Nuits clandestines



A l’ombre d’un grand chêne, je regardais le gosse tondre ma pelouse, s’essuyant le front de temps à autre d’un revers de main. Il faisait très chaud cet après-midi là, et je me demandais comment il faisait pour ne pas tomber d’inanition sous ce soleil accablant. Quand il eut terminé, je le priai d’aller chercher deux grands verres de limonade bien fraîche, qu’il ramena sur un plateau.
J’aime bien ce gosse, il est tout ce qu’il y a de serviable. Plusieurs fois dans la semaine il passe me voir, souvent même après l’école pour me demander si je n’ai besoin de rien. Bien entendu je le paie pour les tâches qu’il accomplit, il est hors de question que je profite de sa gentillesse. Mais entendons nous bien, il n’y a rien de malsain dans le fait que j’apprécie sa présence, surtout à une époque où les gens deviennent vite soupçonneux. Après tout, c'est normal avec tout ce qu’on entend aux informations.
On a bu notre verre tout en bavardant, lui assis sur une chaise et moi cloué dans mon fauteuil roulant. J’ai surnommé mon fidèle compagnon à trois roues Sangsue, car il me colle aux fesses comme une de ces satanées bestioles. Un jour le gamin m'a demandé d'un air gêné comment c'était arrivé, et si ce n'était pas trop éprouvant de rester assis toute la journée. Je lui ai fourni l'explication dans toute sa splendeur, même si elle n'est pas très glorieuse.
- Quand j’avais une vingtaine d’années, après une soirée bien arrosée pour fêter la fin de l’année universitaire, je n’ai rien trouvé de mieux que de grimper à un arbre à trois heures du matin, histoire d’amuser la galerie. Ils étaient tout un groupe à m’exhorter en riant de grimper toujours plus haut, et mon esprit embrumé par l’alcool me soufflait qu’ils avaient foutrement raison. Les filles se tortillaient comme font toutes les filles du monde quand elles ont un coup dans le nez, la tête en l’air et gloussant comme des pintades, folles d’admiration devant cette prouesse digne d’entrer dans le Grand Livre de la Connerie Humaine. J’étais King Kong en personne et rien ne pouvait m’arriver. A une dizaine de mètres j’ai décidé que King Kong pouvait se permettre d’avancer sur une grosse branche qui surplombait un mur, la tête bien haute et les bras servant de balancier. Ça n’a pas loupé, King Kong s’est lamentablement cassé la gueule. J’entends encore les cris horrifiés des demoiselles quand mon corps s’est fracassé sur le mur comme un pantin désarticulé. J’ai eu de multiples fractures et les deux jambes cassées. Ça aurait pu être pire tout bien réfléchi. J’ai passé plusieurs mois à l’hôpital, et depuis cet accident mémorable mon horizon se limite à celui de mon fauteuil roulant pour le restant de mes jours. Tu ne peux pas imaginer ce que cela représente d'être obligé d’enfouir ses rêves et ses espérances bien profondément au fond de sa poche. Je voulais devenir avocat, mais vu mon état avec mes jambes aussi mortes que des branches pourries, j’ai arrêté mes études et me suis contenté d’essayer de vivre, tout simplement. Oh bien sûr j’aurais pu continuer mes cours par correspondance ou par tout autre moyen, mais le cœur n’y était plus. Depuis ce jour, je n’ai plus jamais bu une seule goutte d’alcool.
Le gamin a eu l'air satisfait de ma réponse, et de toute façon il n'y avait pas grand chose à rajouter.





Il faut quand même que je vous dise une chose à propos de lui. Ce n’est pas n’importe qui. C’est le frère d’un de mes meilleurs amis du temps de mon adolescence, quand je n’avais pas encore de poils au menton et que mes seuls soucis dans la vie étaient de bien apprendre mes leçons et de jouer avec mes copains. Maintenant j’en ai trente deux, et quand je regarde le gosse je retourne des années en arrière. Il n’a jamais connu son frère, et pour cause, puisqu’il est mort. D’une bien curieuse façon. Le gosse est venu bien après. Il a les mêmes yeux que lui, la même façon de sourire, et quand il parle j’ai l’impression d’entendre sa voix.





Alors que nous étions maintenant sous la véranda à siroter un autre verre de limonade, admirant silencieusement le soleil flamboyant qui se couchait derrière la colline, il m’a soudain demandé de lui raconter comment son frère était mort.
J’ai presque eu envie de lui répondre qu’il valait mieux que ce soit son père qui lui raconte ça, et puis je me suis ravisé. Son père est quelqu’un de pas très fréquentable, un ivrogne invétéré dont le seul but dans l’existence est de se rincer la glotte jusqu’à plus soif. Sa mère est décédée il y a des années d’un cancer, et souvent je me demande comment le gamin arrive à gérer tout ça.
Je me suis dis que si je lui relatais toute l’histoire dans les moindres détails, il en ferait certainement des cauchemars, car ce n’est pas quelque chose que l’on raconte à un enfant d’à peine quinze ans. Mais je lui devais bien ça après tout, il avait tout à fait le droit de connaître la vérité, aussi étrange soit-elle. Alors j’ai pris une grande inspiration, j’ai rassemblé mes souvenirs, et j’ai commencé à lui expliquer ce qui s’était passé des années auparavant, dans une autre vie, un autre temps, un autre ailleurs.





A l’époque j’habitais une toute petite ville en bord de mer. Il y avait la rue principale et ses boutiques où l'on pouvait acheter de tout, et quelques rues adjacentes avec des maisons assez mignonnes dans l'ensemble.
Mon père était maréchal-ferrant et ma mère s’occupait d’élever ses enfants du mieux possible. Tâche oh combien difficile tellement nous étions turbulents. Il ne se passait pas une journée sans que l’un de nous ne rentre de l’école un genou écorché ou un œil au beurre noir parce qu’il s’était battu avec d’autres camarades. Enfin nous n’étions que des gosses, et je pense que ça excuse bien des choses.
On formait une famille très unie, et je me souviens des instants délicieux où mon père emmenait toute la famille en pique-nique le dimanche dans sa vieille Oldsmobile. Nous en profitions pour faire de longues balades à pied dans les forêts alentour après le repas. C’était un homme merveilleux avec le cœur sur la main, mais il arrivait toujours à se mettre en pétard pour les choses qui l’agaçait : les politiciens véreux, les racistes, les pollueurs de toutes sortes, les gens qui font le mal par pur plaisir… Je suis certain que s’il avait trouvé Dieu lui-même assis tranquillement à la terrasse d’un café ou en train de se dorer la pilule sur la plage les orteils en éventail, il serait directement allé le trouver pour lui demander s’il n’avait rien de mieux à faire que de se payer du bon temps, alors qu’il y a tant de problèmes à régler sur notre bonne vieille Terre. Ce qui le mettait le plus en rogne, c’était les journalistes qui nous rabâchaient les oreilles avec la moindre nouvelle soi-disant importante. Il fallait voir comme il s’agitait dans son fauteuil pendant le journal télévisé, quand ces fouille-merde comme il les appelait tendaient leurs micros vers un pauvre quidam pour qu’il donne son avis sur tel ou tel évènement qui venait de se produire. Il fallait toujours que les fouille-merde en question décortiquent tout de A à Z, même s’ils n’en savaient pas davantage que nous, extrapolant jusqu’à la corde le pourquoi du comment. C’était presque une question de vie ou de mort, ils VOULAIENT savoir. Ça n’a pas beaucoup changé depuis, c’est même pire avec toutes les chaînes de télé uniquement dédiées aux informations. Leurs deux phrases favorites qui reviennent le plus souvent sont «on ne sait toujours pas… » et «on en sait un peu plus… ». Quant à connaître qui est ce fameux «on» qui ne sait toujours rien ou qui en sait un plus, voilà un mystère qui ne sera certainement jamais éclairci.
Bref, ça agaçait prodigieusement mon père de voir les journalistes raconter tout et n’importe quoi, jusque dans les moindres détails, posant souvent des questions sans aucun intérêt, tel un chien s’acharnant sur un os. A la maison on s’en amusait beaucoup, et souvent ma mère lui disait que si ça l’énervait autant, il n’avait qu’à changer de chaîne. Ce que bien entendu il ne faisait jamais.

Il y avait en ville un journal local, tenu par un homme exerçant les fonctions de rédacteur en chef, journaliste et imprimeur. Mon père en tenait régulièrement un exemplaire entre ses mains et pourtant jamais il ne l’achetait. Ça le mettait dans une colère noire quand il lisait les foutaises écrites à l’intérieur. On était tous au bord des larmes tellement on riait de le voir s’énerver en lisant les articles, puis s’exclamer d’une voix forte que ce n’était qu’un torche-cul dont il se servirait le plus tôt possible dans les toilettes en utilisant chaque feuille recto-verso, parce que c’était à ça que ça devait servir, et pas à autre chose. J’en ai lu quelques uns, et c’est vrai que ce n’était pas terrible, une longue suite de chroniques et de faits divers, souvent la plume trempée dans du vitriol, avec ce ton ironique et dépourvu de compassion identique à tous les torche-culs du monde. En vérité et pour dire les choses comme elles sont, son journal n’était qu’un torchon infâme.
Néanmoins, il se trouvait des gens pour l’acheter. C’était à n’y rien comprendre.

La vie se déroulait donc paisiblement dans notre petite ville, avec ses joies et ses peines, comme dans toute bonne famille. Les habitants s’y sentaient à l’aise et tout le monde avaient l'air heureux d’habiter là.
Et puis, perchée sur la plus haute colline surplombant la commune, il y avait Le Manoir. Une immense maison haute de quatre étages, aussi sinistre et lugubre qu’une oraison funèbre. Ce qu’il y avait de particulier, c’est que les gens semblaient ne pas l’apercevoir, leurs regards glissaient dessus comme s’il n’existait pas. Ça peut paraître bizarre, mais c’était ainsi, même les enfants que nous étions n’avions jamais eu l’idée d’aller jeter un coup d’œil jusque là pour y jouer à la guerre ou à Dieu sait quoi. Pourtant nous étions curieux de tout, faisant preuve d’une imagination débridée pour occuper nos loisirs. Je passais le plus clair de mon temps avec ton frère. On était de vrais amis, comme je te l’ai déjà dis. C’est vrai que nous n’avions que quatorze ans, et à cet âge là on ne sait pas encore si c’est quelque chose qui durera longtemps ou si ce n’est qu’éphémère. Toujours est-il que l’on s’appréciait mutuellement, et, pourquoi ne pas le dire, nous avions de l’affection l’un pour l’autre.

