordinairement jouissif.
Seulement, il y avait la maison, avec sa famille qui l'aidait dans ses bonnes résolutions, mais il y avait aussi l'école. Et là, ses copains n'étaient pas si compréhensifs.
C'est un samedi matin que le perfide serpent s'immisça dans le coeur de Tommy, tel celui du jardin d'Eden susurrant à cette stupide Eve de piquer une pomme sur l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Elle non plus ne l'avait pas vu venir avec ses gros sabots et ses paroles mielleuses. Il l'avait bien roulée dans la farine cette tête de linotte. Depuis qu'elle a croqué cette foutue pomme, nous sommes dans une sacrée merde, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais ça, c'est une autre histoire.
Tommy passait devant une boulangerie quand un de ses camarades en sortit, avec dans la main un paquet renfermant trois éclairs au chocolat. L'élève, assez porté sur la taquinerie, voulu savoir jusqu'à quel point Tommy était résolu à ne pas succomber à la tentation. Tout le monde savait qu'il suivait un régime, et beaucoup l'admirait pour son courage et sa volonté.
- Allez vas-y, prends en un, y va pas te mordre.
- J'ai pas le droit, sinon je vais regrossir.
- T'es con ou quoi, c'est pas un éclair qui va te faire du mal. Allez, c'est moi qui régale. J'en rachèterai un, c'est pas grave.
- Je peux pas je te dis, la clinique va m'engueuler.
- Et comment veux-tu qu'ils le sachent ? Tu vois un toubib dans le coin ? Tu crois qu'ils sont là à épier tout ce que tu fais ?
Tommy plongea son regard dans le paquet ouvert. C'est vrai qu'ils avaient l'air bien tentant ces petits cylindres dans leur boîte en carton. Hummm ! Cette crème qui dépassait légèrement sur les côtés, ce chocolat luisant sur le dessus, cette odeur appétissante qui lui chatouillait les narines...
- T'es sûr que je peux en prendre un ? Tu diras rien à personne ? Je peux te faire confiance hein ?
- Mais oui, on va pas y passer la journée. Vas-y, tu vas voir comme y sont délicieux.
Et Tommy, en regardant autour de lui comme un voleur, s'empara d'un éclair. Il le porta à sa bouche, en mordit un bon morceau. Holala miséricorde ! Ses papilles en furent toutes émoustillées devant tant de bonheur. Il passa et repassa la portion d'éclair de part et d'autre de ses joues, tourna sa langue autour pour bien en sentir toute l'onctuosité, le moelleux de la pâte, le goût sucré du chocolat, la douceur de la crème. Il leva la tête et ferma les yeux, tout à son plaisir intense. Il termina l'éclair en l'espace de trois minutes exactement, ce qui était un incroyable record de longévité.
Avant le début de son régime, il lui aurait fallu pas plus de dix secondes pour tout avaler.
Quand il se retrouva chez lui, tout penaud d'avoir succombé à la tentation, la maison était vide. Le téléphone se mit à sonner. Il décrocha le combiné, le porta à l'oreille.
Une voix doucereuse :
- Ce n'est pas bien ce que tu as fait là Tommy. Ce n'est vraiment pas bien du tout.
- Quoi ? Mais qui est à l'appareil ?
- Tu n'aurais jamais du manger cet éclair au chocolat. C'est explicitement stipulé dans le contrat. Aucune pâtisserie, aucun bonbon, rien de rien. Nous sommes franchement désolés, mais nous devons sévir. Tu ne pourras t'en prendre qu'à toi-même.
Et l'on raccrocha. Tommy resta bêtement avec le combiné dans la main, l'observa avec stupeur. Ainsi ils l'avaient vu devant cette boulangerie, transgressant les termes du contrat. Un sentiment de frayeur l'envahit, mais il n'avoua pas sa faute à ses parents quand ils rentrèrent à la maison.
Il avait bien trop honte de s'être laissé aller au péché de gourmandise.
Cette nuit-là il fit un horrible cauchemar. Il était sur un terrain vague, le Docteur Woodman (docteur que ni lui ni ses parents n'avaient rencontré) le dominant de toute sa hauteur. Celui-ci le fixait de ses yeux méchants, des yeux capables de faire tourner le lait rien qu'en le regardant et le transformer en fromage le temps de le dire. Il pointait un doigt accusateur vers l'infortuné Tommy. De son autre main il tenait un rottweiler en laisse. Le chien montrait les dents et grognait vers le jeune garçon, bavant d'excitation par la promesse de la chasse.
