A lépoque jhabitais une toute petite ville en bord de mer. Il y avait la rue principale et ses boutiques où l'on pouvait acheter de tout, et quelques rues adjacentes avec des maisons assez mignonnes dans l'ensemble.
Mon père était maréchal-ferrant et ma mère soccupait délever ses enfants du mieux possible. Tâche oh combien difficile tellement nous étions turbulents. Il ne se passait pas une journée sans que lun de nous ne rentre de lécole un genou écorché ou un il au beurre noir parce quil sétait battu avec dautres camarades. Enfin nous nétions que des gosses, et je pense que ça excuse bien des choses.
On formait une famille très unie, et je me souviens des instants délicieux où mon père emmenait toute la famille en pique-nique le dimanche dans sa vieille Oldsmobile. Nous en profitions pour faire de longues balades à pied dans les forêts alentour après le repas. Cétait un homme merveilleux avec le cur sur la main, mais il arrivait toujours à se mettre en pétard pour les choses qui lagaçait : les politiciens véreux, les racistes, les pollueurs de toutes sortes, les gens qui font le mal par pur plaisir
Je suis certain que sil avait trouvé Dieu lui-même assis tranquillement à la terrasse dun café ou en train de se dorer la pilule sur la plage les orteils en éventail, il serait directement allé le trouver pour lui demander sil navait rien de mieux à faire que de se payer du bon temps, alors quil y a tant de problèmes à régler sur notre bonne vieille Terre. Ce qui le mettait le plus en rogne, cétait les journalistes qui nous rabâchaient les oreilles avec la moindre nouvelle soi-disant importante. Il fallait voir comme il sagitait dans son fauteuil pendant le journal télévisé, quand ces fouille-merde comme il les appelait tendaient leurs micros vers un pauvre quidam pour quil donne son avis sur tel ou tel évènement qui venait de se produire. Il fallait toujours que les fouille-merde en question décortiquent tout de A à Z, même sils nen savaient pas davantage que nous, extrapolant jusquà la corde le pourquoi du comment. Cétait presque une question de vie ou de mort, ils VOULAIENT savoir. Ça na pas beaucoup changé depuis, cest même pire avec toutes les chaînes de télé uniquement dédiées aux informations. Leurs deux phrases favorites qui reviennent le plus souvent sont «on ne sait toujours pas
» et «on en sait un peu plus
». Quant à connaître qui est ce fameux «on» qui ne sait toujours rien ou qui en sait un plus, voilà un mystère qui ne sera certainement jamais éclairci.
Bref, ça agaçait prodigieusement mon père de voir les journalistes raconter tout et nimporte quoi, jusque dans les moindres détails, posant souvent des questions sans aucun intérêt, tel un chien sacharnant sur un os. A la maison on sen amusait beaucoup, et souvent ma mère lui disait que si ça lénervait autant, il navait quà changer de chaîne. Ce que bien entendu il ne faisait jamais.
Il y avait en ville un journal local, tenu par un homme exerçant les fonctions de rédacteur en chef, journaliste et imprimeur. Mon père en tenait régulièrement un exemplaire entre ses mains et pourtant jamais il ne lachetait. Ça le mettait dans une colère noire quand il lisait les foutaises écrites à lintérieur. On était tous au bord des larmes tellement on riait de le voir sénerver en lisant les articles, puis sexclamer dune voix forte que ce nétait quun torche-cul dont il se servirait le plus tôt possible dans les toilettes en utilisant chaque feuille recto-verso, parce que cétait à ça que ça devait servir, et pas à autre chose. Jen ai lu quelques uns, et cest vrai que ce nétait pas terrible, une longue suite de chroniques et de faits divers, souvent la plume trempée dans du vitriol, avec ce ton ironique et dépourvu de compassion identique à tous les torche-culs du monde. En vérité et pour dire les choses comme elles sont, son journal nétait quun torchon infâme.
Néanmoins, il se trouvait des gens pour lacheter. Cétait à ny rien comprendre.
La vie se déroulait donc paisiblement dans notre petite ville, avec ses joies et ses peines, comme dans toute bonne famille. Les habitants sy sentaient à laise et tout le monde avaient l'air heureux dhabiter là.