Pour en revenir à ce fameux manoir qui existait sans exister, perché tout là haut sur sa colline, il est arrivé quelque chose de vraiment étrange un soir de juillet. Je m’en souviens comme si c’était hier. Alors que nous étions en train de souper sur la terrasse - il devait être environ vingt-deux heures trente et mes parents avaient invité des amis, voilà pourquoi on mangeait si tard ce soir-là, le temps qu’ils prennent leur apéritif et qu’ils se décident enfin à allumer le barbecue - quand on nettement vu des lumières derrière les fenêtres du manoir. Notre maison était à l’écart de la ville, sans aucune autre habitation à côté, et on avait donc une vue imprenable sur tout le paysage. Il faisait pratiquement nuit et il n’y avait pas de lune, si bien qu’on a été très étonné d’y voir de la lumière. Ça a été comme un déclic, on s’apercevait enfin que cette grande bâtisse était là, alors que jusqu’à présent personne n’y prêtait la moindre attention. Mon père est allé chercher ses jumelles, et quand il nous a dit ce qu’il voyait, ça nous a glacé les sangs. C’était des candélabres qui étaient aux fenêtres, une multitude de bougies allumées toutes en même temps devant chaque vitre, et il y en avait bien une trentaine sur les quatre étages. Mais des candélabres tenus par qui ? Parce que personne n’habitait là-haut tu comprends, tout le monde le savait en ville.

- Personne ? m’a demandé le gamin, les yeux grands ouverts tellement il était absorbé par mon histoire.
- Non, absolument personne. Depuis des années cette maison était vide. Je ne sais pas quand elle a été construite, mais on avait l’impression qu’elle avait toujours été là, à nous observer depuis sa colline. Peut-être que si on avait cherché dans les annales de la ville on aurait su qui avait eu l’idée de construire cette grosse maison là-haut toute seule, mais je ne suis même pas sûr qu’on aurait trouvé qui en était le bâtisseur. Ça devait remonter à des siècles.
- Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?
- Après ? Et bien, après quelques minutes, le manoir a été de nouveau plongé dans le noir, toutes les bougies se sont éteintes d’un coup, comme quand on éteint un interrupteur. Nous n’étions pas très à l’aise d’avoir vu ça, et durant tout le repas on n’arrêtait pas de jeter des regards anxieux vers le manoir en se posant des tas de questions. J’ai fais d’horribles cauchemars cette nuit là, ainsi que mes frères et sœurs. Le lendemain, bizarrement on ne se souvenait plus de rien. Aussi étrange que cela puisse paraître, pas un de nous ne se rappelait ce qui était arrivé la veille. Oh mais regarde, il est déjà dix heures. Je n’ai pas vu le temps passer. Si tu veux, on mange quelque chose vite fait et après tu rentres chez toi. Je te raconterai la suite demain. D’accord ?
Il était franchement déçu que je ne continue pas mon récit, mais il était tard et j’étais fatigué. Il nous a préparé un plat au micro-onde, et puis il est rentré chez lui, à deux pas de ma maison.





Le lendemain, il était à peine treize heures qu’il sonnait déjà à ma porte. Madame Freemantle était venue comme tous les matins faire le ménage. C'est une femme toute petite aussi sèche qu'un coup de trique et bavarde comme une pie. Durant le temps qu'elle passe chez moi à faire la vaisselle, laver le linge et pourchasser le moindre grain de poussière, elle n'arrête pas de blablater sur tout ce qui lui passe par la tête. Elle va même jusqu'à astiquer les chromes de tout l'appareillage qui m’aide à subvenir aux petits soucis quotidiens, genre prendre une douche ou aller aux toilettes. Ça peut paraître anodin pour quelqu’un de normalement constitué, mais essayez donc de faire ça sans pouvoir vous tenir sur vos deux jambes. Chaque pièce ressemble à une chambre de torture avec tous ces harnais et ces sangles accrochés aux murs et aux plafonds pour m'aider à me soutenir, mais que voulez-vous, quand on a fait une connerie aussi monumentale que de se prendre pour King-Kong à trois heures du matin, il faut bien en assumer les conséquences par la suite. C'est ça le principal, toujours sauver les apparences.
Bref cette brave femme vient chaque matin pour que ma maison ressemble à une maison bien tenue. C'est une ancienne amie de ma mère, qui est malheureusement décédée. Elle a largement dépassé les soixante dix ans, mais il faut la voir se démener avec un aspirateur. C'est presque une question de vie ou de mort, il FAUT que tout soit propre. J'aimerais bien me réfugier dans mon bureau quand elle est là, mais ce serait un manque profond de savoir-vivre. Alors j'écoute, j'écoute encore, et j'attends le moment magique où elle enfilera son vieux manteau pour s'en retourner chez elle. Bien entendu, tandis qu'elle maniait son plumeau avec l'énergie du désespoir, il a fallu qu'elle me parle de la principale information qui tenait en émoi toute la région. Un homme s'introduisait dans des maisons isolées et trucidait tout ceux qui y habitaient avec un couteau de chasse. Ça faisait des semaines qu'on en parlait dans les journaux et à la télé, mais jusqu'à présent la police n'avait aucun indice à se mettre sous la dent. La vieille femme me rabâchait sans arrêt de bien fermer portes et volets dès le soir venu, parce qu'on ne sait jamais, ce psychopathe pourrait très bien faire un petit tour par ici et s'en prendre à vous, vous qui ne pouvez même pas marcher pour vous défendre. Et patati et patata... elle n'arrêtait plus, aussi remontée qu'une pendule. J'en avais la tête qui tournait. J'ai failli lui répondre que j'étais assez grand pour savoir ce que j'avais à faire, mais comme je suis quelqu'un de bien élevé, j'ai dis oui oui oui Madame Freemantle, je ferai très attention à bien fermer ma porte à double tour.

Nous nous sommes installés dans le salon avec le gamin, en dégustant une succulente part de tarte aux pommes que Madame Freemantle avait préparée le matin même. On a discuté de tout et de rien en mangeant notre gâteau, mais je voyais bien qu'il n'attendait qu'une chose, c'est que je reprenne mon récit là où je l'avais laissé. Je lui ai parlé de son école, de son père, de tout un tas de sujets, mais il était là dans son fauteuil à se tortiller avec ses gambettes toutes maigrichonnes et ses grands yeux avides de connaître la suite. Il avait dans les yeux une petite lueur que je n'aimais pas du tout, celle de tous ceux qui veulent absolument connaître la vérité, aussi étrange soit-elle. J'avais encore énormément de choses à raconter, mais mon envie s'était subitement évaporée. J'aurais voulu rester seul cet après-midi, mais le gamin était là et je devais continuer de tout lui raconter, un peu comme quand on est obligé de faire quelque chose de pénible mais de néanmoins nécessaire, comme sortir son chien le soir après le travail alors qu'il pleut des cordes ou emmener sa femme dans un supermarché bondé de monde un samedi matin. Deux choses que je ne ferai jamais, Dieu merci.
Le gosse éludait mes questions anodines d'un revers de main, comme son frère le faisait autrefois. C'en était déconcertant cette façon de faire ce geste, j'aurai presque cru que c'était lui qui était devant moi, au lieu de ce gamin qui n'avait qu'une chose en tête, connaître la fin de l'histoire. J'avais la nette impression que ses yeux me transperçaient, des yeux fiévreux qui m'ordonnaient d'arrêter de tourner autour du pot et de commencer sur le champ la suite de mon récit. Il ne voulait entendre que ce qui l'intéressait et rien d'autre, une histoire avec un début, un milieu et une fin, comme toute histoire qui se respecte. Alors je ne sais pas pourquoi j'ai été pris d'une colère froide. Je sentais comme une agression de sa part, car pour qui se prenait-il à la fin, ce jeune blanc-bec boutonneux qui m'obligeait à extirper de ma mémoire des choses vieilles de plus de vingt ans ? D'accord, souvent il passait chez moi et une sorte d'amitié était née entre nous, mais est-ce que ce n'était pas plutôt son frère que je revoyais à travers lui et que c'était pour cela que ses visites m'étaient agréables ? Est-ce que je lui inspirai de la pitié à me voir constamment cloué dans mon fauteuil ? C'est pour ça qu'il venait chez moi au lieu de s'amuser à des jeux vidéos ou au football avec ses copains, comme tout bon garçon de son âge devrait le faire ? Je n'en voulais pas de sa pitié, ni d'une quelconque compassion. Il pensait peut-être avoir des droits, des droits légitimes parce que cela le concernait lui aussi, mais il n'avait aucun droit bordel de merde !
Et puis subitement ma colère est retombée, et j'ai repris mon histoire. Comme dit le proverbe, quand le vin est tiré, il faut le boire.
Jusqu'à la lie, je l'ai bu.





Il y avait donc eu l'épisode des chandeliers aux fenêtres du vieux manoir. Je t'ai dis hier soir que le lendemain on ne se souvenait de rien. Ça a recommencé quelques jours plus tard et là, on s'en est très bien souvenu. Ça a fait le tour de la ville comme une trainée de poudre. Personne n'osait aller jusque là-haut pour percer ce mystère, pas même la police. Il faut bien comprendre le contexte, ce manoir était inoccupé depuis des lustres et soudain des lumières apparaissaient en pleine nuit, illuminant chaque fenêtre. Ça avait quelque chose de, comment dire... de surnaturel, et même d'épouvantable si tu vois ce que je veux dire. Dans notre petite ville, il ne se passait jamais rien de particulier et soudain un phénomène inexplicable se produisait sous nos yeux. Tous les soirs il y avait des bougies allumées derrière les vitres. Les candélabres bougeaient dans tous les sens, mais il n'y avait pas de mains pour les tenir. Ça se voyait très bien avec des jumelles. Et puis, peut-être au bout d'une semaine, des gens se sont inquiétés de ne plus recevoir leur journal favori dans leur boîte aux lettres. Une semaine c'est long, mais le journal local n'était édité qu'épisodiquement, selon le bon vouloir du journaliste cher au cœur de mon père. Son torche-cul comme il l'appelait devait quand même lui manquer, car un soir il en a parlé à table, s'inquiétant qu'aucun habitant ne l'avait aperçu en ville depuis plusieurs jours, alors que d'habitude il prenait toujours un café le matin dans un bar. Enfin c'est ce qu'on lui avait raconté, car il ne connaissait pas particulièrement la vie intime de son journaliste préféré. Alors dès le lendemain il a téléphoné à un flic qu'il connaissait, et les recherches se sont organisées. Ils sont d'abord allés chez lui, mais il n'était pas là. C'était un célibataire endurci, sans même un chat pour lui tenir compagnie. D'ailleurs comment une femme aurait pu vivre avec un homme pareil, un homme qui passait son temps à déverser son venin dans les colonnes de son torche-cul ? Rien ne semblait trouver grâce à ses yeux, et tout y passait. Quand la municipalité a décidé d'installer une superbe fontaine sur la place principale, il a fallu qu'il ponde un grand article sur le coût exorbitant d'une telle entreprise. Elle était fort jolie d'ailleurs, avec des petites sirènes en bronze qui déversaient de l'eau par leur bouche dans un grand bassin circulaire et un parterre de fleurs tout autour. Les gamins pouvaient même s'amuser dans l'eau en été, et pourtant la mer était toute proche. Quand ils ont refait la façade du cinéma municipal, il s'est déchainé en écrivant que le maire jetait l'argent des contribuables par les fenêtres, qu'il ne pensait qu'à sa réélection toute proche, et que c'était pour ça qu'il entreprenait des travaux colossaux dans la commune, uniquement pour plaire aux électeurs. Mes parents ne voyaient pas très bien ce qu'il y avait de colossal à refaire une façade, qui d'ailleurs en avait grand besoin. Enfin voilà le genre d'homme qu'il était, toujours à tout critiquer et tout remettre en question. Il y a des gens comme ça, des gens qui passent leur temps à dénigrer les autres et à chercher des poux sur la tête d'un chauve. Tu ne peux pas imaginer ce que ça peut me gonfler ce genre de personnage !

