Marée grise
Devant la maison qu'il venait d'hériter, Norton Beagelow observait le ballet incessant des mouettes au-dessus de l'océan. Dans la petite crique à deux cents mètres de là, les vagues agonisantes s'écrasant contre la falaise donnaient un écho presque surnaturel au paysage magnifique qui s'étalait devant lui. Dans un ultime sursaut de vie, la mer déchaînée exprimait sa colère, puis, le temps de reprendre sa respiration, chuchotait quelques murmures veloutés, avant de redoubler d'impétueux efforts en un déferlement d'écumes se fracassant contre la roche. Jamais il ne se lassait de ce manège incessant et, s'il s'était écouté, il se serait étendu dans l'herbe pour mieux apprécier ces instants délicieux, contemplant le ciel ensanglanté tapissant l'horizon, dans ce doux crépuscule d'automne où la brise légère caressait son visage.
Cela faisait une semaine qu'il habitait à Breaktown, dans ce grand manoir que son oncle lui avait légué par testament. Arrivé la veille de Pâques avec Sam, son fils de neuf ans, il espérait que la vie dans ce coin perdu lui ferait oublier les dures épreuves des derniers mois. La bâtisse, assez sinistre avec ses hauts murs gris et ses grandes fenêtres, n'était malheureusement pas très accueillante. Les boiseries des nombreuses pièces avaient besoin d'un sérieux coup de peinture, le papier peint, sale et maculé de larges taches d'humidité, partait en lambeaux, la clôture devait être réparée, la cave rangée et nettoyée, et les sols remis à neuf. Ce n'est pas le travail qui manquait, mais il avait le temps, tout le temps nécessaire aux multiples travaux de rénovation. Comment son oncle avait-il pu laisser sa maison dans un tel état d'abandon ? Il consacrerait une bonne partie de l'argent qu'il lui avait également laissé pour faire de cette grosse bicoque un havre de paix. Depuis que son épouse était décédée six mois auparavant, Sam était devenu bien trop taciturne et se murait dans un silence inquiétant.
Il fallait que ça change. Il voulait revoir sur le visage de son fils ce sourire qu'il aimait tant, cette façon de rire aux éclats quand quelque chose l'amusait.
Mais quand on croit tenir enfin dans le creux de ses mains une infime part de bonheur, les choses peuvent parfois devenir bien pires.
Et à Breaktown, dans ce petit village à l'air si paisible, ce n'est pas les évènements qui suivirent qui prouveront le contraire.
Il faut encore que je vous dise quelque chose. Toute cette dramatique histoire est absolument véridique, je n'ai rien inventé.
Je le sais, parce que Norton Beagelow, c'est moi.
Quand j'ai hérité du manoir de mon oncle, j'ai été assez surpris. Nous n'avions aucun contact lui et moi, et j'avais presque oublié jusqu'à son existence. Il était assez bizarre, préférant
la solitude loin de ses proches, ne donnant jamais signe de vie à quiconque. Mais mes parents sont morts il y a cinq ans, et il ne restait plus que moi dans la famille. Même son décès fut particulièrement étrange. Des touristes l'ont retrouvé au bord d'un étang à dix kilomètres de chez lui, la tête immergée dans la vase, une indicible terreur sur le visage. Il y a eu enquête, qui a conclu à une crise cardiaque. Je n'y crois plus depuis que je vois ce qui se passe ici. Il est mort d'autre chose, j'en suis persuadé. C'est comme s'il avait fui quelque chose, et que ce quelque chose avait réussi à le rattraper.
J'avais donc décidé de tourner la page, après la mort injuste de Miranda, ma chère épouse. Comme je l'ai dit, il fallait que Sam et moi repartions sur de bonnes bases. Nous avions vécu des choses tellement éprouvantes avant qu'elle ne décède. Les médecins avaient diagnostiqué une tumeur au cerveau, et ce maudit cancer qui la rongeait était malheureusement incurable. Quand je pense à elle, ce qui arrive très souvent, je revoie son sourire enchanteur, son corps de déesse, ses longs cheveux couleur de blé et son visage de porcelaine. Elle avait une façon de s'exprimer absolument ravissante, et jamais pendant les quelques années de notre vie de couple nous n'avons eu la moindre querelle. Quand nous avons su pour sa tumeur, nous sommes restés presque une nuit entière dans les bras l'un de l'autre, anéantis par cette triste nouvelle. Elle pleurait doucement sur le lit, et je lui caressai les cheveux en tentant de trouver les mots qu'il fallait pour la réconforter. Et puis il y a eu l'hôpital, les nombreux médicaments inutiles pour soulager ses douleurs, la déchéance de son corps condamné à une lente agonie et les questions sans réponses. Des questions à qui d'ailleurs ? A Dieu, qui reprenait sans vergogne ce qu'il m'avait offert ? Aux médecins qui ne pouvaient qu'assister impuissants à notre détresse ? Je n'en sais rien, mais j'avais la rage contre ce sort injuste qui la faisait mourir à petit feu. Comment accepter l'inacceptable ? Merde, elle n'avait que trente deux ans ! Et je l'aimais, elle était tout pour moi. C'était ma femme, ma femme nom d'une pipe !