Et puis, perchée sur la plus haute colline surplombant la commune, il y avait Le Manoir. Une immense maison haute de quatre étages, aussi sinistre et lugubre quune oraison funèbre. Ce quil y avait de particulier, cest que les gens semblaient ne pas lapercevoir, leurs regards glissaient dessus comme sil nexistait pas. Ça peut paraître bizarre, mais cétait ainsi, même les enfants que nous étions navions jamais eu lidée daller jeter un coup dil jusque là pour y jouer à la guerre ou à Dieu sait quoi. Pourtant nous étions curieux de tout, faisant preuve dune imagination débridée pour occuper nos loisirs. Je passais le plus clair de mon temps avec ton frère. On était de vrais amis, comme je te lai déjà dis. Cest vrai que nous navions que quatorze ans, et à cet âge là on ne sait pas encore si cest quelque chose qui durera longtemps ou si ce nest quéphémère. Toujours est-il que lon sappréciait mutuellement, et, pourquoi ne pas le dire, nous avions de laffection lun pour lautre.
Pour en revenir à ce fameux manoir qui existait sans exister, perché tout là haut sur sa colline, il est arrivé quelque chose de vraiment étrange un soir de juillet. Je men souviens comme si cétait hier. Alors que nous étions en train de souper sur la terrasse - il devait être environ vingt-deux heures trente et mes parents avaient invité des amis, voilà pourquoi on mangeait si tard ce soir-là, le temps quils prennent leur apéritif et quils se décident enfin à allumer le barbecue - quand on nettement vu des lumières derrière les fenêtres du manoir. Notre maison était à lécart de la ville, sans aucune autre habitation à côté, et on avait donc une vue imprenable sur tout le paysage. Il faisait pratiquement nuit et il ny avait pas de lune, si bien quon a été très étonné dy voir de la lumière. Ça a été comme un déclic, on sapercevait enfin que cette grande bâtisse était là, alors que jusquà présent personne ny prêtait la moindre attention. Mon père est allé chercher ses jumelles, et quand il nous a dit ce quil voyait, ça nous a glacé les sangs. Cétait des candélabres qui étaient aux fenêtres, une multitude de bougies allumées toutes en même temps devant chaque vitre, et il y en avait bien une trentaine sur les quatre étages. Mais des candélabres tenus par qui ? Parce que personne nhabitait là-haut tu comprends, tout le monde le savait en ville.
- Personne ? ma demandé le gamin, les yeux grands ouverts tellement il était absorbé par mon histoire.
- Non, absolument personne. Depuis des années cette maison était vide. Je ne sais pas quand elle a été construite, mais on avait limpression quelle avait toujours été là, à nous observer depuis sa colline. Peut-être que si on avait cherché dans les annales de la ville on aurait su qui avait eu lidée de construire cette grosse maison là-haut toute seule, mais je ne suis même pas sûr quon aurait trouvé qui en était le bâtisseur. Ça devait remonter à des siècles.
- Et après, quest-ce qui sest passé ?
- Après ? Et bien, après quelques minutes, le manoir a été de nouveau plongé dans le noir, toutes les bougies se sont éteintes dun coup, comme quand on éteint un interrupteur. Nous nétions pas très à laise davoir vu ça, et durant tout le repas on narrêtait pas de jeter des regards anxieux vers le manoir en se posant des tas de questions. Jai fais dhorribles cauchemars cette nuit là, ainsi que mes frères et surs. Le lendemain, bizarrement on ne se souvenait plus de rien. Aussi étrange que cela puisse paraître, pas un de nous ne se rappelait ce qui était arrivé la veille. Oh mais regarde, il est déjà dix heures. Je nai pas vu le temps passer. Si tu veux, on mange quelque chose vite fait et après tu rentres chez toi. Je te raconterai la suite demain. Daccord ?
Il était franchement déçu que je ne continue pas mon récit, mais il était tard et jétais fatigué. Il nous a préparé un plat au micro-onde, et puis il est rentré chez lui, à deux pas de ma maison.
Le lendemain, il était à peine treize heures quil sonnait déjà à ma porte. Madame Freemantle était venue comme tous les matins faire le ménage. C'est une femme toute petite aussi sèche qu'un coup de trique et bavarde comme une pie. Durant le temps qu'elle passe chez moi à faire la vaisselle, laver le linge et pourchasser le moindre grain de poussière, elle n'arrête pas de blablater sur tout ce qui lui passe par la tête. Elle va même jusqu'à astiquer les chromes de tout l'appareillage qui maide à subvenir aux petits soucis quotidiens, genre prendre une douche ou aller aux toilettes. Ça peut paraître anodin pour quelquun de normalement constitué, mais essayez donc de faire ça sans pouvoir vous tenir sur vos deux jambes. Chaque pièce ressemble à une chambre de torture avec tous ces harnais et ces sangles accrochés aux murs et aux plafonds pour m'aider à me soutenir, mais que voulez-vous, quand on a fait une connerie aussi monumentale que de se prendre pour King-Kong à trois heures du matin, il faut bien en assumer les conséquences par la suite. C'est ça le principal, toujours sauver les apparences.