Après être passé chez lui, quelqu'un a soudain demandé si par hasard il ne serait pas allé jusqu'à la maison perchée sur la colline, histoire d'en ramener un scoop de première, genre LE MYSTERE DU MANOIR ENFIN ECLAIRCI. Connaissant le bonhomme, tout le monde s'est dit que c'était fort possible. Alors une dizaine d'hommes ont pris leur courage à deux mains et ils ont grimpé jusque là-haut, mon père y compris. Ils ont cherché pendant des heures tout autour de la maison, mais seulement tout autour, car ils n'osaient pas entrer à l'intérieur. C'était pourtant des adultes, et même certains d'entre eux des flics qui en voyaient de toutes les couleurs quand il y avait un carambolage quelque part. Tu peux imaginer ça, des corps disloqués en travers de la route après avoir traversé le pare-brise de leur voiture, morts ou gémissants faiblement des phrases telles que "mon bébé, où est mon bébé ?", la tête pleine de sang et les yeux hagards ? C'est un drôle de métier qu'être flic, il faut avoir le cœur bien accroché parfois. Mais là, c'était autre chose, jamais ils n'avaient été confrontés à ce genre de situation. Ils en avaient la chair de poule en cherchant dans le moindre fourré, et mon père nous a raconté qu'ils avaient senti une sorte de présence malsaine sur les lieux. C'était comme s'ils n'étaient plus que des enfants nous a t-il expliqué, lorsque la lumière est éteinte dans la chambre et qu'on a peur qu'un monstre soit caché sous le lit. Une peur irraisonnée et tellement brutale qu'ils n'avaient qu'une hâte, partir de là le plus vite possible. Tout à coup quelqu'un s'est écrié "Venez par ici, venez voir ce que j'ai trouvé !" Ils ont tous accouru vers l'homme qui s'époumonait en hurlant qu'il venait de trouver quelque chose. Il y avait une torche, un appareil photo et une petite caméra qui gisaient dans l'herbe. Pas un de ces caméscopes numériques actuels avec tout un tas de boutons qu'on ne se rappelle jamais à quoi ils servent, mais une vieille caméra vhs comme on en fait plus de nos jours. Ils ont cherché encore un bon moment, mais il a bien fallu qu'ils se décident à entrer dans le manoir, parce qu'il n'y avait toujours aucune trace de l'homme disparu. Ils sont restés serrés les uns contre les autres en visitant chaque pièce tellement ils avaient peur, en grelotant de froid alors que dehors on approchait les vingt-huit degrés. Il ne devait y avoir guère plus que dix degrés à l'intérieur. La sensation que quelque chose se cachait dans les parages était encore plus forte dans le manoir, une chose tellement abominable qu'il n'y avait aucun mot pour la décrire. Mon père n'en a pas dormi pendant des nuits entières. Les recherches dans toute la maison ont été vite expédiées, d'après ce qu'il en a dit, car pour rien au monde ils n'avaient envie de s'éterniser là-dedans. J'ai appris par la suite qu'ils entendaient des coups sourds dans les murs, puis des chuchotements d'outre-tombe qui semblaient venir de nulle part. Ils avaient l'impression que le manoir les écrasait de tout son poids, certains avaient même du mal à respirer, mais surtout il leur semblait qu'on les observait de partout à la fois. Quelqu'un a dit que c'était le manoir lui-même qui les observait, que celui-ci était vivant, une sorte d'abomination qui cherchait au plus profond d'eux mêmes les peurs ancestrales de leur enfance.
Ils n'ont vu aucun chandelier à l'intérieur.

Sitôt de retour en ville ils ont fait développé la pellicule de l'appareil photo, mais celle-ci était vierge. Par contre la caméra en disait un peu plus long. Elle montrait des images tremblotantes prises à la lueur d'une torche par quelqu'un qui marchait en filmant. Ils entendaient nettement la respiration du journaliste, l'œil collé à l'oculaire de sa caméra, Des arbres défilaient pendant sa marche. A une cinquantaine de mètres du manoir il a tourné la caméra vers lui en zoomant sur les fenêtres éclairées par les bougies. L'heure était incrustée sur le film. Il était trois heures vingt deux du matin. Mon père nous l'avait dit et je m'en souviens encore.
Et puis soudain ils ont entendu un grand cri, un cri horrible que seul peut pousser quelqu'un qui éprouve une frayeur épouvantable. La caméra bougeait dans tous les sens, tandis que le journaliste continuait de hurler comme un dément. Puis elle est tombée à terre, continuant de filmer les broussailles au ras du sol. C'est là qu'ils l'ont retrouvée, avec la torche et l'appareil photo. N'empêche, le journaliste avait une sacrée paire de bijoux de famille pour oser s'aventurer tout seul en pleine nuit jusqu'au manoir. Il faut croire qu'il y tenait beaucoup, à son scoop. Malheureusement pour lui c'était l'idée la plus idiote qu'il ait jamais eu.
- Et il n'a jamais été retrouvé ?
- Jamais ! Tu peux me croire, ça a fait grand bruit en ville. Tous les parents ont interdit formellement à leurs enfants de s'aventurer jusqu'au manoir, même en plein jour. Dès le soir venu, tout le monde se barricadait chez soi, en fermant soigneusement chaque fenêtre et chaque volet, malgré la chaleur qui régnait encore à cette heure là. Comme par miracle, les bougies n'étaient plus allumées derrière les vitres du manoir. Pendant environ un mois. Et puis ça a été l'enfer en ville. Des gens se sont mis à se comporter bizarrement. Une petite vieille qui allait chercher son pain comme tous les matins s'est tout à coup mise à traverser la route en sprintant comme une folle. Elle ne courait pas, elle sprintait, ça je l'ai vu de mes propres yeux car j'allais justement moi aussi à la boulangerie acheter des bonbons. Sur le coup je me suis demandé ce qui lui prenait à courir le marathon comme ça, surtout à son âge. Le magasin ne fermait qu'à midi et il était à peine dix heures, elle avait donc largement le temps de faire ses emplettes. Il fallait voir comment ses pieds montaient et descendaient sur le macadam, elle pistonnait dur la mémé. Elle avait laissé tombé son sac à main sur le trottoir, comme si c'était la dernière chose à laquelle elle tenait. Je la voyais courir comme une folle vers la vitrine sans même prendre le temps de ralentir en arrivant tout prêt. On a entendu un grand "boum", la vitrine a explosé et la vieille s'est affalée sur le présentoir à gâteaux. Il y avait des débris de verre partout. Heureusement elle n'était qu'assommée. Du sang dégoulinait sur son visage, à cause de la grande plaie ouverte en travers de son front. Les secours sont arrivés et l'ont emmenée à l'hôpital. Quand elle a retrouvé ses esprits les médecins lui ont demandé ce qui lui avait pris de charger la vitrine comme un taureau en rut. Elle a expliqué qu'une force intérieure lui avait ordonné de faire ça, c'était comme si quelqu'un ou quelque chose était entré en elle et la poussait inexorablement vers la vitrine de la boulangerie. Le pire a t'elle encore expliqué, c'est qu'elle VOULAIT le faire, c'était un besoin impérieux, comme d'aller faire pipi quand ça devient très urgent.

Deux jours plus tard, un homme d'une trentaine d'année s'est tranquillement assis au volant de son car scolaire et a traversé la ville, sans arrêter de klaxonner. C'était les vacances, il n'y avait donc aucune raison qu'il prenne le volant ce jour-là. Il roulait tranquillement dans son gros bus jaune en hurlant par sa vitre ouverte que bientôt la sainte colère divine s'abattrait sur eux et que ce serait pire que l'Apocalypse quand ça arriverait. Certains ont raconté qu'il avait les yeux fous et injectés de sang, tellement rouge qu'on aurait cru qu'il se les étaient peints avec le rouge à lèvres de sa femme. Une voiture de police est arrivée, toute sirène hurlante et gyrophare allumé, comme dans un film de gangster. Ils l'ont obligé à s'arrêter, l'ont sorti du véhicule et lui ont passé les bracelets derrière le dos. C'était à croire qu'il avait plongé la tête dans une assiette pleine de farine tellement son nez et sa bouche étaient parsemés d'une espèce de poudre blanchâtre. Les flics ont dit qu'il avait pris de la poussière d'ange avant de commencer sa petite plaisanterie. La poussière d'ange, c'est une drogue assez dure qui donne des hallucinations. T'es persuadé qu'il y a un sanglier monstrueux qui te court après dans ta cuisine avec ça, alors que tu habites au trente-sixième étage d'un building. Une sacrée saloperie ce truc là ! Ils lui ont donc demandé où il avait acheté sa poudre miraculeuse, et il est parti d'un grand rire en braillant qu'il n'avait rien acheté du tout, que quand il s'était levé le matin il y en avait une assiette pleine qui l'attendait tranquillement sur la table du salon. Ça a été plus fort que lui, une voix lui a ordonné d'y plonger tête la première et de s'en délecter autant que possible.
Et puis soudain il a forcé comme un dingue sur ses menottes en écartant ses poignets le plus possible. La chaîne en acier trempé s'est cassée comme une allumette. Les flics n'ont même pas eu le temps de réagir qu'il s'est précipité sur l'un deux et lui a balancé son poing en pleine figure. Ensuite il s'est mis à genoux et s'est tapé la tête sur le trottoir de toutes ses forces, comme ça plusieurs fois de suite en hurlant que le jour de l'Apocalypse était enfin arrivé. Deux flics se sont jetés sur lui pour le relever. Le sang pissait de son front comme une fontaine, c'était vraiment pas beau à voir d'après les dires des passants qui assistaient à la scène. Celui qui avait reçu le coup de poing n'arrêtait pas de gueuler en tenant son pif écrasé. "Berde, ce gon m'a gassé bon nez. Oh budain, que ç'a fait baaaaal !". Là-dessus, ils ont emmené l'énergumène au poste, l'ont fait soigné et l'ont bouclé derrière les barreaux pour coups et blessures à agent et possession de drogue. Bien sur c'était juste pour le calmer, car ils étaient certains qu'il disait la vérité, avec tout ce qui se passait d'anormal depuis quelques jours. Sa femme est venue et les a suppliés de le libérer, mais il n'y a rien eu à faire, c'était pour son propre bien qu'ils lui ont répondu. Le lendemain, ils l'ont retrouvé pendu dans sa cellule avec une corde, alors que bien entendu il n'y avait pas de corde quand ils l'avaient enfermé. Sur le mur il avait écrit en grosses lettres de sang: "Le manoir vous aura tous, l'un après l'autre".