- Tu n'as pas respecté le contrat gronda l'homme. Il nous faut te punir. Je te donne cinq minutes d'avance, et ensuite je lâche le chien. Tu verras, c'est un très bon exercice pour perdre des kilos. Va maintenant, cours. COURS TOMMY, COURS !
Horrifié, Tommy s'élança sur le terrain. Dans sa tête il égrenait les secondes, essayant de courir le plus vite possible. Il entendait le frottement de ses cuisses l'une contre l'autre, ses saloperies de cuisses trop charnues qui le gênaient pour bien courir. Son coeur battait à tout rompre. Il n'y avait aucun endroit pour se cacher. Plus il courait à perdre haleine, plus il sentait déjà la morsure de l'animal sur ses fesses rebondies. Derrière lui le médecin hurlait. "Plus qu'une minute Tommy, il ne te reste qu'une seule petite minute !". Dégoulinant de transpiration, les poumons en feu, il sprinta aussi fort que possible pour échapper aux morsures du rottweiler, mais c'était peine perdue. Le décompte infernal était terminé. Il sentit une douleur fulgurante dans une jambe. Une crampe venait d'avoir raison de ses muscles en manque d'exercices. Tant bien que mal, il continua de courir en sautillant avec sa jambe raide comme un morceau de bois. Derrière lui il entendit la cavalcade du molosse pour le rattraper. Le chien sauta sur son dos, le renversa, la gueule grande ouverte. Ses crocs luisaient de bave. Ses yeux jaunes plantés dans les siens disaient : "Je vais te bouffer sale mioche, il ne restera de toi que des os, tu seras le garçon le plus maigre qui existe au monde. N'est-ce pas une excellente cure d'amaigrissement ?". Tommy le repoussa de toutes ses forces, mais le combat était bien trop inégal. La bête chercha son cou, y planta les crocs, en arracha un gros lambeau de chair sanguinolente. Il essaya de hurler mais ne réussit qu'à émettre quelques gargouillis de sa gorge ouverte. La bête s'acharnait sur son corps et...
...c'est à ce moment là qu'il se réveilla, inondé de sueur et les jambes entortillées dans les draps. Il chercha fébrilement l'interrupteur de sa lampe de chevet. Le chien était au pied du lit, l'observant avec ses petits yeux jaunes de dévoreur d'enfants. Epouvanté, il recula contre la tête de lit. Mais non, ce n'était que le gros ours en peluche appuyé contre le mur.
Il essaya de se rendormir, mais la douce Morphée, très capricieuse en ces temps difficiles pour un jeune garçon qui ne savait pas faire preuve de volonté, ne daigna pas lui offrir ce cadeau.
Le lendemain matin vers dix heures, il descendit à la cuisine prendre son petit déjeuner. C'était dimanche, et son père lisait le journal dans le salon.
- Tiens Tommy, te voilà enfin. Et bien, on dirait que tu n'as pas très bien dormi.
Tommy ne prit pas la peine de répondre.
- Tu connais un certain Brian Cartdrige ? Je crois qu'il est dans ta classe non ?
- Oui papa. Pourquoi tu me demandes ça ?
- Il a disparu. Depuis hier matin. Ils l'ont dit à la radio tout à l'heure. Ses parents sont morts d'inquiétude. Ils l'avaient envoyé acheter des gâteaux à la boulangerie, et il n'est pas rentré chez lui après ça. C'est quand même dingue cette histoire. La police pense qu'il a fugué.
Tommy sentit son sang refluer de son visage. Brian Cartdrige ! Son copain de classe qui lui avait offert un éclair au chocolat ! Et lui, comme un sombre idiot, il l'avait accepté et l'avait mangé en s'en délectant comme un goinfre qu'il était. C'était donc ça ce qu'avait voulu dire l'homme au téléphone. Il entendait encore la voix dans sa tête. "Nous devons sévir. Tu ne pourras t'en prendre qu'à toi même". Tout était de sa faute. C'était à cause de lui que Brian avait disparu. La clinique l'avait enlevé pour le punir. Oh mon Dieu ! Que dois-je faire ? pensa t-il, au bord du désespoir.
Il était prêt à ouvrir la bouche pour avouer sa faute, expliquer que c'était la clinique du Docteur Woodman qui avait enlevé Brian, à cause de sa trop grande gourmandise, quand une information de dernière minute fut diffusée à la radio.