Bref cette brave femme vient chaque matin pour que ma maison ressemble à une maison bien tenue. C'est une ancienne amie de ma mère, qui est malheureusement décédée. Elle a largement dépassé les soixante dix ans, mais il faut la voir se démener avec un aspirateur. C'est presque une question de vie ou de mort, il FAUT que tout soit propre. J'aimerais bien me réfugier dans mon bureau quand elle est là, mais ce serait un manque profond de savoir-vivre. Alors j'écoute, j'écoute encore, et j'attends le moment magique où elle enfilera son vieux manteau pour s'en retourner chez elle. Bien entendu, tandis qu'elle maniait son plumeau avec l'énergie du désespoir, il a fallu qu'elle me parle de la principale information qui tenait en émoi toute la région. Un homme s'introduisait dans des maisons isolées et trucidait tout ceux qui y habitaient avec un couteau de chasse. Ça faisait des semaines qu'on en parlait dans les journaux et à la télé, mais jusqu'à présent la police n'avait aucun indice à se mettre sous la dent. La vieille femme me rabâchait sans arrêt de bien fermer portes et volets dès le soir venu, parce qu'on ne sait jamais, ce psychopathe pourrait très bien faire un petit tour par ici et s'en prendre à vous, vous qui ne pouvez même pas marcher pour vous défendre. Et patati et patata... elle n'arrêtait plus, aussi remontée qu'une pendule. J'en avais la tête qui tournait. J'ai failli lui répondre que j'étais assez grand pour savoir ce que j'avais à faire, mais comme je suis quelqu'un de bien élevé, j'ai dis oui oui oui Madame Freemantle, je ferai très attention à bien fermer ma porte à double tour.
Nous nous sommes installés dans le salon avec le gamin, en dégustant une succulente part de tarte aux pommes que Madame Freemantle avait préparée le matin même. On a discuté de tout et de rien en mangeant notre gâteau, mais je voyais bien qu'il n'attendait qu'une chose, c'est que je reprenne mon récit là où je l'avais laissé. Je lui ai parlé de son école, de son père, de tout un tas de sujets, mais il était là dans son fauteuil à se tortiller avec ses gambettes toutes maigrichonnes et ses grands yeux avides de connaître la suite. Il avait dans les yeux une petite lueur que je n'aimais pas du tout, celle de tous ceux qui veulent absolument connaître la vérité, aussi étrange soit-elle. J'avais encore énormément de choses à raconter, mais mon envie s'était subitement évaporée. J'aurais voulu rester seul cet après-midi, mais le gamin était là et je devais continuer de tout lui raconter, un peu comme quand on est obligé de faire quelque chose de pénible mais de néanmoins nécessaire, comme sortir son chien le soir après le travail alors qu'il pleut des cordes ou emmener sa femme dans un supermarché bondé de monde un samedi matin. Deux choses que je ne ferai jamais, Dieu merci.
Le gosse éludait mes questions anodines d'un revers de main, comme son frère le faisait autrefois. C'en était déconcertant cette façon de faire ce geste, j'aurai presque cru que c'était lui qui était devant moi, au lieu de ce gamin qui n'avait qu'une chose en tête, connaître la fin de l'histoire. J'avais la nette impression que ses yeux me transperçaient, des yeux fiévreux qui m'ordonnaient d'arrêter de tourner autour du pot et de commencer sur le champ la suite de mon récit. Il ne voulait entendre que ce qui l'intéressait et rien d'autre, une histoire avec un début, un milieu et une fin, comme toute histoire qui se respecte. Alors je ne sais pas pourquoi j'ai été pris d'une colère froide. Je sentais comme une agression de sa part, car pour qui se prenait-il à la fin, ce jeune blanc-bec boutonneux qui m'obligeait à extirper de ma mémoire des choses vieilles de plus de vingt ans ? D'accord, souvent il passait chez moi et une sorte d'amitié était née entre nous, mais est-ce que ce n'était pas plutôt son frère que je revoyais à travers lui et que c'était pour cela que ses visites m'étaient agréables ? Est-ce que je lui inspirai de la pitié à me voir constamment cloué dans mon fauteuil ? C'est pour ça qu'il venait chez moi au lieu de s'amuser à des jeux vidéos ou au football avec ses copains, comme tout bon garçon de son âge devrait le faire ? Je n'en voulais pas de sa pitié, ni d'une quelconque compassion. Il pensait peut-être avoir des droits, des droits légitimes parce que cela le concernait lui aussi, mais il n'avait aucun droit bordel de merde !