Dans l'après-midi, une femme affolée a appelé les flics parce que son voisin était en train de faire un grand trou dans son jardin. A côté de lui il y avait une brouette dans laquelle il avait entassé sa femme, comme un vulgaire tas de linge sale. Elle avait la gorge tranchée et plein de sang sur sa robe toute neuve. La seule explication qu'il a donnée était que son épouse lui avait demandé de l'aider à faire le ménage. Tandis qu'il était là avec son chiffon dans les mains à astiquer les meubles, une voix dans sa tête lui a dit que ce n'était pas comme ça qu'on faisait le ménage. Faire le ménage voulait dire se débarrasser des choses encombrantes. Et il y avait une chose particulièrement encombrante en train de gigoter perchée sur un tabouret en lavant les vitres. Alors il est allé dans la cuisine, a pris le plus grand couteau qu'il ait pu trouver dans l'un des tiroirs de la superbe cuisine équipée qu'ils venaient de s'offrir et a fait le ménage à sa façon.
Il y a eu d'autres comportements bizarres au sein de notre petite communauté, comme cet enfant de huit ans à peine qui s'est jeté sur son chat et lui a sectionné la queue en la mordant de toute la force de ses petites dents. Et puis également ce jeune garçon dont le nouveau passe-temps favori était de se munir d'une grosse loupe et de griller des limaces en faisant passer les rayons du soleil à travers. C'était devenu une obsession chez lui, il disait qu'ainsi les limaces ne viendraient plus le réveiller en pleine nuit en se promenant sur son torse, laissant des traces visqueuses sur sa peau toute neuve tout en bavardant entre elles. Quand les parents ont demandé à leurs enfants pourquoi ils avaient fait ça, ils leur ont répondu qu'une voix dans leur tête le leur avait ordonné. Je pourrais t'en citer pleins des cas comme ça. Tout le monde savait que c'était à cause du manoir tout ce qui arrivait. Il déversait son influence démoniaque sur toute la ville.
Et puis tout est rentré dans l'ordre, plus aucun des habitants de notre petite bourgade où d'ordinaire il ne se passait jamais rien n'a eu d'idées saugrenues. Ce n'était pas bien méchant tout compte fait, à part celui qui s'était pendu dans sa cellule et la femme égorgée, mais ce n'était que l'orage avant la tempête. Une tempête digne des pires films d'épouvante.

On a été tranquille durant environ un mois et demi. Il n'y avait plus de lumières mystérieuses au manoir, plus personne n'avait envie de se promener tout nu dans la rue avec un entonnoir sur la tête en certifiant qu'une voix intérieure le leur avait ordonné, et chacun espérait que ça continuerait ainsi pour toujours. Alors on a baissé notre garde comme on dit, on ne s'est pas méfié de ce qui pouvait encore arriver.

- Et il est arrivé quoi ? Parce que jusqu'à présent vous ne m'avez toujours pas dit comment mon frère est mort.
- Attends, j'y viens. Mais je dois tout te raconter, dans les moindres détails. Il y a tellement de choses étranges qui se sont passées dans notre ville.
- Mais comment vous savez tout ça ? Vous n'étiez qu'un adolescent. Vous ne pouviez pas être partout à la fois.
- Parce que les nouvelles vont vite dans les petites bourgades comme la nôtre. Et puis souvent, alors que nos parents nous croyaient couchés, moi et mes frères et sœurs nous étions tous au premier étage le long de la balustrade à écouter ce qu'ils disaient, sans faire de bruit pour ne pas qu'ils nous entendent. Nous étions vraiment avides de savoir, comme quand on lit un bon bouquin et qu'on veut connaitre la suite le plus tôt possible. On ne le lâche pas ce livre, tellement il est palpitant. Ou mieux encore, quand on regarde un film qui nous fout une trouille de tous les diables debout derrière un canapé quand on a ton âge, prêt à se sauver dans notre chambre en hurlant, tandis que papa et maman sont partis chez des voisins en nous laissant tout seul. On ne peut s'empêcher de rester devant la télévision, en se cachant les yeux des deux mains lorsque les scènes les plus horribles se déroulent. C'est une sorte de fascination morbide, mais ça fait tellement de bien cette montée d'adrénaline qui nous bouffe les tripes, même si l'on sait qu'on en fera des cauchemars pendant des nuits entières. Pour nous c'était une histoire tellement incroyable tout ce qui se passait, mais une histoire vraie, et ça se passait chez nous, dans notre ville. On ne voulait pas en perdre une miette.
A ce moment-là, le téléphone s'est mis à sonner. C'était son père qui réclamait son fils d'une voix pâteuse, parce qu'il fallait absolument qu'il aille lui acheter un pack de bière. Il venait de vider la dernière cannette et il avait encore soif, si soif... Tandis qu'il enfilait son blouson, le regard triste à l'idée de retrouver une ambiance si follement réjouissante dans son foyer, je lui ai dis qu'il pouvait revenir le lendemain et que je lui raconterai la suite. Il a eu un maigre sourire, et il est reparti. Pauvre gosse, il ne méritait vraiment pas d'avoir un tel père. Mais je ne pouvais rien y faire après tout. Même avec la meilleure volonté du monde.

Le lendemain après-midi, j'étais absorbé par la lecture du journal quand il est revenu. Il y avait un grand article sur le psychopathe qui zigouillait à tout va dans la région. Cette nuit il s'en était pris à une famille dans une maison isolée à des kilomètres d'ici, assassinant le couple et leur enfant de treize ans avec son couteau de chasse. D'après l'article, l'horreur était indescriptible. Il y avait même une photo de la maison en question, avec en gros titre cette phrase digne d'un roman à quatre sous : "L'égorgeur a encore frappé". Le journaliste, certainement en veine d'inspiration ce jour-là, posait les sempiternelles mêmes questions : Mais que fait la police, on se demande à quoi elle sert, on est plus tranquille nulle part... Il ferait mieux de changer de métier ce mec là, si c'est tout ce qu'il a d'original à écrire sur cette affaire.
J'ai refermé mon journal et nous nous sommes installés dans un fauteuil pour que je continue mon histoire. Enfin moi j'étais déjà assis dans ma fidèle Sangsue avant que Madame Freemantle n'arrive. Elle n'a pas arrêté de me tourner autour comme un rapace en faisant son ménage, avec sa petite langue qui gigotait sans cesse dans sa bouche. On aurait dit qu'elle voulait refaire le monde à elle toute seule ce matin. Si ça ne tenait qu'à elle il y aurait longtemps que ce monstre serait derrière les barreaux. Il y a des gens qui ne méritent pas de vivre, elle me l'a bien répété dix fois en une heure. Je la trouve plutôt amusante de la voir s'agiter comme elle fait. Je l'observe comme un poisson rouge dans un bocal. On apprend beaucoup sur les gens quand on les observe. De plus, ça me fait de la compagnie, ce qui n'est pas négligeable. Je n'ai même pas internet pour me distraire. De toute façon, pour ce que j'en pense, ça ne me serait pas très utile. Tous ces moyens de communication actuels qui permettent soi-disant de communiquer, alors que la plupart des gens ne pensent qu'à eux et n'en ont pas grand chose à foutre des autres. Ça me fait gerber tous ces je t'aime moi non plus de notre société. Tout ça est tellement superficiel. On dit que le temps c'est de l'amour. Et bien si c'est ça aimer les autres et communiquer, autant rester seul et lire de bons bouquins en écoutant de la musique. Communication mon cul oui !

J'ai donc repris mon histoire où je l'avais laissé la veille. Il n'était plus question de tourner autour du pot aujourd'hui. Je me devais de la terminer. Et c'est ce que j'ai fais. Sans oublier le moindre détail.





Il s'est passé quelques semaines sans qu'aucune chose bizarre ne vienne perturber la vie autrefois si tranquille de notre bourgade. Les gens vaquaient à leurs occupations habituelles, allaient travailler, faisaient leurs courses comme chaque jour et les enfants occupaient leurs loisirs du mieux qu'ils le pouvaient pendant ces grandes vacances. De temps en temps le manoir revenait sur le tapis, mais sans trop en rajouter. On en parlait du bout des lèvres, pour ne pas réveiller la chose immonde qui sommeillait là-haut. Le manoir était une sorte de furoncle pour nous tous, tel un gros bouton répugnant qui nous démange mais qu'on ose pas gratter, de peur que la plaie ne s'ouvre et qu'un liquide purulent en sorte. Tu vois ce que je veux dire ?
Il a secoué énergiquement la tête en signe d'approbation.