Elle a commencé un jour par perdre ses cheveux par poignées entières. A la fin, ce n'était plus que l'ombre d'elle-même tellement elle avait maigri, ses os pointaient sous sa peau presque translucide, son visage était si creusé qu'on y voyait presque ses mâchoires à travers. Il y avait bien des moments de rémission où elle était à peu près consciente, mais la plupart du temps elle disait des choses affreuses, des mots orduriers que jamais elle n'avait employés. Je restais assis à côté d'elle en lui tenant la main, une main si légère et décharnée qu'on aurait dit celle d'un squelette. Elle ne me reconnaissait même plus. Je ne voulais pas que Sam voit sa mère dans cet état, aussi je le laissai chez des amis quand je me rendais à l'hôpital. Le pauvre petit, il n'a même pas pu embrasser sa maman une dernière fois.
J'ai fait une longue dépression après ça, mais la roue tourne comme on dit, et je devais m'occuper de notre petit garçon. Il n'y avait que ça qui comptait, m'occuper de notre fils.
L'héritage du manoir était une chance pour nous deux ; partir de cette ville qui nous avait enlevé celle que nous chérissions le plus. Il y avait trop de souvenirs au goût de cendres là-bas.
Nous ne parlions jamais d'elle entre nous, car les mots étaient inutiles. On gardait chacun dans notre cur le souvenir éternel de sa présence, jusqu'à ce soir où j'étais allé voir si tout allait bien. Ça faisait trois jours que l'on était ici.
J'étais déjà sur le pas de la porte après l'avoir embrassé et souhaité une bonne nuit qu'il m'a dit :
- Papa, tu crois que maman est au Paradis ?
Je suis retourné m'asseoir sur son lit.
- Où qu'elle soit bonhomme, le plus important est de savoir que nous ne l'oublierons jamais. Alors je ne sais pas si elle est au Paradis où ailleurs, mais il n'y a rien ni personne qui a le droit de t'empêcher d'y croire si tu le veux. Tu comprends ce que je veux dire ?
- Oui papa. Mais elle me manque tellement.
Il avait les larmes aux yeux.
- Je sais fiston, je sais. Il n'y a plus que nous deux maintenant, mais elle est toujours là, dans notre cur. C'est tout ce qui compte, tu ne crois pas ?
Je l'ai pris dans mes bras, et de nouveau embrassé sur le front.
- Allez maintenant, essaie de dormir. Et n'oublie pas, si tu veux que l'on parle d'elle, je serais toujours là.
Je suis ressorti, le cur serré.
C'est la huitième nuit de notre arrivée au manoir que des choses étranges commencèrent à se produire. Vers deux heures du matin, Sam hurla dans sa chambre. Réveillé en sursaut, je me suis précipité pour voir ce qui se passait. Il était recroquevillé contre la tête de lit, les yeux épouvantés et les lèvres tremblantes, hurlant à n'en plus finir.
- Qu'y a t-il Sam, de quoi as-tu peur pour crier comme ça ?
- Il
il y a des bruits dans les murs.
- Des bruits ? Mais c'est une vieille maison, elle craque de partout quand le vent souffle trop fort. Ou alors c'est la branche d'un arbre qui frotte contre les volets. Dès demain je couperai ces foutues branches. Promis juré bonhomme !
- Non papa, ce ne sont pas des craquements. Ça vient des murs. J'ai entendu des coups sourds, comme si quelqu'un tapait dedans et voulait sortir.
J'ai tendu l'oreille, et les coups dans les murs ont repris de plus belle. Puis j'ai nettement entendu des bruits de pas, et, je n'en fus pas totalement certain, un rire démoniaque à peine audible.
- Ce sont des rats, lui ai-je assuré plus pour me convaincre moi-même que pour calmer mon fils. Ils sont dans les cloisons. Si tu veux, tu peux dormir avec moi. Allez viens mon grand. On verra ça demain.