Et puis subitement ma colère est retombée, et j'ai repris mon histoire. Comme dit le proverbe, quand le vin est tiré, il faut le boire.
Jusqu'à la lie, je l'ai bu.
Il y avait donc eu l'épisode des chandeliers aux fenêtres du vieux manoir. Je t'ai dis hier soir que le lendemain on ne se souvenait de rien. Ça a recommencé quelques jours plus tard et là, on s'en est très bien souvenu. Ça a fait le tour de la ville comme une trainée de poudre. Personne n'osait aller jusque là-haut pour percer ce mystère, pas même la police. Il faut bien comprendre le contexte, ce manoir était inoccupé depuis des lustres et soudain des lumières apparaissaient en pleine nuit, illuminant chaque fenêtre. Ça avait quelque chose de, comment dire... de surnaturel, et même d'épouvantable si tu vois ce que je veux dire. Dans notre petite ville, il ne se passait jamais rien de particulier et soudain un phénomène inexplicable se produisait sous nos yeux. Tous les soirs il y avait des bougies allumées derrière les vitres. Les candélabres bougeaient dans tous les sens, mais il n'y avait pas de mains pour les tenir. Ça se voyait très bien avec des jumelles. Et puis, peut-être au bout d'une semaine, des gens se sont inquiétés de ne plus recevoir leur journal favori dans leur boîte aux lettres. Une semaine c'est long, mais le journal local n'était édité qu'épisodiquement, selon le bon vouloir du journaliste cher au cur de mon père. Son torche-cul comme il l'appelait devait quand même lui manquer, car un soir il en a parlé à table, s'inquiétant qu'aucun habitant ne l'avait aperçu en ville depuis plusieurs jours, alors que d'habitude il prenait toujours un café le matin dans un bar. Enfin c'est ce qu'on lui avait raconté, car il ne connaissait pas particulièrement la vie intime de son journaliste préféré. Alors dès le lendemain il a téléphoné à un flic qu'il connaissait, et les recherches se sont organisées. Ils sont d'abord allés chez lui, mais il n'était pas là. C'était un célibataire endurci, sans même un chat pour lui tenir compagnie. D'ailleurs comment une femme aurait pu vivre avec un homme pareil, un homme qui passait son temps à déverser son venin dans les colonnes de son torche-cul ? Rien ne semblait trouver grâce à ses yeux, et tout y passait. Quand la municipalité a décidé d'installer une superbe fontaine sur la place principale, il a fallu qu'il ponde un grand article sur le coût exorbitant d'une telle entreprise. Elle était fort jolie d'ailleurs, avec des petites sirènes en bronze qui déversaient de l'eau par leur bouche dans un grand bassin circulaire et un parterre de fleurs tout autour. Les gamins pouvaient même s'amuser dans l'eau en été, et pourtant la mer était toute proche. Quand ils ont refait la façade du cinéma municipal, il s'est déchainé en écrivant que le maire jetait l'argent des contribuables par les fenêtres, qu'il ne pensait qu'à sa réélection toute proche, et que c'était pour ça qu'il entreprenait des travaux colossaux dans la commune, uniquement pour plaire aux électeurs. Mes parents ne voyaient pas très bien ce qu'il y avait de colossal à refaire une façade, qui d'ailleurs en avait grand besoin. Enfin voilà le genre d'homme qu'il était, toujours à tout critiquer et tout remettre en question. Il y a des gens comme ça, des gens qui passent leur temps à dénigrer les autres et à chercher des poux sur la tête d'un chauve. Tu ne peux pas imaginer ce que ça peut me gonfler ce genre de personnage !