Un dimanche matin, alors que toute la famille prenait le petit-déjeuner, un brouillard s'est subitement étendu sur notre propriété. Si épais qu'on ne voyait rien à un mètre. On s'est tous précipité devant la baie vitrée pour regarder ce qui se passait. C'était si étrange ce brouillard, surtout en plein mois d'août. Mon père a voulu passer un coup de fil à l'un de ses amis pour lui demander si le brouillard était aussi chez lui, mais il n'y avait plus de ligne. Quand ma mère a allumé la lampe de la cuisine car il faisait trop sombre maintenant, l'ampoule a brulé une dizaine de secondes puis s'est éteinte d'un coup. Il n'y avait plus d'électricité. On avait un chien à l'époque, un golden retriever gentil comme tout. Il s'est mis à japper comme un fou et à montrer les dents en grognant devant la baie vitrée, puis il s'est recroquevillé sur lui-même en gémissant, de longues plaintes à nous donner froid dans le dos. Tout le monde lui disait de se taire, mais le pauvre animal était terrorisé, ça se voyait très bien. Tous ses poils étaient hérissés. Il a même pissé sur le carrelage, alors que d'habitude il demandait toujours à sortir quand il en avait besoin. Tout à coup il s'est jeté sur la vitre en aboyant encore plus fort et en la griffant, debout sur ses pattes arrière. Mais qu'est-ce que je raconte ! Bien sûr qu'il était debout sur ses pattes arrière, ce n'était pas un chien de cirque occupé à faire un tour, l'arrière-train en l'air sans toucher le sol et la truffe collée dans la sciure sous les applaudissements du public. C'était notre bon vieux toutou dont le seul crime qu'on pouvait lui reprocher était de gober les mouches qui lui tournait autour pendant sa sieste. Il était déchaîné, fallait voir ça, impossible de l'arrêter. Nous étions là à scruter le brouillard, les mains en coupe autour de notre visage, essayant d'apercevoir quelque chose à travers cette purée de pois, pendant que notre chien continuait de se démener comme un diable. On avait tous le nez collé sur la baie quand soudain une chose s'est brutalement écrasée contre elle, une chose qui était dehors et qui voulait rentrer. On a tous sursauté en criant tout en reculant de frayeur. Personne n'a eu le temps de voir ce que c'était car elle s'est aussitôt retirée, avalée par le brouillard, mais elle a recommencé à une vitesse folle, sans arrêter une seconde. A chaque coup, elle laissait de grandes traces visqueuses. Ma petite sœur s'est mise à pleurer et à hurler en se réfugiant dans les jupes de ma mère. D'ailleurs tout le monde hurlait dans la cuisine. Si ça continuait comme ça, la grande vitre allait se briser et la... la chose entrerait chez nous. Oh putain, rien que d'y penser, j'en ai encore la chair de poule ! Mais elle a arrêté de se précipiter sur la baie et ça a été le silence. Un silence de mort ! Personne n'osait bouger, nous étions tétanisés par ce qui venait de se produire. Nous avons entendu un grand "boum" derrière nous, et on a encore plus sursauté. La porte de la cuisine venait de se refermer, et il était impossible de l'ouvrir. Puis la température a chuté d'au moins une dizaine de degrés. Il s'est passé quelques minutes qui ont paru durer des heures, et soudain le visage d'un homme s'est écrasé contre la baie. Enfin si on peut appeler ça un visage. Il n'avait plus que l'arrière de sa tête, parce que le devant n'était qu'un amas de chairs arrachées dégoulinantes de sang. Il n'avait plus de nez ni de bouche ni même de front, rien qu'un monstrueux simulacre de visage qui faisait ventouse sur la vitre. Autour du cou, l'homme ou la créature ou Dieu sait quoi avait un appareil photo qui se balançait pendant qu'il ou elle s'évertuait à frapper la baie avec ses poings. "C'est le journaliste c'est le journaliste" hurlait mon père d'une voix hystérique, mais ça ne pouvait être lui parce qu'ils avaient retrouvé l'appareil photo gisant sur un chemin au pied du manoir et l'avait enfermé dans un coffre au poste de police. Malgré la brume on a nettement vu de longues griffes s'enrouler autour de ses chevilles puis brutalement tirées en arrière, son corps s'est affalé sur le sol et elle a disparu. Le brouillard s'est quelque peu dissipé, on pouvait apercevoir les arbres au loin sur notre pelouse. Ce n'était que des ombres fantomatiques, mais on arrivait à distinguer faiblement le chêne où nous avions accroché une balançoire à l'une des branches, ainsi que les arbres fruitiers qui bordaient notre clôture. Ils avaient l'air de flotter dans l'atmosphère saturée d'humidité, leurs branches tendues telles de monstrueux et gigantesques épouvantails. Et alors là mon p'tit bonhomme, alors là... !
- Alors là quoi ? Qu'est-ce que vous avez vu ? Dites-le moi s'il vous plait me supplia le gamin en s'agitant dans son fauteuil.
- Alors là mon garçon, on a vu des espèces de longs filaments phosphorescents qui ondoyaient dans l'air. Ils allaient et venaient paresseusement, des milliers de filaments qui se mirent soudain à grossir. Certains étaient aussi gros que des serpents, pas le genre de petite vipère qu'on trouve sous les rocailles, mais des gros boas constrictors capables de vous étouffer en même pas deux minutes. Il y en avait qui s'approchaient de notre baie vitrée, ouvrant une gueule démesurée pleine de petites dents acérées, prêtes à se jeter sur nous et les planter dans notre corps pour nous dévorer si jamais elles réussissaient à entrer. Ces créatures de cauchemar avaient de petits yeux mauvais et nous observaient, des yeux aussi noir que le plus profond des enfers, là où les âmes perdues errent pour toute l'éternité. L'une de mes sœurs a vu un mouvement sur sa gauche et a hurlé : "Non n'ouvre pas la porte" à mon frère qui avait sa main sur la poignée. Le temps que tout le monde réagisse, il a ouvert cette foutue porte tout grand et le brouillard est entré dans notre maison en volutes presque gracieuses. Il a fait quelques pas au dehors, d'un pas mécanique comme s'il était hypnotisé, et quelque chose a pris notre frère, elle l'a emmené avec elle dans le brouillard. Nous nous sommes précipités, oubliant qu'il y avait des créatures monstrueuses qui attendaient tranquillement pour nous sauter dessus, mais dès qu'on s'est retrouvé dans la cour, tout disparu comme par enchantement. Le brouillard, les bêtes abominables, tout était parti, il n'y avait plus que notre jardin sous un soleil radieux. Mais surtout, mon petit frère n'était plus là. Ma mère a hurlé de douleur en courant comme une folle à travers le jardin, et mon père a couru derrière elle pour la rattraper et la calmer. Il l'a pris dans ses bras tandis qu'elle continuait de se lamenter en pleurant toutes les larmes de son corps, tout en regardant vers le manoir. Il a crié en levant le poing : "Je te tuerai saloperie, oh oui, je vais te tuer de mes propres mains". Je ne sais pas qui ni quoi il voulait tuer, parce que le manoir n'était qu'une bâtisse faite de grosses pierres et que personne ne savait ce qui s'y cachait. En tous les cas, il savait y faire pour foutre la trouille aux gens et les plonger dans le malheur. Pour nous ça a été ce brouillard malsain apparu mystérieusement et la disparition de mon frère. Pour d'autres, ça a été autre chose, tout aussi cruel. Je ne vais te citer que le cas de ce couple et de leur petite fille de cinq ans. Pour une raison qui n'appartienne qu'aux enfants, elle avait refusé catégoriquement d'aller avec eux chez ses grands-parents. Ils l'y avaient emmené de force, malgré les protestations énergiques de la petite fille. De retour dans l'après-midi, elle a pris ses plus beaux crayons de couleur, s'est assise au beau milieu de leur pelouse et a dessiné sur une feuille blanche ce qui ressemblait plus ou moins à leur maison. C'était un beau chalet qui avait englouti toutes leurs économies. Quand elle eut terminé son œuvre de ses doigts malhabiles, elle a pris un crayon noir et a fait de grands traits sur son dessin, à toute vitesse. Au fur et à mesure qu'elle crayonnait, le chalet s'écroulait, dans de gros nuages de poussière. Elle les entendait hurler en essayant de s'échapper, mais rien n'y faisait, elle regardait fixement la maison s'abattre comme un château de carte tout en griffonnant de plus en plus vite. Elle a été placée dans un orphelinat, parce qu'il était hors de question pour ses grands-parents de recueillir chez eux une petite fille qui faisait s'écrouler les maisons. Voilà ce que pouvait faire le manoir, noyer les gens dans le chagrin. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Presque toute la ville a recherché mon frère, mais chacun savait au plus profond de lui-même que c'était peine perdue, que jamais on ne le reverrait. Mon père est devenu taciturne après ça, lui qui était toujours d'humeur joviale, et ma mère restait souvent de longues heures devant la baie vitrée en tenant un mouchoir pour s'essuyer les yeux, espérant que mon frère réapparaîtrait par enchantement. Quant à ton père, il se démenait comme un diable dans son bistrot favori pour que tout le monde aille au manoir et lui faire sa fête à cet enfoiré. C'était ses propres paroles. Je suis désolé de te parler de lui comme ça, mais à l'époque il éclusait déjà pas mal et chaque soir il était parti sur orbite. Sitôt sa journée de travail terminée, il allait dans son bistrot préféré jouer au billard tout en éclusant des verres de whisky. Souvent ta mère était obligée de venir le chercher, complètement bourré. Un homme ne devrait pas se tenir de cette façon quand on a une jolie femme à la maison et un gamin à élever, c'est ce que je pense en tous les cas.
Aucun adulte ne voulait entendre parler "d'aller faire la fête à cet enfoiré" car ils avaient bien trop peur des représailles si jamais ils faisaient ça. Le manoir, c'était notre furoncle comme je te l'ai dit, une démangeaison impossible à gratter si l'on ne voulait pas qu'un liquide purulent en sorte. Et comme liquide purulent, on avait déjà suffisamment notre dose. Ou alors notre croix, et elle était super lourde à porter. Il existe sur terre des lieux comme ça où la vie ne peut se résumer au train-train quotidien, où les forces du Mal se concentrent en un même endroit, des lieux mystérieux où frayeurs et épouvante se mélangent étroitement, pour le plus grand malheur de ses habitants. Notre ville en faisait partie, malheureusement. Le manoir avait largement prouvé ce dont il était capable, et la question primordiale qui hantait les esprits était celle-ci : Jusqu'où irait-il ? Il faisait avec nous ce que bon lui semble, comme de faire disparaitre subitement le brouillard à peine sortis dans la cour après la disparition de mon frère, ce qui voulait dire qu'il connaissait chacun de nos faits et gestes. Oh Seigneur ! Le manoir était vivant et il nous observait, nous en étions plus que certains !
Ton père avait aussi peur que nous tous. Pas une de ces terreurs enfantines comme celle qu'éprouve des gosses qui s'introduisent en douce dans un cimetière en pleine nuit pour se prouver qu'ils ont des couilles, alors que ce ne sont que des gamins prêts à prendre leurs jambes à leur cou dès qu'un bruit suspect se fait entendre, mais une terreur bien réelle. S'il voulait absolument en découdre avec le manoir, c'était plus pas bravade qu'autre chose.
Il y en a qui ont déménagé, loin de cette commune où des choses épouvantables se passaient régulièrement. Et jamais, je dis bien jamais des caméras de télévision ou des journalistes en mal de sensations fortes ne sont venus jusque chez nous pour interroger les gens. C'était notre secret, nous n'en parlions à personne, pas même à nos familles éloignées. Ceux qui en sont partis n'ont pas osé le faire non plus. Peut-être avaient-ils peur que le malheur s'abatte sur eux si jamais ils divulguaient quelque chose, même en s'installant à des kilomètres de là.

Mais ça ne pouvait pas continuer comme ça. Dans ma petite tête, je me suis dis que si les adultes ne faisaient rien, moi j'agirais. Je voulais venger la disparition de mon frère, peu importe les conséquences. Et c'est là que le tien entre en scène.