J'ai embrassé mon garçon et l'ai porté dans ma chambre.
Mais je restais néanmoins perplexe. Depuis quand les rats cognent contre les murs et rient d'une telle façon ?
Dès huit heures le lendemain matin, je suis allé dans la chambre de Sam et j'ai écouté, l'oreille collée contre un mur. Je n'entendais rien, rien que le ressac de la mer et le vent soufflant dans les arbres. Notre imagination nous avait certainement joué des tours, trop épuisés pour avoir les idées claires. J'ai continué mon inspection dans toutes les autres pièces, et ce jusqu'au grenier, où une épaisse couche de poussière recouvrait de vieux meubles délabrés. Je n'y ai trouvé aucunes traces de rats, aucuns signes de leur présence dans les cloisons : ni de nids dans de vieux journaux déchirés, ni de déjections de ces satanées bestioles.
Il ne restait plus que la cave à inspecter, pendant que Sam jouait dans la cour. Depuis qu'il avait entendu des bruits bizarres dans sa chambre, il ne voulait plus y dormir. J'ai donc installé son lit dans la mienne.
Progressant lentement dans les escaliers menant au sous-sol, en tenant une torche devant moi car l'interrupteur ne fonctionnait pas, une odeur fétide et oppressante m'a presque soulevé le cur. Encore une chose à réparer, maugréai-je agacé. Décidément ! L'escalier de bois était dans un état lamentable, il y manquait même quelques contremarches. En arrivant en bas, je me frayais un chemin à travers tout un bric-à-brac. Le sol était de terre battue, et les murs en pierres. Rien qui laissa présager que c'était infesté de rats. J'ai poursuivi mon chemin dans cette cave immense, et c'est en balayant un mur de ma torche que j'ai découvert une sorte d'alcôve. J'ai fais quelques pas, et la puanteur s'intensifia davantage. L'obscurité environnante semblait encore plus angoissante. Je me suis approché pour examiner l'alcôve, et quand je fus juste devant elle un visage grimaçant surgit des ténèbres, une face hideuse sortie tout droit d'un cauchemar. Elle me regardait de son il unique injecté de sang, l'autre n'étant qu'un magma purulent de chairs décomposées. Des lambeaux de peau tombaient sur ses joues. Sa bouche édentée s'ouvrit en un rictus d'agonie. Une main décharnée essaya de m'attraper, mais je reculai en titubant et laissai tomber ma torche, qui s'éteignit sur-le-champ. Le cur battant à tout rompre dans ces ténèbres malsaines, tâtonnant à quatre pattes sur le sol, dans un moment de panique effroyable j'ai senti la main de l'horrible créature effleurer mon dos. Je poussai un cri désespéré, remuant les mains encore plus vite sur le sol froid et humide, et enfin je la retrouvai. J'appuyai sur le bouton pour la rallumer, mais cette idiote ne voulait rien savoir. Je la frappai de toutes mes forces dans mon autre main, en proie à une panique sans nom, en hurlant "ALLEZ SALOPERIE, RALLUME-TOI BORDEL !"
Ma torche daigna enfin se rallumer, projetant un faisceau blafard vers l'alcôve, mais il n'y avait rien à l'intérieur. Rien que de la poussière et des toiles d'araignées.
Quelque chose passa entre mes jambes. J'étais déjà prêt à hurler de terreur une nouvelle fois quand je me suis aperçu que ce n'était qu'un chat, certainement entré par le soupirail. Il était aussi noir qu'une nuit sans lune, ses yeux brillaient d'un jaune sépulcral dans le reflet de ma lampe, tels des petites soucoupes. Il crachait en m'observant, les poils tout hérissés.
Je remontai les escaliers à toute vitesse, heureux que Sam ne soit pas avec moi et n'ait pas vu lui aussi cette monstrueuse apparition. Le chat se sauva par la porte laissée grande ouverte donnant sur la cour.
Une fois dans la cuisine et mon calme retrouvé, j'essayai de me persuader que j'avais eu une vision, une sorte d'hallucination due à mon manque de sommeil. Mon caractère pragmatique reprenait le dessus.
Mais il se passait des choses vraiment étranges dans ce vieux manoir.