"La police a retrouvé tôt ce matin dans un terrain vague le jeune Brian disparu hier vers onze heures. Son corps horriblement mutilé semble avoir été dévoré par des chiens errants. Nous vous donnerons de plus amples détails dès que nous en saurons un peu plus".
Tommy, au bord de l'évanouissement, dut s'agripper à une chaise pour ne pas tomber. Il s'affala dessus, la tête dans les mains. Son père ne remarqua rien, n'entendit même pas le communiqué, trop occupé à lire les résultats du match de hockey de la veille.
Ainsi c'était comme ça que la clinique obligeait ceux qui avaient signé le contrat à tenir leur engagement. Si l'on observait scrupuleusement ce qu'on devait faire pour maigrir, tout se passait bien. Mais si jamais on succombait à la tentation, si l'on n'observait pas les termes du contrat, ils nous le faisaient payer très cher. Et pour ça, ils n'hésitaient pas à s'en prendre à des gens innocents. Pas étonnant qu'ils avaient un taux de réussite de quatre-vingt-dix-huit pour cent, les deux autres pour cent devaient être morts ! Comment expliquer ça à ses parents ou à sa soeur ? Jamais personne ne le croirait.
Tommy ne prit pas de petit-déjeuner. Il remonta dans sa chambre, prétextant un horrible mal de crâne.
Il ne divulgua rien de ce qu'il savait à propos de la clinique.
Il avait bien trop peur des conséquences.
Les jours passèrent, lents et ennuyeux. Tommy allait à l'école, perdait toujours plus de kilos, s'appliquait comme il se doit pour faire ses devoirs. Lui si exubérant avant le début de son régime était devenu triste et renfermé. Sa soeur en regrettait presque le Tommy d'avant, gros mais toujours jovial, plutôt que ce qu'il était devenu, presque mince mais désespérément silencieux. Elle essayait de le dérider en faisant des plaisanteries pas toujours très fines, mais c'est à peine s'il ébauchait un sourire. " Ça va passer affirmaient leurs parents, le plus dur est fait. Plus que quelques semaines et les trois mois seront écoulés. Tu es beau comme un apollon. Les filles seront toutes à tes pieds quand tu seras plus grand ". Tout un tas de niaiseries qui n'avaient pas l'air de beaucoup l'émouvoir. Il ne pensait qu'à une chose, au meurtre de Brian. Le pauvre garçon était mort à cause de lui, de lui seul, dévoré par des chiens, comme dans son cauchemar. Cette pensée ne le quittait jamais, et il en était très déprimé.
Un soir, alors qu'il s'apprêtait à se coucher, il chercha sa Game Boy dans un tiroir de sa commode. Où pouvait-il bien l'avoir rangée ? Il fureta dans les autres tiroirs, palpa dans le fouillis inextricable de tout ce qu'il avait amassé depuis des lustres. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver une barre chocolatée encore emballée sous un tas de trucs inutiles. Il la regarda comme si c'était une bouteille d'eau fraîche au milieu d'un grand désert. Elle avait l'air si appétissante ! Elle lui murmurait des mots tendres à l'oreille, le suppliait qu'il la porte à sa bouche et mordille dedans délicatement, l'implorait de la mettre entre ses lèvres et de la lécher tendrement, de la sucer jusqu'à ce que des petits fourmillements le fassent exploser de plaisir. Elle s'offrait à lui, de tout son corps et de toute son âme. "Je ne dois pas te manger, je vais te jeter dans les cabinets et tirer la chasse, voilà ce que je vais faire avec toi". Mais la friandise ne l'entendait pas de cette oreille. Elle se fit plus câline, plus envoutante, encore plus sensuelle. Elle l'hypnotisait. Alors Tommy, dans un état second, oubliant toutes ses bonnes résolutions et les conséquences dramatiques de son erreur passée, oubliant jusqu'à la mort de Brian, déshabilla délicatement l'objet de sa convoitise. Elle se retrouva nue dans sa main, et le spectacle en était si beau que les affres du désir le fit saliver. Les yeux perdus dans la contemplation de cette divine petite chose qui ne demandait qu'à parcourir ses lèvres, il ne se vit pas fermer sa porte ni éteindre la lumière de peur que quelqu'un ne le surprenne en train de succomber aux appels désespérés de ce fruit défendu. Comme pour une première fois pour un jeune homme très amoureux de sa petite amie, tout étonné que son plaisir inonde déjà les draps avant même que les corps ne se touchent, Tommy se laissa aller rapidement, trop rapidement. Il ne prit pas le temps des préliminaires ni de gestes tendres envers l'être aimé. Il croqua avidement la friandise, s'en délecta goulûment, la dévora en l'espace d'un instant.