Un après-midi à la fin des vacances, je lui ai demandé de venir à la cabane que nous avions construite dans un arbre avec des copains à côté de chez nous. Souvent nous nous y retrouvions pour le seul plaisir d'être ensemble. On matait les magazines Play Boy qu'un plus âgé que nous, à peine plus âgé d'ailleurs, ramenait en douce de chez lui, tout en écoutant la radio. Il y avait de tout dans notre cabane : des sacs de couchage pour y passer la nuit quand nos parents nous en donnaient la permission, des montagnes de paquets de gâteaux, des tonnes de jus de fruit, des bandes dessinées Marvel, tu sais, celles avec les aventures fantastiques de Hulk, Ironman, Elektra, et ma préférée, Wampus, le fantôme extra-terrestre. Punaise, il était vraiment pas beau celui-là ! On y avait accumulé tout ce qui peut constituer le quartier général d'une bande de copains en mal d'aventure. Elle était suffisamment grande pour y enfourner un mammouth, et je te dis pas les heures qu'on a mis à la construire, tout là-haut dans les branches. Les filles n'y étaient pas admises, parce que ça c'était une affaire d'hommes. On ne voulait pas qu'elles viennent nous bassiner avec le dernier vernis à ongles qu'elles s'étaient achetées la veille en cassant leur tirelire ou bien le si charmant craquant nouvel élève qui venait d'arriver à l'école. On avait décoré les murs avec les grandes photos double page des plus affriolantes demoiselles à moitié déshabillées qu'on trouvait dans Play Boy. Allongés sur de vieux tapis en feuilletant chaque revue, c'était à celui qui ferait le commentaire le plus distingué du genre : "Oh meeerde, t'as vu ces nénés ? De vrais obus !", tandis qu'un barreau de chaise dur comme de l'acier grimpait dans notre short, si dur qu'on aurait pu assommer un bœuf avec. Il ne fallait pas grande chose à l'époque pour nous émoustiller, pas comme maintenant où un gamin de douze ans pourrait réciter le Kâma-Sûtra en dix leçons sans se tromper d'une virgule. Au plafond, nous avions accroché un attrape-rêves, parce que notre cabane était dans les bois, au milieu de nulle part. Quand nous y passions la nuit, on avait vraiment du mal à s'endormir, s'imaginant que des monstres erraient dans les parages. L'attrape-rêves, c'était pour éviter les cauchemars, un grand anneau avec un filet au centre et des plumes accrochées à des ficelles qui pendouillaient en dessous, inventé par les indiens à une époque où les blancs ne les avaient pas tous massacrés. C'était sensé éviter les mauvais rêves et ne conserver que les belles images de la nuit, mais ça ne marchait pas terrible, parce que les cauchemars étaient bien là. De temps en temps on fumait une clope dans notre cabane, mais on trouvait ça tellement dégueulasse que jamais nous n'arrivions à la terminer. Mon père devait s'en apercevoir, car dès que je rentrais à la maison et l'embrassais pour lui dire bonsoir, il me regardait d'un œil circonspect, l'air de dire t'as encore fumé toi. Ça devait se sentir à des kilomètres, mais jamais il ne m'a fait de remontrances. Une vraie crème, mon papa. Ma mère m'en faisait parfois la remarque, mais sans plus. J'avais deux crèmes à la maison, et elles étaient délicieuses.

Nous nous sommes donc retrouvés à la cabane et avons tenu notre conseil de guerre, rien que nous deux. Il n'était pas question de mater les revues cochonnes cet après-midi là, ni de rire comme des bossus aux blagues vaseuses que l'on pouvait s'échanger. Je lui ai expliqué ce que je voulais faire, et, après y avoir bien réfléchi, parce que c'était une aventure dont l'issue pouvait être fatale, il a dit oui, d'accord, je suis partant. N'oublie pas que nous étions les meilleurs amis du monde, et que ce que l'un faisait, l'autre le faisait également. Comme c'était touchant cette façon de voir les choses, avec le recul ça m'a l'air tellement puéril ! Je lui ai expliqué mon plan dans les grandes largeurs, à savoir d'aller jusqu'au manoir en pleine nuit pour se rendre compte de ce qui s'y passait exactement. Pour vraiment le décider, parce qu'au début il n'était pas très chaud, j'ai employé les grands moyens et lui ai asséné la phrase qui tue : il pouvait très bien s'en prendre à lui ou à sa mère, ce que jusqu'à présent il n'avait jamais fait, mais surtout je voulais venger la disparition de mon frère. Je n'ai pas mentionné que la demeure pouvait également s'en prendre à son père, parce que jamais il ne parlait de lui, il avait bien trop honte d'avoir un géniteur qui picolait comme un trou.
Nous en étions à la question épineuse de savoir ce qu'on devait emporter dans notre expédition nocturne quand nous avons entendu quelqu'un qui grimpait à l'échelle. C'est ton père qui nous l'avait fabriquée, dans un de ces bons jours. Elle était un peu branlante, et souvent nous devions y replanter quelques clous si l'on ne voulait pas que quelqu'un se casse la figure. Notre visiteur était un garçon de notre âge qui avait eu l'envie subite de venir faire une petite sieste dans la cabane. Un jeune noir assez gros qui avait toujours la bouche pleine de Chamallow. Souvent pour le taquiner on lui disait qu'il finirait par exploser à force de manger ces friandises, mais rien n'y faisait, il en avait toujours deux ou trois dans la bouche qu'il mastiquait béatement, comme si c'était des hosties bénies par le Christ en personne. Bref, on ne voulait pas de lui en ce moment, malgré le fait qu'il avait prononcé le nouveau mot de passe. C'était un petit jeu entre nous, celui qui venait à la cabane devait prononcer un mot de passe pour y entrer, et on le changeait chaque semaine. Qu'est-ce qu'on peut être cons parfois quand on est gamin ! Je lui ai dis assez vertement d'aller se promener ailleurs, que c'était une réunion privée et que s'il voulait emporter son petit cul de Dark Vador bien au frais chez lui, dans sa maison, personne n'y verrait d'inconvénients. Il a protesté bien sûr, argumentant avec ferveur que la cabane était à eux tous, et pas seulement à nous. J'ai dû insister pour qu'il s'en aille, et il est enfin reparti la queue entre les jambes et la tête basse, jurant qu'il le dirait à toute notre bande. Mais on en avait pas grand chose à foutre, parce que ce que nous préparions était amplement plus important que les jérémiades de ce bouffeur de guimauve. Je l'ai revu dernièrement à la télévision, aussi maigre qu'une tranche de jambon dans un sandwich qu'on vend dans les gares. Il vociférait sur une estrade devant un troupeau de moutons qui l'applaudissait à tout rompre, dans un état proche de l'extase. Punaise, il savait y faire pour les embobiner et leur promettre la lune. Il se présentait aux élections pour devenir Gouverneur, et il a été élu à une majorité écrasante. Comme quoi, la vie est toujours pleine de surprises.

Nous nous sommes quittés deux heures plus tard, en se donnant rendez-vous devant chez lui à onze heures le lendemain soir. La nuit de notre rencontre, j'ai fais un très mauvais cauchemar. Il y avait quelqu'un dans ma chambre. C'était mon frère. Il avait la figure arrachée et sanguinolente, tout comme celle qui s'était écrasée sur notre baie vitrée en faisant ventouse. Il tendait ses bras vers moi et me suppliait de l'aider. Il n'avait plus de bouche ni de langue pour parler, mais j'entendais sa petite voix aigrelette qui m'implorait de le secourir. Soudain une chose monstrueuse est apparue derrière lui, une chose ressemblant au manoir qui ondulait lentement, tout comme le brouillard devant chez nous. Il était si épais et si noir que je suffoquais rien qu'en la regardant. Il émanait d'elle un mal si profond que si jamais elle me touchait, j'étais certain que je serais instantanément désintégré et pourrirais dans un lieu obscur où la délivrance de la mort ne me serait jamais accordée, en proie à des tourments tellement cruels que j'en perdrais la raison. Comment être désintégré et en même temps pourrir dans un lieu obscur, ça c'est un mystère que seuls les rêves nous accordent. La brume a enveloppé mon frère et l'a emporté avec elle. Il a hurlé comme un dément quand elle l'a fait, et j'ai hurlé moi aussi, si fort que j'en ai réveillé toute la famille. Mes parents sont venus voir ce qui m'arrivait, et je leur ai expliqué que je venais de faire un horrible cauchemar, sans leur donner plus de précisions.
Je n'ai pas refermé l'œil de la nuit.

Toujours est-il que ma décision était prise, et ce n'était pas un cauchemar qui allait me faire renoncer. Le soir, je suis sorti sans faire de bruit par la fenêtre de ma chambre -elle était au rez-de-chaussée, c'était facile - et j'ai retrouvé ton frère devant chez lui. Il était pile poil à l'heure, un sac à dos sur ses épaules. J'avais aussi emmené le mien, chargé de tout un bric-à-brac inutile. Enfin si, la torche me servirait certainement, parce que pour grimper là-haut, on en avait absolument besoin. Nous ne savions pas dans quoi nous nous étions embarqués, mais l'avenir appartient aux audacieux comme dit le proverbe, et dans notre candeur juvénile on croyait fermement mettre un terme définitif à l'influence néfaste du manoir. Peu importait ce qu'on y trouverait, peu importait si on mouillerait notre pantalon tellement la peur nous boufferait les tripes à en avoir des coliques pendant des siècles, mais il fallait qu'on sache ce qui se cachait dans cette demeure maudite. Et nous avons gravi le chemin qui montait jusque cette grande maison, tout en se répétant non nous n'avons pas peur, non nous n'avons pas peur, comme le préconise Monsieur Emile Coué dans son ouvrage de psychologie sur l'autosuggestion. Autant prendre un verre d'eau froide pour soulager un mal de crâne, car nous étions de plus en plus mort de trouille au fur et à mesure que l'on s'approchait du manoir. Presque à chaque pas on s'arrêtait pour écouter la nuit, et quand nous sommes arrivés devant la grille grande ouverte, un froid glacial nous a pénétré jusqu'aux os. Nous sentions, tout comme ceux partis à la recherche du journaliste, qu'une présence démoniaque était à l'affut quelque part. J'entendais presque le cœur de ton frère tellement il battait fort, et le mien était dans le même état. Boum boum boum que ça faisait dans ma poitrine, et j'avais les jambes aussi molles que les Chamallows que notre copain ingurgitait du matin au soir. J'ai senti la chair de poule remonter le long de mes bras et mes bourses se rétracter, guère plus grosses que les petits pois que maman nous servait avec le poulet du dimanche midi. Mais on s'est quand même avancé jusque la porte d'entrée, en agitant notre torche dans tous les sens pour scruter chaque endroit où quelque chose pouvait se cacher. Il y avait un parc devant la maison, avec des gargouilles immondes taillées dans la pierre, chacune perchée sur un piédestal. On aurait dit qu'elles nous suivaient des yeux, prêtes à fondre sur nous. Nous avons poussé la porte, qui s'est ouverte dans un grincement épouvantable, et avons pénétré dans le manoir. Un gigantesque escalier en bois montait au premier étage. Autour de nous des meubles trônaient un peu partout, recouverts de draps sales et troués, pleins d'une poussière épaisse de plusieurs millimètres accumulée au fil des ans. Ici on devinait des fauteuils, là une commode, et dans un coin ce qui devait être un piano ou je ne sais quoi. Le parquet était également en bois, et ça grinçait quand on marchait. Nous avons continué d'avancer, le plus lentement possible, avec dans les tripes une irrépressible envie de faire demi-tour et de retourner bride abattue jusque chez nous, là où il n'y avait pas de gargouilles qui semblaient nous épier, là où nous n'aurions pas le sentiment puissant que quelque chose était tapie dans les profondeurs du manoir, dans la chaleur de mon foyer où papa et maman me regardait souvent d'un air attendri en m'ébouriffant les cheveux. Mais j'ai repensé à mon frère disparu, à tous ceux qui étaient morts à cause de cette saloperie de maison, à tout ce que nous endurions depuis que cette grande bâtisse s'était réveillée de son long sommeil et nous en faisait voir de toutes les couleurs. J'étais Jack le tueur de géants, comme dans cette histoire que j'avais lu beaucoup plus jeune. Ce n'est que des années plus tard que je me prendrai pour King Kong en grimpant dans un arbre complètement bourré, mais à ce moment là, malgré mes jambes flageolantes et le cœur battant aussi fort qu'un tambour, je me sentais capable d'affronter la pire chose que la terre est jamais connue. C'est du moins ce que je m'efforçais de croire, parce que je n'en menais vraiment pas large, là-dessus il n'y a aucun doute.