Je décidai qu'aujourd'hui je descendrai au village avec Sam pour faire quelques emplettes, car il était temps de faire connaissance avec ses habitants. Jusqu'à présent, trop occupés à défaire des cartons et à tout ranger, nous n'avions pas eu le temps de nous y rendre. J'avais acheté tellement de victuailles que nous aurions pu tenir un siège, il n'y avait donc rien de vraiment urgent. Mais j'avais besoin d'outils. Nous avons pris la voiture, descendu la petite route qui menait au hameau, en admirant la lande verdoyante qui s'étendait à perte de vue. On s'est arrêté sur la place principale. Le village, d'aspect moyenâgeux et plein de petites ruelles escarpées qui partaient dans tous les sens, avait l'air tout droit sorti d'un conte de fées. Au milieu de la place une fontaine en forme de sirène déversait une eau fraîche et limpide. Juste à côté, un vieux chêne rabougri déversait son ombre salutaire. On avait même installé des bancs pour profiter de la quiétude de l'endroit. Aux balcons de chaque maison, des jardinières pleines de fleurs multicolores donnaient un air de printemps. Le village entier respirait le calme, la tranquillité et la douceur de vivre.
Quelques personnes âgées déambulaient dans les ruelles, nous détaillant d'une manière presque inconvenante.
En entrant dans la quincaillerie, qui faisait également office d'épicerie, j'eus une désagréable impression. Ce n'était pas le magasin lui-même qui me dérangeait, malgré tout son attirail installé pêle-mêle sur des étagères, mais la façon qu'avait le commerçant de regarder Sam. C'était un vieil homme aux sourcils broussailleux, affublé d'une blouse sale dont les taches étaient plus que douteuses. Il y avait quelque chose de malsain dans son regard, et pas une seule fois l'homme ne porta les yeux sur moi. Derrière ses lunettes rondes, il n'avait d'yeux que pour mon fils, le dévisageant avec insistance. Je n'aimais pas du tout son sourire sur ses lèvres desséchées, et son il pétillant de malice me mettait mal à l'aise. De malice ou de convoitise.
J'achetai donc des outils et quelques provisions et nous sommes ressortis de la boutique. A peine dehors, une vieille femme tout habillée de noir s'est précipitée sur nous. Visiblement, elle nous attendait.
- Partez d'ici marmonna t-elle entre ses dents. Vous ne devez pas rester. Partez le plus vite possible. Aujourd'hui même si vous le pouvez. Je vous en conjure, faites-le.
Et elle s'éloigna en trottinant, appuyée sur sa canne.
Le commerçant, qui nous avait suivis sur le pas de sa porte, murmura d'une voix doucereuse, toujours en regardant uniquement Sam :
- Ne faîtes pas attention à elle. C'est une vieille folle. Elle n'a plus toute sa tête.
Et il retourna dans son magasin, en faisant un clin d'il malicieux à mon petit garçon.
- Papa, qu'est-ce qu'elle voulait dire la dame ? Et pourquoi le marchand me regardait tout le temps comme ça ?
- Je ne sais pas Sam, les vieilles personnes font des choses bizarres parfois. Ça te dit un chocolat ? Ça va nous réchauffer. Viens, il y a un bar là-bas.
Dans le bar, tous les regards convergèrent vers nous. Le bistrot datait d'un autre âge, comme si le temps avait décidé de s'arrêter ici. Il y faisait sombre, et ça sentait le renfermé, le vieux pet, l'odeur aigre de transpiration et l'haleine fétide. D'antiques photos défraîchies étaient accrochées aux murs, des attrape-mouches gluants pendaient du plafond. On s'est assis à une table bancale, commandé nos boissons à une vieille femme qui ressemblait beaucoup trop à une sorcière, et on a attendu. Il y avait quelque chose de spécial ici, de vraiment spécial.
La quinzaine de clients qui étaient là avait tous largement dépassé les soixante-dix ans. Ils sirotaient des tisanes, du café ou du chocolat, tenant leur tasse d'une main tremblante. Quelques femmes étaient assises à une table, et, je n'en cru pas mes yeux, l'une d'elle avait directement déposé son dentier à côté de sa tasse.
Un gros homme barbu d'aspect débonnaire et vêtu d'une salopette s'approcha de nous, en tendant une main ridée pour nous saluer.
- Bonjour messieurs. Je me présente. Je suis Nestor Goodlike, maire de ce charmant village. Vous êtes certainement les nouveaux propriétaires de la maison-du-haut. C'est comme ça qu'on l'appelle ici. La maison-du-haut. Une bien grande maison pour seulement deux personnes. Vous plaisez-vous parmi nous Mr Beagelow ?