Après être passé chez lui, quelqu'un a soudain demandé si par hasard il ne serait pas allé jusqu'à la maison perchée sur la colline, histoire d'en ramener un scoop de première, genre LE MYSTERE DU MANOIR ENFIN ECLAIRCI. Connaissant le bonhomme, tout le monde s'est dit que c'était fort possible. Alors une dizaine d'hommes ont pris leur courage à deux mains et ils ont grimpé jusque là-haut, mon père y compris. Ils ont cherché pendant des heures tout autour de la maison, mais seulement tout autour, car ils n'osaient pas entrer à l'intérieur. C'était pourtant des adultes, et même certains d'entre eux des flics qui en voyaient de toutes les couleurs quand il y avait un carambolage quelque part. Tu peux imaginer ça, des corps disloqués en travers de la route après avoir traversé le pare-brise de leur voiture, morts ou gémissants faiblement des phrases telles que "mon bébé, où est mon bébé ?", la tête pleine de sang et les yeux hagards ? C'est un drôle de métier qu'être flic, il faut avoir le cur bien accroché parfois. Mais là, c'était autre chose, jamais ils n'avaient été confrontés à ce genre de situation. Ils en avaient la chair de poule en cherchant dans le moindre fourré, et mon père nous a raconté qu'ils avaient senti une sorte de présence malsaine sur les lieux. C'était comme s'ils n'étaient plus que des enfants nous a t-il expliqué, lorsque la lumière est éteinte dans la chambre et qu'on a peur qu'un monstre soit caché sous le lit. Une peur irraisonnée et tellement brutale qu'ils n'avaient qu'une hâte, partir de là le plus vite possible. Tout à coup quelqu'un s'est écrié "Venez par ici, venez voir ce que j'ai trouvé !" Ils ont tous accouru vers l'homme qui s'époumonait en hurlant qu'il venait de trouver quelque chose. Il y avait une torche, un appareil photo et une petite caméra qui gisaient dans l'herbe. Pas un de ces caméscopes numériques actuels avec tout un tas de boutons qu'on ne se rappelle jamais à quoi ils servent, mais une vieille caméra vhs comme on en fait plus de nos jours. Ils ont cherché encore un bon moment, mais il a bien fallu qu'ils se décident à entrer dans le manoir, parce qu'il n'y avait toujours aucune trace de l'homme disparu. Ils sont restés serrés les uns contre les autres en visitant chaque pièce tellement ils avaient peur, en grelotant de froid alors que dehors on approchait les vingt-huit degrés. Il ne devait y avoir guère plus que dix degrés à l'intérieur. La sensation que quelque chose se cachait dans les parages était encore plus forte dans le manoir, une chose tellement abominable qu'il n'y avait aucun mot pour la décrire. Mon père n'en a pas dormi pendant des nuits entières. Les recherches dans toute la maison ont été vite expédiées, d'après ce qu'il en a dit, car pour rien au monde ils n'avaient envie de s'éterniser là-dedans. J'ai appris par la suite qu'ils entendaient des coups sourds dans les murs, puis des chuchotements d'outre-tombe qui semblaient venir de nulle part. Ils avaient l'impression que le manoir les écrasait de tout son poids, certains avaient même du mal à respirer, mais surtout il leur semblait qu'on les observait de partout à la fois. Quelqu'un a dit que c'était le manoir lui-même qui les observait, que celui-ci était vivant, une sorte d'abomination qui cherchait au plus profond d'eux mêmes les peurs ancestrales de leur enfance.
Ils n'ont vu aucun chandelier à l'intérieur.
Sitôt de retour en ville ils ont fait développé la pellicule de l'appareil photo, mais celle-ci était vierge. Par contre la caméra en disait un peu plus long. Elle montrait des images tremblotantes prises à la lueur d'une torche par quelqu'un qui marchait en filmant. Ils entendaient nettement la respiration du journaliste, l'il collé à l'oculaire de sa caméra, Des arbres défilaient pendant sa marche. A une cinquantaine de mètres du manoir il a tourné la caméra vers lui en zoomant sur les fenêtres éclairées par les bougies. L'heure était incrustée sur le film. Il était trois heures vingt deux du matin. Mon père nous l'avait dit et je m'en souviens encore.
Et puis soudain ils ont entendu un grand cri, un cri horrible que seul peut pousser quelqu'un qui éprouve une frayeur épouvantable. La caméra bougeait dans tous les sens, tandis que le journaliste continuait de hurler comme un dément. Puis elle est tombée à terre, continuant de filmer les broussailles au ras du sol. C'est là qu'ils l'ont retrouvée, avec la torche et l'appareil photo. N'empêche, le journaliste avait une sacrée paire de bijoux de famille pour oser s'aventurer tout seul en pleine nuit jusqu'au manoir. Il faut croire qu'il y tenait beaucoup, à son scoop. Malheureusement pour lui c'était l'idée la plus idiote qu'il ait jamais eu.
- Et il n'a jamais été retrouvé ?