La barre chocolatée tant désirée se trouvait maintenant noyée tout au fond de son estomac, au milieu d'une bouillie informe de feuilles de salade et de gratin de courgettes, dans l'indifférence générale.
Paix à son âme, mais tel était son destin.
Tommy se coucha, honteux du forfait accompli. Mais au moins, dans l'intimité de sa chambre, porte fermée et lumières éteintes, il était sûr que personne n'avait pu l'apercevoir.
Il dormit d'un sommeil hanté d'effrayantes et immenses barres chocolatées qui lui couraient après.
Le lendemain il se rendit à l'école comme si de rien n'était. En plein cours de géographie, un surveillant entra dans la classe et annonça à Tommy que quelqu'un le demandait au téléphone. C'était très urgent paraît-il. Il se précipita dans le bureau du directeur. Personne n'aime recevoir un coup de fil très urgent, on s'attend toujours au pire. Un accident, une maladie grave, le décès d'un parent... Tout essoufflé, il prit l'appareil, prêt à écouter la mauvaise nouvelle.
- Allo ?
- Aaah Tommy ! Tommy Tommy Tommy ! Est-ce qu'elle était bonne ?
- Mais de quoi vous parlez ? Et qui est à l'appareil ?
- Est-ce que tu l'as trouvée vraiment délicieuse ou bien est-ce que tu l'as mangée du bout des dents ? Non, je crois plutôt que tu t'es jeté dessus comme un vorace.
- Mais...
- Le contrat Tommy. Tu as oublié le contrat. Rien ne doit pénétrer dans ta bouche en dehors de ce qui est stipulé dans le contrat. Les barres chocolatées n'en font pas partie il me semble.
- Vous... vous m'avez vu ?
- Nous voyons tout mon cher Tommy. Par ta faute, quelqu'un va encore souffrir.
Tommy hurla.
- Vous n'avez pas le droit de faire ça. Vous n'avez pas le droit ! Vous vous vous...
- Au revoir Tommy. C'est toujours un vrai plaisir de discuter avec toi.
Il n'y avait plus que le sifflement d'une communication coupée. Le directeur, qui avait suivi toute la conversation, enfin uniquement ce que Tommy avait répondu, en resta interloqué.
- C'était qui ça pour hurler comme ça dans mon bureau ?
- Rien Monsieur le Directeur. C'était rien du tout.
Et Tommy retourna en classe, encore plus désespéré que jamais.
Sitôt l'école terminée, il rentra chez lui, le coeur serré. Ses pensées n'étaient pas des plus réjouissantes. Qu'est-ce que c'était que cette clinique qui surveillait le moindre de ses gestes ? Comment avaient-ils pu voir qu'il avait mangé cette (il osa dire le mot qui lui brûlait les lèvres) putain de barre chocolatée ? Et, (la question fatidique à 50 000 dollars) à qui s'en prendraient-ils cette fois-ci ? Il n'eut pas à attendre longtemps pour connaître la réponse. Devant chez lui, il y avait un attroupement, des voitures de police et une ambulance, le gyrophare allumé. Quelqu'un était allongé sur une civière, portée par deux infirmiers. Il se précipita vers la civière. C'était sa soeur, rentrée plus tôt que lui. Son visage était couvert d'ecchymoses et sa bouche pleine de sang. Leurs parents, prévenus par téléphone, venaient juste d'arriver. Ils enlacèrent le jeune garçon, en pleurant tous les deux à chaudes larmes. Papa lui expliqua ce qui était arrivé.
- Ta soeur venait de rentrer du lycée quand quelqu'un a sonné. Elle avait à peine ouvert la porte qu'un homme lui a aspergé un liquide dans les yeux. Une bombe lacrymogène. Elle a reculé, a entendu la porte qui se refermait brusquement. L'homme lui a mis une cagoule sur la tête et lui a carrément sectionné un doigt. Elle a essayé de se débattre mais il n'y a rien eu à faire. Ensuite il l'a tabassée. Personne n'a rien vu ni rien entendu, même pas ses hurlements. Hébétée et pouvant à peine se tenir debout, elle est sortie et a crié au secours. Voilà toute l'histoire. Elle a juste eu le temps de raconter ce qui s'était passé et s'est évanouie. Si je tiens le salaud qui a fait ça, je vais le massacrer cette ordure. Ce connard a même emporté le doigt avec lui. Ils lui ont fait une piqure pour l'endormir. Toi, tu restes ici avec maman, moi je vais à l'hôpital avec l'ambulance. Merde ! Mais dans quel monde on vit nom d'une pipe !