- Mr Beagelow ? Mais
comme savez-vous mon nom ?
- Nous savons tout de vous Mr Beagelow. Jusqu'au moindre détail. C'est vous qui avez hérité du manoir n'est-ce pas ? On l'aimait bien votre oncle. Dommage qu'il soit parti si vite et
si jeune. Pensez-donc, cinquante quatre ans ! Vous savez, c'est une petite communauté ici, il ne faudrait pas que de nouveaux arrivants nous causent des ennuis. Nous aimons notre calme voyez-vous. Et voici donc Sam. Un bien joli garçon que vous avez là. Il y a si longtemps que nous n'avons vu de jeunes enfants.
- N'y a t-il donc aucun autre enfant dans le village ? Ni même un adolescent ?
Le vieil homme réfléchit quelques secondes, en tirant sur sa pipe.
- Et bien si, en fin de compte. Nous en avons quatre. Ou plutôt un. Un seul. Mais ils sont quatre.
- Veuillez m'excuser, mais je ne comprends pas très bien. Il y en a un ou il y en a quatre ?
- Heu...c'est assez difficile à expliquer. Mais vous verrez Mr Beagelow, vous verrez et vous comprendrez.
En disant cela, il observait Sam. En fait, toutes les personnes dans le café observaient Sam.
Et leurs yeux pétillaient d'un plaisir malsain.
Nous ne sommes pas restés bien longtemps dans cette gargote nauséabonde.
C'est en sortant que nous fîmes connaissance avec l'un des quatre enfants du village. Il se tenait à côté de ma voiture, les bras ballants, dansant d'un pied sur l'autre. Il ne devait avoir qu'une dizaine d'années, et son visage blanc comme la mort était d'une infinie tristesse.
- Bonjour jeune homme. Comment t'appelles-tu, lui demandai-je gentiment.
- Je suis Jack. Vous avez des bonbons ?
- Des bonbons ? Non, désolé petit. Tu peux me dire où habitent tes parents ?
La réponse se fit aussi cinglante qu'inattendue.
- Je n'ai pas de parents. Ils sont morts. Ils étaient trop
Il porta un doigt à ses lèvres, en faisant "chuuut
"
Et il détala vers le café où tous les clients, derrière les vitres sales, nous observaient avec beaucoup d'attention.
"Des fous ! Que des fous dans ce patelin !" grommelai-je en m'installant derrière le volant.
Nous avions à peine parcouru quelques kilomètres pour rentrer à la maison que j'aperçus dans mon rétroviseur une grosse voiture rouge qui nous suivait. Elle roulait à vive allure, se rapprochant dangereusement de la nôtre. Elle ne pouvait pas nous dépasser, la route n'étant pas assez large. Elle était maintenant juste derrière nous, klaxonnant avec insistance. Je ralentis, empiétant sur le bas-côté et faisant des signes pour qu'elle nous dépasse. Arrivée à notre niveau, le conducteur se déporta brusquement sur la droite et percuta la carrosserie de notre voiture. Ça a fait un bruit terrible de tôle froissée, j'ai même cru voir quelques étincelles.
- Bordel, mais qu'est-ce qu'ils foutent ces cons ? Ils veulent nous tuer ou quoi ?
- Arrête-toi papa, je t'en prie, arrête-toi !
Je me suis arrêté, le cur battant la chamade et les mains crispées sur le volant.
Les chauffards continuèrent leur chemin à toute allure, comme si de rien n'était, dans un grand nuage de poussière.
Mais j'avais eu le temps de voir leurs visages.
C'était des adolescents, trois garçons et une fille, une canette de bière aux lèvres et riant comme des fous.
Dans l'après-midi, je réfléchissais à notre mésaventure. Le maire nous avait clairement dit qu'il n'y avait que quatre enfants dans le village, et aucun adolescent. Alors d'où venaient ceux qui nous avaient percutés ? Et pourquoi tout le monde était si vieux ici ?
Je suis sorti dans la cour pour voir ce que faisait Sam. Il n'était pas là. Je fis le tour de la maison en l'appelant, et je l'aperçus à l'orée du bois. Il y avait quelqu'un avec lui. J'ai couru vers eux, me demandant qui était ce petit garçon qui discutait avec mon fils.
Quand je fus assez prêt, je reconnus immédiatement Jack, le jeune garçon que nous avions rencontré sur la place du village. Sam était debout devant lui, les yeux ronds et la bouche grande ouverte.
- Jack, mais que fais-tu ici ? Tu voulais voir Sam ?