- Jamais ! Tu peux me croire, ça a fait grand bruit en ville. Tous les parents ont interdit formellement à leurs enfants de s'aventurer jusqu'au manoir, même en plein jour. Dès le soir venu, tout le monde se barricadait chez soi, en fermant soigneusement chaque fenêtre et chaque volet, malgré la chaleur qui régnait encore à cette heure là. Comme par miracle, les bougies n'étaient plus allumées derrière les vitres du manoir. Pendant environ un mois. Et puis ça a été l'enfer en ville. Des gens se sont mis à se comporter bizarrement. Une petite vieille qui allait chercher son pain comme tous les matins s'est tout à coup mise à traverser la route en sprintant comme une folle. Elle ne courait pas, elle sprintait, ça je l'ai vu de mes propres yeux car j'allais justement moi aussi à la boulangerie acheter des bonbons. Sur le coup je me suis demandé ce qui lui prenait à courir le marathon comme ça, surtout à son âge. Le magasin ne fermait qu'à midi et il était à peine dix heures, elle avait donc largement le temps de faire ses emplettes. Il fallait voir comment ses pieds montaient et descendaient sur le macadam, elle pistonnait dur la mémé. Elle avait laissé tombé son sac à main sur le trottoir, comme si c'était la dernière chose à laquelle elle tenait. Je la voyais courir comme une folle vers la vitrine sans même prendre le temps de ralentir en arrivant tout prêt. On a entendu un grand "boum", la vitrine a explosé et la vieille s'est affalée sur le présentoir à gâteaux. Il y avait des débris de verre partout. Heureusement elle n'était qu'assommée. Du sang dégoulinait sur son visage, à cause de la grande plaie ouverte en travers de son front. Les secours sont arrivés et l'ont emmenée à l'hôpital. Quand elle a retrouvé ses esprits les médecins lui ont demandé ce qui lui avait pris de charger la vitrine comme un taureau en rut. Elle a expliqué qu'une force intérieure lui avait ordonné de faire ça, c'était comme si quelqu'un ou quelque chose était entré en elle et la poussait inexorablement vers la vitrine de la boulangerie. Le pire a t'elle encore expliqué, c'est qu'elle VOULAIT le faire, c'était un besoin impérieux, comme d'aller faire pipi quand ça devient très urgent.
Deux jours plus tard, un homme d'une trentaine d'année s'est tranquillement assis au volant de son car scolaire et a traversé la ville, sans arrêter de klaxonner. C'était les vacances, il n'y avait donc aucune raison qu'il prenne le volant ce jour-là. Il roulait tranquillement dans son gros bus jaune en hurlant par sa vitre ouverte que bientôt la sainte colère divine s'abattrait sur eux et que ce serait pire que l'Apocalypse quand ça arriverait. Certains ont raconté qu'il avait les yeux fous et injectés de sang, tellement rouge qu'on aurait cru qu'il se les étaient peints avec le rouge à lèvres de sa femme. Une voiture de police est arrivée, toute sirène hurlante et gyrophare allumé, comme dans un film de gangster. Ils l'ont obligé à s'arrêter, l'ont sorti du véhicule et lui ont passé les bracelets derrière le dos. C'était à croire qu'il avait plongé la tête dans une assiette pleine de farine tellement son nez et sa bouche étaient parsemés d'une espèce de poudre blanchâtre. Les flics ont dit qu'il avait pris de la poussière d'ange avant de commencer sa petite plaisanterie. La poussière d'ange, c'est une drogue assez dure qui donne des hallucinations. T'es persuadé qu'il y a un sanglier monstrueux qui te court après dans ta cuisine avec ça, alors que tu habites au trente-sixième étage d'un building. Une sacrée saloperie ce truc là ! Ils lui ont donc demandé où il avait acheté sa poudre miraculeuse, et il est parti d'un grand rire en braillant qu'il n'avait rien acheté du tout, que quand il s'était levé le matin il y en avait une assiette pleine qui l'attendait tranquillement sur la table du salon. Ça a été plus fort que lui, une voix lui a ordonné d'y plonger tête la première et de s'en délecter autant que possible.