Son père était dans une colère noire. Il serrait et desserrait ses poings en tournant en rond sur le trottoir, fulminant contre la pourriture qui s'en était pris à leur fille, comme ça, sans aucune raison.
Il monta dans sa voiture et suivit l'ambulance. Sa femme les regarda s'éloigner, triturant un mouchoir dans sa main. Tommy quant à lui était en proie aux remords les plus profonds. Sa soeur, sa chère grande soeur qu'il aimait plus que tout au monde, avait payé à cause de lui, pour avoir oser manger une malheureuse barre chocolatée en dépit de ce que ce foutu contrat exigeait.
C'en est trop décida t-il entre deux sanglots. Il devait raconter à ses parents comment la clinique l'obligeait à suivre son régime. Ce serait dur et douloureux, mais il devait le faire.
Autrement, jusqu'où iraient-ils si jamais il succombait encore une fois à la tentation ?
Papa revint cinq heures plus tard. Leur fille s'en sortirait, les médecins l'avaient promis. Elle était sous le choc, le nez cassé et la mâchoire fracturée. Quant à son doigt, une greffe était impossible, puisqu'il avait disparu. Maman pleura encore de plus belle, inondant de ses larmes un sixième mouchoir.
C'est le soir même que Tommy expliqua à ses parents les moyens qu'utilisaient la clinique pour parvenir à leurs fins. Cela fut long et difficile, cherchant constamment ses mots pour tout leur raconter. Il n'oublia rien, jusqu'aux moindres détails. Tandis qu'il débitait son histoire devant ses parents assis sur le canapé, toujours plus horrifiés par ce qu'ils entendaient de la bouche de leur fils se dandinant d'un pied sur l'autre, d'abord ils n'en crurent pas un mot. Ils posaient des questions, le faisaient réexpliquer ce qu'il venait de dire, mais il y avait un tel sentiment de culpabilité douloureusement narré qu'il fallut bien qu'ils se rendent à l'évidence. Tommy leur disait la vérité.
Papa (qui n'était pas toujours un modèle de calme et de sérénité) se leva d'un bond, s'empara d'un gros cendrier et le jeta à travers la pièce. Ainsi c'était la clinique qui avait fait du mal à leur fille. Et elle aussi qui avait assassiné le jeune Brian, dévoré par des chiens comme un vulgaire tas de viande. Mais pour qui se prenait-elle pour oser agir de la sorte ! Il n'en avait rien à foutre de leur foutu contrat ! Est-ce qu'un petit garçon de treize ans à peine ne pouvait pas succomber de temps en temps à la tentation ? Même lui s'était remis à fumer après deux ans d'abstinence. Alors qu'est-ce qui empêchait Tommy de se laisser aller de temps en temps, quand la tentation était trop forte. Voilà ce que papa vociférait en tournant comme un fauve en cage dans le salon. Dès demain, il irait à la clinique et s'expliquerait entre quat'z'yeux. Il les dénoncerait à la police, il les traduirait en justice, il les ferait mordre la poussière, il les trainerait dans la boue, il leur ferait payer très cher le mal qu'ils faisaient, il les il les il les... A court d'arguments, il s'effondra dans un fauteuil, la tête dans les mains, fit un signe à Tommy pour qu'il s'approche, et l'embrassa de tout son coeur. Ce n'est pas de ta faute Tommy, ce n'est pas de ta faute balbutiait-il en lui caressant les cheveux.
Tous deux allèrent rejoindre maman et restèrent longtemps assis côte à côte, débordant d'amour les uns envers les autres.
Tommy était pardonné, s'il avait besoin d'un quelconque pardon pour s'être laissé aller au péché de gourmandise.
A neuf heures le lendemain matin, après avoir cherché dans toute la maison ce démoniaque prospectus publicitaire sans le moindre résultat, Tommy et son père allèrent à la clinique pour demander des comptes à cette bande de trous du cul. Maman était partie à l'hôpital rendre visite à leur fille chérie. L'homme et son fils furent très étonnés de ne trouver qu'un bâtiment vide. Il n'y avait plus de meubles ni ne moquette soyeuse, pas plus que de ravissante secrétaire. Tout était à l'abandon, comme si jamais personne ne se rendait ici chaque jour pour son travail. Les vitres étaient cassées, des tas de gravats jonchaient le sol. Une odeur infecte planait dans chaque pièce, mélange écoeurant de corps humains en putréfaction et de charognes d'animaux.