Mais Jack répondit d'une toute petite voix, celle d'une fillette. Ses traits avaient changé, ils étaient beaucoup plus doux.
- Où est ma maman ? Je veux ma maman. Où est-elle ?
- Jack ! Ta maman n'est pas ici voyons.
- Jack ? Qui est Jack, répondit-il en se mettant à pleurer. Je ne connais pas de Jack. Je suis Elodie. Et je veux ma maman. Vous savez où elle est ?
Je ne savais trop quoi faire. Je le pris par la main, ainsi que Sam, et nous sommes redescendus au village. Sam ne disait rien, choqué par ce qu'il venait de voir, tandis que Jack continuait de pleurnicher en réclamant sa mère.
Nous sommes allés directement dans le bar. A peine la porte ouverte, Jack se précipita et grimpa sur une table, gesticulant comme un diable.
Ses traits étaient défigurés, de la bave coulait sur son menton.
- Allez vous faire foutre bande de dégénérés hurla t-il à la cantonade. Vous n'êtes que de vieux gâteux. Vous paierez pour ce que vous faîtes. Oh oui, vous allez payer !
Sa voix avait encore changé, elle était beaucoup plus rauque, empreinte d'une haine féroce.
Le maire était devant lui, les bras tendus.
- Jack ! Arrête-toi maintenant ! Descends de là tout de suite ! Ne te donne pas en spectacle devant des étrangers !
- Jack ? Je ne suis pas Jack. Je suis Alan. Vous savez qui est Alan ? Bien sûr que vous le savez. Sale bande de tordus. C'est l'enfer qui vous attend, vous comprenez ça ? L'enfer !
Soudain, il a tourné la tête vers nous.
- Foutez-le camp tous les deux. Retournez dans votre maison. Attendez la nuit. Il y a tellement de choses dans les murs. Tellement d'horribles choses. Vous les avez entendus n'est-ce pas ? Je suis sûr que oui. Ils vous prendront vous aussi.
Et il s'écroula sur la table, les yeux révulsés.
Le maire s'approcha de lui et le prit dans ses bras.
- Ce n'est rien Jack, ce n'est rien. Calme-toi mon garçon, calme-toi.
- Mais qu'est-ce qui se passe ici criai-je à l'intention du maire. Qui est ce garçon ? Pourquoi dit-il qu'il s'appelle Elodie, et ensuite que son nom est Alan ? Allez-vous m'expliquer à la fin !
- Ce serait une histoire bien trop longue à raconter. Jack a perdu ses parents dans heu
dans un accident de voiture, et maintenant j'en ai la garde. Depuis cette horrible tragédie, il souffre de multiples personnalités. C'est pour ça que je vous ai dis que nous avions quatre enfants dans le village.
- Alors où sont les autres ? Pourquoi n'y a t-il pas de jeunes couples ici ? Et si ce que vous me dites est vrai, ce garçon a besoin d'être soigné.
- Oh mais il l'est, nous avons un excellent médecin ici à Breaktown. N'est-ce pas Christopher que tu es un excellent médecin ?
Un vieil homme se leva, tenant à peine sur ses jambes.
- Pour sûr répondit-il d'une voix asthmatique. Y a pas meilleur dans tout de comté.
Il partit d'un petit rire rocailleux, et j'eus la nette impression que l'on secouait un sac d'os pendant qu'il s'esclaffait.
- Rentrez chez vous maintenant Mr Beagelow, vous en avez assez fait. Merci d'avoir ramené Jack, mais ce qui ce passe ici ne vous concerne pas.
- Juste une chose avant de partir. Ce matin une voiture nous a percutés, elle l'a fait exprès. Il y avait quatre jeunes à l'intérieur. Qui étaient-ils ?
Son visage devint blême, et il porta une main tremblante à sa bouche.
- Mon Dieu ! Ils sont revenus ! C'est votre oncle, c'est de sa faute répondit-il d'une voix blanche.
- Ce qui veut-dire ?
- Vous le saurez bien assez tôt. Laissez-nous tranquille maintenant. Je vous le dis encore une fois, rentrez chez vous.
Et nous sommes rentrés chez nous, dans cette grande maison pleine de secrets, une maison de cauchemars. Mais ça, nous ne le savions pas encore.
Juste avant de franchir le seuil du café, tous les vieillards s'exclamèrent en cur :
- Au revoir Sam ! A bientôt !
Et ils éclatèrent de rire, d'un rire chevrotant de vieux fossiles.