Et puis soudain il a forcé comme un dingue sur ses menottes en écartant ses poignets le plus possible. La chaîne en acier trempé s'est cassée comme une allumette. Les flics n'ont même pas eu le temps de réagir qu'il s'est précipité sur l'un deux et lui a balancé son poing en pleine figure. Ensuite il s'est mis à genoux et s'est tapé la tête sur le trottoir de toutes ses forces, comme ça plusieurs fois de suite en hurlant que le jour de l'Apocalypse était enfin arrivé. Deux flics se sont jetés sur lui pour le relever. Le sang pissait de son front comme une fontaine, c'était vraiment pas beau à voir d'après les dires des passants qui assistaient à la scène. Celui qui avait reçu le coup de poing n'arrêtait pas de gueuler en tenant son pif écrasé. "Berde, ce gon m'a gassé bon nez. Oh budain, que ç'a fait baaaaal !". Là-dessus, ils ont emmené l'énergumène au poste, l'ont fait soigné et l'ont bouclé derrière les barreaux pour coups et blessures à agent et possession de drogue. Bien sur c'était juste pour le calmer, car ils étaient certains qu'il disait la vérité, avec tout ce qui se passait d'anormal depuis quelques jours. Sa femme est venue et les a suppliés de le libérer, mais il n'y a rien eu à faire, c'était pour son propre bien qu'ils lui ont répondu. Le lendemain, ils l'ont retrouvé pendu dans sa cellule avec une corde, alors que bien entendu il n'y avait pas de corde quand ils l'avaient enfermé. Sur le mur il avait écrit en grosses lettres de sang: "Le manoir vous aura tous, l'un après l'autre".
Dans l'après-midi, une femme affolée a appelé les flics parce que son voisin était en train de faire un grand trou dans son jardin. A côté de lui il y avait une brouette dans laquelle il avait entassé sa femme, comme un vulgaire tas de linge sale. Elle avait la gorge tranchée et plein de sang sur sa robe toute neuve. La seule explication qu'il a donnée était que son épouse lui avait demandé de l'aider à faire le ménage. Tandis qu'il était là avec son chiffon dans les mains à astiquer les meubles, une voix dans sa tête lui a dit que ce n'était pas comme ça qu'on faisait le ménage. Faire le ménage voulait dire se débarrasser des choses encombrantes. Et il y avait une chose particulièrement encombrante en train de gigoter perchée sur un tabouret en lavant les vitres. Alors il est allé dans la cuisine, a pris le plus grand couteau qu'il ait pu trouver dans l'un des tiroirs de la superbe cuisine équipée qu'ils venaient de s'offrir et a fait le ménage à sa façon.
Il y a eu d'autres comportements bizarres au sein de notre petite communauté, comme cet enfant de huit ans à peine qui s'est jeté sur son chat et lui a sectionné la queue en la mordant de toute la force de ses petites dents. Et puis également ce jeune garçon dont le nouveau passe-temps favori était de se munir d'une grosse loupe et de griller des limaces en faisant passer les rayons du soleil à travers. C'était devenu une obsession chez lui, il disait qu'ainsi les limaces ne viendraient plus le réveiller en pleine nuit en se promenant sur son torse, laissant des traces visqueuses sur sa peau toute neuve tout en bavardant entre elles. Quand les parents ont demandé à leurs enfants pourquoi ils avaient fait ça, ils leur ont répondu qu'une voix dans leur tête le leur avait ordonné. Je pourrais t'en citer pleins des cas comme ça. Tout le monde savait que c'était à cause du manoir tout ce qui arrivait. Il déversait son influence démoniaque sur toute la ville.
Et puis tout est rentré dans l'ordre, plus aucun des habitants de notre petite bourgade où d'ordinaire il ne se passait jamais rien n'a eu d'idées saugrenues. Ce n'était pas bien méchant tout compte fait, à part celui qui s'était pendu dans sa cellule et la femme égorgée, mais ce n'était que l'orage avant la tempête. Une tempête digne des pires films d'épouvante.
On a été tranquille durant environ un mois et demi. Il n'y avait plus de lumières mystérieuses au manoir, plus personne n'avait envie de se promener tout nu dans la rue avec un entonnoir sur la tête en certifiant qu'une voix intérieure le leur avait ordonné, et chacun espérait que ça continuerait ainsi pour toujours. Alors on a baissé notre garde comme on dit, on ne s'est pas méfié de ce qui pouvait encore arriver.
- Et il est arrivé quoi ? Parce que jusqu'à présent vous ne m'avez toujours pas dit comment mon frère est mort.
- Attends, j'y viens. Mais je dois tout te raconter, dans les moindres détails. Il y a tellement de choses étranges qui se sont passées dans notre ville.
- Mais comment vous savez tout ça ? Vous n'étiez qu'un adolescent. Vous ne pouviez pas être partout à la fois.