Nous avons inspecté chaque pièce du rez-de-chaussée, en faisant le moins bruit possible, collé l'un contre l'autre. La cuisine était immense, avec une table qui pouvait contenir largement vingt personnes, sans se gêner du coude, et une cheminée monumentale. Puis nous avons gravi l'escalier qui montait au premier étage, toujours le plus lentement possible, en agitant nos torches dans tous les sens. Nous avons regardé partout, mais il n'y avait que de vieux meubles recouverts de leur linceul poussiéreux. Ensuite nous sommes montés au deuxième, et c'est là que les réjouissances ont commencé. Le manoir ou ce qui vivait ici attendait que nous soyons le plus loin possible de la porte d'entrée pour se manifester, telles des proies prises dans un piège. Alors que nous étions dans une chambre, toujours aussi mort de trouille, un téléphone s'est mis à sonner. Une sonnerie stridente à nous arracher les tympans qui semblait venir de la pièce où nous étions et en même temps d'ailleurs. Nous savions très bien qu'il n'y avait pas de téléphone ici. Quand on installe le téléphone dans un lieu isolé, il faut d'abord quelqu'un qui le demande, et ensuite des gens pour s'en servir. Or ici, il n'y avait personne pour commander une pizza ou appeler des amis à l'autre bout de la ville. La sonnerie s'est soudain arrêtée, et nous avons entendu une musique jouée au piano, provenant du rez-de-chaussée. Pas exactement d'un piano, mais d'un clavecin que les gentes dames écoutaient en un temps révolu, quand des messieurs aux perruques poudrées tenaient la main de ces dames du bout des doigts pour danser le quadrille. Une musique lugubre, à donner froid dans le dos, si c'était possible d'avoir encore plus froid au milieu de cette chambre où nous étions, tous les sens en alerte, les yeux agrandis d'effroi et les mains tremblantes, sans oser faire le moindre geste. La musique continuait de jouer toute seule sur les touches du clavecin au rez-de-chaussée, et puis tous les volets du manoir se sont mis à s'ouvrir et se refermer à toute vitesse en claquant, vlam vlam vlam que ça faisait. C'était plus que terrifiant, mais nous n'arrivions toujours pas à bouger, les pieds comme englués sur le parquet. Les quelques vitres qui restaient ont volé en éclat, et un vent violent s'est introduit dans le manoir, soufflant en de grandes bourrasques qui hurlaient dans nos oreilles. J'ai essayé de dire quelque chose à ton frère, mais le boucan était si fort que mes paroles se sont perdues dans l'air glacé de la chambre. Puis soudain ça a été le silence. Un silence encore plus inquiétant que ce qui venait de se produire, pesant de tout son poids sur nos épaules. Mais qu'est-ce qui m'avait pris de vouloir venir ici ? Ce qui s'était passé dernièrement dans notre commune n'était donc pas suffisant ? Qu'est-ce que je croyais ? Que le manoir nous laisserait tranquillement visiter chaque recoin de son immense surface sans dire un mot ? Que ce qui s'y cachait dormirait sur ces deux oreilles pendant que l'on inspectait chaque pièce pour le dénicher ? Comme je regrette d'avoir pris une telle décision et d'embarquer ton frère dans cette aventure ! C'était couru d'avance, nous n'avions aucune chance d'en sortir. Nous étions dans une sacrée merde, et on la bouffait par cuillères entières remplies à ras bord.

Le silence n'a pas duré bien longtemps. Alors que nous avions enfin retrouvé l'usage de nos jambes, prêts à s'enfuir de cette demeure maudite, nous avons entendu quelque chose qui montait les escaliers. Chacun de ses pas faisait un bruit épouvantable, et une odeur pestilentielle emplissait nos narines. Une odeur âcre de chair en décomposition. Elle nous donnait envie de vomir tellement elle était écœurante. Nous nous sommes reculés dans le fond de la chambre, nos torches braquées sur l'entrée, en balbutiant des mots désordonnés et les cheveux hérissés sur notre tête. Ce qui montait les escaliers est arrivé devant la porte, mais ce n'était pas un homme ou une créature sortie de l'enfer qui se tenait dans l'embrasure, bien campé sur ses jambes, c'était une espèce de nébulosité d'un noir profond, une vapeur qui changeait constamment d'aspect, tel un nuage agité par le vent avant un orage. Alors qu'elle franchissait la porte et s'approchait de nous tout doucement, certainement pour savourer son plaisir, un son assourdissant s'est produit à l'intérieur de notre tête, en longs sifflements stridents. C'était insupportable, notre crâne était prêt d'exploser comme une courge. J'ai senti couler du sang de mon nez et de mes oreilles, et brusquement les sifflements se sont arrêtés. Nos torches se sont éteintes et nous avons hurlé à n'en plus finir. On y voyait plus rien, la chose était près de nous, nous caressait la peau en la frôlant, respirait en longues exhalaisons chargées d'odeurs encore plus écœurantes que ce qu'on avait senti avant son apparition. On se débattait comme des forcenés, essayant de frapper cette chose immonde qui osait nous toucher, toujours hurlant de plus en plus fort. Nos torches se sont soudain rallumées. On continuait d'agiter nos bras dans tous les sens pour la repousser, mais on frappait le vide car il n'y avait plus rien, la chose n'était plus là. Alors nous avons pris nos jambes à notre cou en dévalant l'escalier quatre à quatre, mais quand nous sommes arrivés devant la porte d'entrée, celle-ci s'est refermée brutalement. Le manoir n'avait pas fini de s'amuser avec nous.
Au bord de la folie, on tambourinait sur la porte de toutes nos forces, mais ton frère a été méchamment retiré en arrière et s'est affalé sur le dos. J'ai braqué ma lampe sur lui, et j'ai vu la chose l'envelopper. Il hurlait, hurlait, jamais je n'ai entendu quelqu'un hurler aussi fort. Et là... oh mon Dieu, comme je regrette de l'avoir emmené avec moi... son corps s'est liquéfié, il a fondu comme du beurre dans une poêle. Sa peau grésillait, ça sentait la chair brulée, mais il n'y avait aucune flamme. Il a réussi à lever la tête et m'a regardé droit dans les yeux, en tendant son bras vers moi, un regard implorant que je n'oublierai jamais. Aide-moi que je lisais dans ses yeux, aide-moi je t'en supplie, mais je ne pouvais pas l'aider, parce qu'il était en train de fondre et que son corps n'était déjà plus qu'une flaque sur le parquet, qui disparut elle aussi, ne laissant qu'un tas de vêtements informe. Je me suis rué sur la porte, et elle s'est ouverte, Dieu merci, elle s'est ouverte et j'ai couru à perdre haleine jusque chez moi. Je ne sais pas pourquoi, le manoir m'avait laissé partir. Quand je suis arrivé chez moi vers deux heures du matin, j'étais dans un tel état que je n'arrivais même pas à parler. Je criais et pleurais en même temps, j'ai fait une véritable crise de nerf devant toute ma famille. Elle s'était levée en entendant la porte que j'avais claqué avec violence. Personne ne comprenait ce que je racontais. Mes parents ont été obligés d'appeler un médecin pour me calmer. Voilà toute l'histoire.