Les jours qui suivirent furent relativement calmes. Je continuais les travaux dans la maison, (j'avais abandonné l'idée de commencer par la chambre de Sam, n'ayant pas très envie d'entendre des bruits suspects dans les murs). Nous ne sommes pas redescendus au village, et Jack n'est pas revenu.
Un soir, alors que je faisais cuire quelques brochettes sur le barbecue, mon fils m'annonça qu'il était hors de question qu'il mange ça. Je lui ai demandé pourquoi, et il m'a répondu qu'il avait décidé de devenir végétarien.
- Et quand est-ce que tu pensais révéler cet important détail à ton cher vieux papa?
- Et ben voilà c'est fait ! Tu le sais maintenant.
Et il a foncé vers la maison, pour regarder des dessins animés à la télévision.
Quand il m'a dit ça, ça m'a rappelé Miranda. Le même air espiègle, la même façon désinvolte de dire les choses, ce qui avait le don de me faire rire aux éclats quand elle était encore parmi nous. Il ressemblait tellement à elle dans ces moments là.
J'ai jeté les brochettes, je n'ai pas ri aux éclats, et nous avons soupé d'une omelette accompagnée d'une salade.
Ensuite je me suis endormi devant la télévision. Pas vraiment endormi, j'étais plutôt dans une sorte de somnolence où j'entendais faiblement l'émission en cours, un reportage quelconque où il était question d'eau, de quelqu'un barbotant dans une piscine où je ne sais quoi. J'ai ouvert les yeux, jeté un il à la pendule -il était à peine vingt heures trente- et sur l'écran il y avait un vieux western. Lee Van Cleef, avec son fameux visage taillé à coup de serpe, ordonnait à James Stewart de dégainer son arme sur-le-champ s'il ne voulait pas être transformé en passoire. Ce bon vieux Jimmy lui demanda aussi sec s'il était passé chez le croque-mort pour qu'il prenne ses mensurations. Nulle question de gens barbotant dans une piscine là-dedans. Seulement j'entendais toujours des clapotis. Quelqu'un semblait se débattre dans de l'eau et cela provenait
du premier étage. Totalement réveillé maintenant, je me suis précipité dans les escaliers en montant les marches quatre à quatre jusqu'à la salle de bain et j'ai ouvert la porte à la volée. Ce que j'ai vu m'a littéralement cloué sur place. Les quatre adolescents de la voiture maintenaient fermement la tête de mon fils dans la baignoire remplie d'eau. Ils se sont tournés vers moi, un sourire mauvais sur les lèvres. Sam se débattait frénétiquement avec ses bras et ses jambes, l'eau éclaboussait le parquet en larges flaques. J'ai hurlé "SAAAAAM", je me suis rué sur eux pour les écarter, mais il n'étaient plus là, il n'y avait personne, à part mon petit garçon en train de se noyer, complètement paniqué, agitant ses membres dans tous les sens pour sortir de la baignoire. Je l'ai pris dans mes bras pour le tirer de là et enveloppé dans un drap de bain. Il suffoquait, toussait, les yeux rouges et la peau glacée.
-Sam Sam Sam, oh Sam, ne me fait plus jamais ce coup-là tu m'entends ?
Il bégayait en pleurant tellement il avait eu peur.
- Papa, ils
ils voulaient me noyer. Les jeunes de la voiture
ils étaient là et ils
ils voulaient me noyer. J'ai voulu prendre un bain, et
et ils sont apparus.
- Tu les as vu toi aussi ? Mon Dieu, je n'ai donc pas rêvé !
- J'ai
j'ai peur papa. Il y a des choses trop bizarres ici.
- D'accord fiston. Dès demain, je t'emmène chez des amis. Tu sais, les Forsyte, un ancien collègue. Je vais leur téléphoner. Ils ont un garçon de ton âge et ils sont très gentils, tu verras.
- Tu resteras avec moi dis ? Tu ne me laisseras pas tout seul chez eux ?
- Je ne peux pas Sam. Il y a des choses que je dois tirer au clair ici. C'est notre maison, et rien ni personne ne nous en chassera. Dès que tout sera terminé, je reviendrai te chercher. Allez, ne pleure plus, tu es un grand garçon maintenant.
Le lendemain matin, nous avons pris la route jusque chez les Forsyte, à cent cinquante kilomètres de là, pour mettre mon fils en sécurité, loin de Breaktown.
Il a beaucoup pleuré quand je suis reparti, et je n'ai pas pu tenir ma promesse en lui affirmant que j'allais le rechercher quand tout serait terminé.