- Parce que les nouvelles vont vite dans les petites bourgades comme la nôtre. Et puis souvent, alors que nos parents nous croyaient couchés, moi et mes frères et surs nous étions tous au premier étage le long de la balustrade à écouter ce qu'ils disaient, sans faire de bruit pour ne pas qu'ils nous entendent. Nous étions vraiment avides de savoir, comme quand on lit un bon bouquin et qu'on veut connaitre la suite le plus tôt possible. On ne le lâche pas ce livre, tellement il est palpitant. Ou mieux encore, quand on regarde un film qui nous fout une trouille de tous les diables debout derrière un canapé quand on a ton âge, prêt à se sauver dans notre chambre en hurlant, tandis que papa et maman sont partis chez des voisins en nous laissant tout seul. On ne peut s'empêcher de rester devant la télévision, en se cachant les yeux des deux mains lorsque les scènes les plus horribles se déroulent. C'est une sorte de fascination morbide, mais ça fait tellement de bien cette montée d'adrénaline qui nous bouffe les tripes, même si l'on sait qu'on en fera des cauchemars pendant des nuits entières. Pour nous c'était une histoire tellement incroyable tout ce qui se passait, mais une histoire vraie, et ça se passait chez nous, dans notre ville. On ne voulait pas en perdre une miette.
A ce moment-là, le téléphone s'est mis à sonner. C'était son père qui réclamait son fils d'une voix pâteuse, parce qu'il fallait absolument qu'il aille lui acheter un pack de bière. Il venait de vider la dernière cannette et il avait encore soif, si soif... Tandis qu'il enfilait son blouson, le regard triste à l'idée de retrouver une ambiance si follement réjouissante dans son foyer, je lui ai dis qu'il pouvait revenir le lendemain et que je lui raconterai la suite. Il a eu un maigre sourire, et il est reparti. Pauvre gosse, il ne méritait vraiment pas d'avoir un tel père. Mais je ne pouvais rien y faire après tout. Même avec la meilleure volonté du monde.
Le lendemain après-midi, j'étais absorbé par la lecture du journal quand il est revenu. Il y avait un grand article sur le psychopathe qui zigouillait à tout va dans la région. Cette nuit il s'en était pris à une famille dans une maison isolée à des kilomètres d'ici, assassinant le couple et leur enfant de treize ans avec son couteau de chasse. D'après l'article, l'horreur était indescriptible. Il y avait même une photo de la maison en question, avec en gros titre cette phrase digne d'un roman à quatre sous : "L'égorgeur a encore frappé". Le journaliste, certainement en veine d'inspiration ce jour-là, posait les sempiternelles mêmes questions : Mais que fait la police, on se demande à quoi elle sert, on est plus tranquille nulle part... Il ferait mieux de changer de métier ce mec là, si c'est tout ce qu'il a d'original à écrire sur cette affaire.
J'ai refermé mon journal et nous nous sommes installés dans un fauteuil pour que je continue mon histoire. Enfin moi j'étais déjà assis dans ma fidèle Sangsue avant que Madame Freemantle n'arrive. Elle n'a pas arrêté de me tourner autour comme un rapace en faisant son ménage, avec sa petite langue qui gigotait sans cesse dans sa bouche. On aurait dit qu'elle voulait refaire le monde à elle toute seule ce matin. Si ça ne tenait qu'à elle il y aurait longtemps que ce monstre serait derrière les barreaux. Il y a des gens qui ne méritent pas de vivre, elle me l'a bien répété dix fois en une heure. Je la trouve plutôt amusante de la voir s'agiter comme elle fait. Je l'observe comme un poisson rouge dans un bocal. On apprend beaucoup sur les gens quand on les observe. De plus, ça me fait de la compagnie, ce qui n'est pas négligeable. Je n'ai même pas internet pour me distraire. De toute façon, pour ce que j'en pense, ça ne me serait pas très utile. Tous ces moyens de communication actuels qui permettent soi-disant de communiquer, alors que la plupart des gens ne pensent qu'à eux et n'en ont pas grand chose à foutre des autres. Ça me fait gerber tous ces je t'aime moi non plus de notre société. Tout ça est tellement superficiel. On dit que le temps c'est de l'amour. Et bien si c'est ça aimer les autres et communiquer, autant rester seul et lire de bons bouquins en écoutant de la musique. Communication mon cul oui !
J'ai donc repris mon histoire où je l'avais laissé la veille. Il n'était plus question de tourner autour du pot aujourd'hui. Je me devais de la terminer. Et c'est ce que j'ai fais. Sans oublier le moindre détail.