- Et après, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Comment ça, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Ben oui, il a bien fallu vous expliquer. Votre visite au manoir en pleine nuit, la mort affreuse de mon frère, les gens voulaient savoir non ? L'histoire ne peut pas se terminer comme ça.
- Heu... en fait...
- Vous ne savez plus quoi inventer c'est ça ? Votre imagination est à sec ?
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu crois que tout est faux ?
- Punaise ! Vous êtes un sacré bon raconteur d'histoires. Vous pourriez vendre de l'huile solaire à des pingouins au Pôle Sud, tellement vous êtes persuasif.
- Il n'y a pas de pingouins au Pôle Sud, c'est au Pôle Nord qu'ils vivent. On ne t'as pas appris ça à l'école ? Et qu'est-ce qui te fait croire que cette histoire n'est que pure invention ?
- Et bien, c'est comme votre fauteuil roulant. Un soir je me suis promené jusque chez vous, parce que je n'arrivais pas à dormir. Vous aviez oublié de fermer les volets. J'ai vu une ombre derrière les rideaux, une ombre qui était debout. Je me suis demandé comment un homme assis dans un fauteuil toute la journée pouvait aller et venir dans sa chambre. Et ce n'était pas quelqu'un venu vous rendre visite, parce qu'il n'y avait pas de voiture dans la cour. Alors j'ai attendu. Longtemps, très longtemps. Vous êtes sorti par la porte de derrière et je vous ai suivi, sans que vous vous en rendiez compte. Ce n'était pas facile, parce qu'il faisait nuit. Heureusement qu'il y avait un peu de lune pour m'éclairer. C'est bien pratique d'habiter ici n'est-ce pas, une maison seule avec de grands champs derrière. Vous vous êtes introduit dans les bois, jusqu'à une carrière abandonnée assez loin d'ici. Là, je vous ai vu entrer dans une sorte de grotte, et vous en êtes reparti au volant d'un 4X4 un peu plus tard. Pas mal pour un handicapé des deux jambes qui ne peut plus marcher. Après votre départ, je suis entré dans la grotte. Elle est assez profonde, avec du feuillage à l'entrée pour masquer l'entrée. Impossible de voir qu'il y a quelque chose derrière si on ne le sait pas. J'avais une torche, que bien sûr je n'avais pas allumée en vous suivant. J'ai fais des découvertes très intéressantes, vraiment intéressantes. Comme par exemple des articles de journaux sur le serial killer qui zigouillent les gens depuis pas mal de temps. Ou comme ce couteau plein de sang posé sur une table. Très bien aménagé votre repaire, un vrai petit nid douillet. Le lendemain, il y avait un article dans le journal comme quoi toute une famille avait été assassinée. C'est vous n'est-ce pas ? C'est vous l'horrible bonhomme psychopathe qui tue les gens ?
Sur le coup, j'étais estomaqué. Ce petit morpion avait réussi à découvrir mon secret. Comment avais-je pu être si négligent en oubliant de fermer mes volets ? Et puis j'ai repris mes esprits assez rapidement, parce qu'on ne passe pas des années de mensonges et de faux-semblants sans avoir un self-control à toute épreuve. Il faut avoir des nerfs d'acier quand on pratique mon genre d'activité, ne jamais rien laisser au hasard. N'ai-je pas déjà dit qu'il faut toujours sauver les apparences ? Sauf que cette fois-ci, je m'étais fais avoir dans les grandes largeurs par ce gamin boutonneux qui avait encore du lait dans son nez si on le pressait un peu trop fort.
- Tu vas faire quoi maintenant, me dénoncer à la police ?
Il a pris un air offusqué comme font les petites vieilles quand on lorgne un peu trop fort dans leur décolleté. Il s'est penché sur son sac à ses pieds et en a ressorti un gros revolver qu'il a braqué sur moi.
- D'où tu sors ça toi ? Tu l'a acheté aux puces ?
- C'est celui de mon père. Je le lui ai disons... emprunté.
Il tenait son arme à deux mains, mais elle ne tremblait pas. Punaise, ce mioche savait ce qu'il voulait ! Je voyais la gueule noire du pistolet pointé sur moi, et je suis certain qu'il était prêt à tirer si je faisais mine de me lever.
- Bien. Nous en sommes donc là. Tu vas me dire ce que tu veux exactement, et après, si t'es bien sage, je m'abstiendrais de te donner une bonne fessée, d'accord ?
- Je veux en être.
- Quoi ?
- Je veux en être. Je veux que vous m'appreniez comment vous faites, pour zigouiller les gens. Je veux être votre élève.
- Y a quelque chose qui tourne vraiment pas rond chez toi. Et qu'est-ce qui te fais croire que je vais t'emmener avec moi ? Tu ne crois pas plutôt qu'à la première occasion je mettrai un couteau sous ta jolie petite gorge et puis ziiip...
J'ai fais le geste sous la mienne avec mon pouce, mais ça n'as pas eu l'air de beaucoup l'impressionner.
- Vous ne le ferez pas, parce que d'une part je crois que vous m'aimez bien, et que d'autre part j'ai tout expliqué dans un cahier. Il est quelque part bien au chaud, et si jamais je disparaissais la police le retrouverait. Quand il s'agit de retrouver un adolescent disparu, ils arrivent à déplacer des montagnes, vous le savez aussi bien que moi.
Putain, ce petit salaud me tenait par les couilles et les pressaient jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de jus qui en sorte.
- T'es un p'tit futé dans ton genre, tu le sais ça ? Oui je t'aime bien, pour la première fois de ma vie j'ai ressenti de l'affection pour quelqu'un. Même pour mes parents je n'en avais pas autant. Ils me trouvaient froid, calculateur, et souvent cruel. J'adorais griller des limaces avec une loupe quand j'étais petit et ma mère m'a donné une telle raclée quand elle s'en est aperçue que je n'ai pas pu m'asseoir pendant trois jours. Ça au moins c'est vrai dans toute mon histoire, les limaces grillées.
- Qu'est-ce qu'il y a de vrai encore ? Parce qu'elle est quand même un peu capillotractée votre histoire. Allez, dites le moi !
- Capillotractée ? Ça veut dire quoi ça ? J'ai jamais entendu cette expression.
- Ben ouais, capillotractée, tirée par les cheveux, qu'il m'a répondu comme si j'étais la personne la plus idiote de toute la planète.
Seigneur Jésus ! Un môme qui parlait comme ça irait forcément loin dans la vie.
- Je vais te dire ce qu'il y a de vrai. Le journaliste, oui, il a vraiment existé. Le manoir également. Sauf qu'il n'était pas hanté par je ne sais quoi, c'était un manoir tout ce qu'il y a de correct perché sur une colline, et les propriétaires y venaient une fois par an, pour les vacances. Quant au journaliste, c'était un ami de mes parents. Un jour, mon père m'a envoyé chez lui pour je ne sais plus quelle raison. Il vivait effectivement seul. Il a commencé à me dire que j'étais très mignon avec mes cheveux bouclés, puis il a déballé tout le baratin qu'une saloperie dans son genre pouvait dire à un jeune garçon. Je voyais très bien où il voulait en venir ce gros salaud. Il n'arrêtait pas de me tripoter. Je suis parti en vitesse sans demander mon reste. Chaque matin il faisait une petite promenade jusqu'au manoir, pour perdre sa graisse. Je l'ai donc suivi. Arrivé en haut, au détour d'un chemin je lui ai sauté dessus et je lui ai tranché sa putain de gorge. Il saignait comme un porc, et plus le sang coulait, plus je sautais sur place en rigolant comme un dingue. Allez crève connard, crève et qu'on ne te voie plus jamais que j'hurlais en dansant. Quand il s'est affalé sur le sol, je l'ai pris par les pieds et trainé son corps jusqu'à un puits. Là, je l'ai balancé par-dessus et j'ai effacé toutes les traces de sang. Putain j'en ai vraiment bavé pour le mettre là-dedans, je n'avais que quatorze ans et plutôt malingre. La police l'a recherché pendant des semaines, et ils ont fini par le retrouver, au fond du puits. Il s'est écoulé plusieurs mois et ont classé l'affaire, dans les crimes non résolus.
- Et pour mon frère ? C'est vous aussi ?
Où on était, autant lui dire toute la vérité, puisqu'il avait tout découvert.
- Je te mentirais si je te disais que j'y n'y suis pour rien, mais oui, c'est moi aussi. Pour une vulgaire histoire de fille qu'on convoitait tous les deux. J'avais seize ans à l'époque, et nous n'étions pas plus copain que ça. Alors, pour éliminer ce rival qui me faisait de l'ombre, un soir je l'ai tué dans une ruelle sombre. Si ça peut te faire plaisir, il n'a pas souffert. Personne ne m'a soupçonné. J'ai été questionné comme beaucoup d'autres, mais j'avais un alibi en béton. Dis donc, ça n'a pas l'air de beaucoup te chagriner d'avoir devant toi l'assassin de ton frère.
- Je ne l'ai jamais connu, et c'est du passé, alors...
- Je peux te poser une question ? Pourquoi tu veux... enfin, tu comprends ce que je veux dire.
- Parce que j'en ai mare de cette vie insipide, de voir mon père se bourrer la gueule du matin au soir. Je n'ai pas d'amis, pas de copains, je n'ai que vous. Ce devrait être vous mon père, pas l'autre !
Je n'ai pas su quoi répondre devant une telle affirmation. Il était là avec son gros pistolet braqué sur moi, me disant tranquillement que ce devrait être moi son papa, et non celui qui l'avait engendré. Dans un sens il avait raison. Comment pouvait-il s'épanouir en ayant pour exemple cet homme qui picolait du matin au soir ? Il y avait seulement un hic. Oh, pas grand chose. Oui, je suis le psychopathe qui s'introduit en pleine nuit dans les maisons isolées, mais je n'ai jamais tranché la gorge de son frère, parce que son frère, c'est moi. Avec tout l'argent que j'ai piqué chez les gens que j'ai liquidé, j'ai acheté cette maison pas très loin de chez eux. Mon père, cet homme ignoble qui ne sait même pas élever son gamin correctement, ne m'a pas reconnu. Forcément, il n'a jamais les idées très claires avec tout ce qu'il picole. De plus, ça fait des années qu'on ne s'était vus. Je suis parti de la maison à dix sept ans, et ce petit bonhomme qui me menace avec son arme est né après mon départ. Mon père lui a seulement dit qu'il avait un autre fils et qu'il était mort. Parce qu'il ne voulait plus jamais entendre parler de moi quand j'ai quitté la maison. J'étais trop mauvais d'après lui. Et notre mère est décédée d'un cancer, ça c'est vrai également. Dans toute l'histoire que j'ai raconté et que j'ai consigné par écrit, celle que vous êtes en train de lire, j'ai juste interverti les familles. Celle avec le père si gentil qui emmenait femme et enfants dans sa vieille Oldsmobile a vraiment existé. J'en étais jaloux de voir un tel bonheur chez eux, alors que chez nous ce n'était que cris et hurlements. Mon père rentrait souvent à la maison ivre mort et était toujours en train de brailler. Je vois qu'il n'a pas changé depuis toutes ces années. D'ailleurs je ne sais même plus ce qui est vrai ou faux dans tout ça. Alors, d'après vous, qu'est-ce que je dois faire ? Parce que je l'aime bien ce gosse, vraiment bien. Nous sommes du même sang.
On s'est regardé longtemps droit dans les yeux, sans dire un mot. Pas une fois il ne les a baissés, et ça, cette détermination farouche qu'il avait au plus profond de lui-même, c'est ce qui m'a décidé. De toute façon, je n'avais pas le choix, puisqu'il avait tout écrit dans un cahier caché quelque part. Ce n'était plus un enfant, pas encore un adulte, juste un ado paumé meurtri par la vie. Malgré son jeune âge, il avait déjà eu largement sa part de déception et de désillusion, sans amour paternel ni une quelconque amitié avec l'un de ses camarades. Je vais donc en faire mon élève. Il le mérite. Tiens, on appellera ça nos nuits clandestines.
Alors je me suis levé en tendant la main pour sceller notre accord. Les siennes se sont resserrées sur son arme, croyant que j'allais lui sauter dessus, mais il a compris que mon geste était tout ce qu'il y avait de cordial, que tout baignait comme disent les gosses de nos jours.
Ses yeux se sont mis à briller et il a eu un franc sourire qui m'a fait chaud au cœur. Punaise, c'est mon portait craché quand il a ce sourire, lorsque j'avais son âge. Pour la première fois depuis notre toute première rencontre, il avait l'air heureux.
Peut-être un jour lui dirais-je qui je suis réellement, mais seulement peut-être...
Ça aussi, il le mérite.

Auteur : mario vannoye
Le 15 janvier 2010