Ils se rendirent à la police pour raconter leur étrange découverte à propos de la clinique, mais c'est à peine s'ils crurent à leur histoire. Elle était tellement rocambolesque ! Une clinique disparue par enchantement qui tuait et agressait les gens pour en obliger d'autres à maigrir ? Mais c'est totalement grotesque mon cher Monsieur ! Par acquis de conscience, ils dépêchèrent néanmoins une voiture de flics armés jusqu'aux dents, suivant l'adresse indiquée par Mr Radner.
Quand ils revinrent de leur expédition, ils demandèrent à papa s'il n'avait pas bu ou fumé quelque substance illicite avant de venir ici. L'adresse procurée par ses soins n'était qu'un bâtiment vide et délabré depuis des années, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. En entendant de telles perfides insinuations à propos de ses facultés mentales, Papa devint rouge de colère, ce qui commençait à devenir une sale habitude depuis la veille, les traitant de tous les noms d'oiseaux qu'il connaissait (et il en connaissait vraiment beaucoup, une véritable encyclopédie ornithologique sur pattes). Ils le prièrent de se calmer, de rentrer chez lui et de laisser la police faire son travail. Papa prit Tommy par le bras et remontèrent en voiture, direction la maison, toujours aussi en colère.
Les semaines passèrent, encore plus longues et ennuyeuses que les jours. Soeurette était sortie de l'hôpital. Son visage n'était plus si joli, car sur celui-ci planait toujours l'ombre de la peur. Elle sursautait au moindre bruit, comme si quelqu'un allait se jeter sur elle pour la cogner. Et puis il y avait ce doigt manquant, souvenir éternel et indestructible de son agression. Jamais elle ne sut que c'était à cause de son frère qu'elle s'était faite attaquée par un bel après-midi de printemps dans leur propre maison. Personne n'osa lui faire cette confidence. Elle souffrait bien assez comme ça dans sa chair et dans sa tête.
Tommy continuait de perdre des kilos. Ça en devenait vraiment inquiétant. La disparition mystérieuse de cette clinique infâme rendait le contrat caduque, mais il maigrissait toujours davantage, en dépit de tout ce qu'il mangeait.
Quatre mois s'étaient écoulés après la fin de ce fameux contrat quand ses parents durent l'emmener aux urgences. Il s'était évanoui au beau milieu de la cuisine en dégustant une grosse cuillerée de beurre de cacahuètes.
Malgré les perfusions et tous les médicaments qu'il ingurgitait pour qu'il reprenne du poids, il dépérissait à vue d'oeil. Il n'avait plus que la peau sur les os. Il ne pesait plus que vingt-neuf kilos. Les médecins n'y comprenaient rien, restaient impuissants devant ce phénomène qu'ils n'avaient jamais rencontré jusqu'à présent. Au fil des jours, ses forces l'abandonnaient, il ne pouvait même plus tenir sur ses jambes.
Un matin, le téléphone sonna dans la chambre d'hôpital alors qu'il était seul. D'une voix faible il répondit :
- Allo ? Qui est à l'appareil ?
Une voix d'outre-tombe murmura :
- Tu es encore bien trop gros Tommy. Il te faut encore maigrir. Beaucoup maigrir. C'est écrit dans le contrat. Tu te souviens du contrat ?
Quelque part dans le Néant, dans un lieu que nul être humain ne connaîtra jamais, on mit fin brusquement à la conversation.
Au même moment, très loin dans une autre ville, un couple et leur fille de quinze ans un peu trop enveloppée se présentèrent devant la charmante secrétaire de la clinique du Docteur Woodman. Ils avaient trouvé leur prospectus publicitaire dans leur boîte aux lettres et avaient donc pris rendez-vous.
- C'est pour notre fille. Elle aimerait perdre quelques kilos.
- Vous avez bien fait de choisir notre clinique répondit la jeune femme avec un sourire des plus enchanteurs. C'est la meilleure de tout le pays. Voulez-vous que l'on établisse un contrat ?
- Un contrat ?
- Oui un contrat. Nous vous assurons que votre fille maigrira, et elle nous assure qu'elle fera tout ce qu'elle peut pour ne pas grossir.
Quelques minutes plus tard, le contrat était signé...
Auteur : mario vannoye
Le 18 février 2010