Parce que je ne l'ai jamais revu.
De retour à la maison, j'employai le plus clair de mon temps à trouver des explications rationnelles à tout ce qui se passait ici. Il y avait bien trop de mystères à éclaircir. D'abord le village lui-même, où il n'y avait que des personnes âgées. Jack, qui était plusieurs personnes en une seule. Et les bruits dans les murs de la chambre de Sam, les jeunes qui nous avaient percutés et qui voulaient le noyer, jeunes qui en fait n'étaient pas dans la salle de bain, pas physiquement tout du moins, et cette monstrueuse apparition dans la cave. Je DEVAIS en avoir le cur net. Je me suis souvenu de ce que nous avait dit le maire en parlant de mon oncle. "C'est de sa faute" avait-il répondu d'une voix blanche. Quel rapport entre tout ça ? J'ai commencé à fouiller un peu partout dans la maison, sans bien savoir ce que je cherchais. Et j'ai trouvé une lettre, dissimulée au fond d'un tiroir dans une commode au grenier. Elle a été écrite par mon oncle, et il me semble que les évènements qu'ils relatent se sont étalés sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois. Son écriture devient au fur et à mesure de plus en plus serrée, nerveuse, jusqu'à n'être plus que des pattes de mouches.
Ces quelques phrases sibyllines n'ajoutaient que plus de mystère.
Sa lettre m'a donné la chair de poule.
Je ne sais pas ce qui se passe ici depuis quelque temps. Les vieux me regardent d'un drôle d'air, comme si j'étais un pestiféré. Ils semblent me reprocher quelque chose, mais je n'arrive pas à savoir quoi. Je n'ai pourtant pas beaucoup de contacts avec eux, je descends au village le plus rarement possible.
Je suis allé au village aujourd'hui. Ça faisait bien trois semaines que je ne m'y étais pas rendu. C'est encore pire que la dernière fois. Et il y a une chose que j'ai remarquée. Tout ceux que j'ai croisés sont âgés, alors que la dernière fois il y avait des couples avec des enfants qui se promenaient dans les rues. Où sont-ils donc passés ? Même les trois jeunes qui d'habitude tuaient le temps sur la place en buvant des cannettes de bière étaient absents. Je n'ai pas vu non plus leur grosse voiture rouge, une Plymouth je crois bien. Ils avaient l'air assez sympathique, répondant à chaque fois à mon bonjour.
C'est très bizarre, je n'y comprends rien.
Ils ne veulent même plus me servir à l'épicerie. A croire qu'ils veulent me faire mourir de faim.
Ils ont lacéré les pneus de ma voiture cette nuit. Je n'ai rien entendu. Le téléphone ne fonctionne plus. Je suis coincé ici.
Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'ils ont osé faire dans ma propre maison ! Ce sont des monstres !
J'entends des bruits dans une chambre, celle où ils ont fait ça. Cela provient des murs. Cette grande bâtisse a vraiment besoin d'être dératisée.
Hier soir, j'étais devant la maison pour admirer le coucher de soleil, au pied d'un gros rocher qu'il y a dans la cour. Un chat noir était perché dessus. Il me regardait de ses yeux jaunes, comme s'il me scrutait. Soudain il s'est jeté sur moi et m'a griffé au visage. C'est eux qui me l'ont envoyé, j'en suis sûr. J'ai mal, tellement mal.
Je dois fuir, fuir le plus loin possible pendant qu'il en est encore temps.
C'était tout. Le reste était illisible. Au moins j'étais certain d'une chose, c'est que mon oncle n'avait rien à voir avec ce qui se passait ici. Et il avait bien fui, comme je l'avais pensé. Mais fui quoi ? Ou qui ? De qui parlait-il en disant "ce sont des monstres" ? Qu'avaient-ils fait ici, dans sa propre maison ? Des questions, encore des questions, et cette lettre était plus qu'énigmatique, elle n'apportait aucunes réponses.
Le cimetière.
S'il y avait un lieu où je pourrais trouver quelques indices, c'était bien là. Je m'y suis rendu à la nuit tombée, muni d'une lampe torche, sans passer par le village. Il est à l'écart, sur le flan d'une petite colline. L'endroit est lugubre, mal entretenu, mais bon, je m'attendais à quoi ? Un cimetière est un cimetière, pas une boîte de nuit. J'ai poussé la grille, elle a grincé sur ses vieux gonds rouillés, et j'ai examiné les inscriptions sur les tombes.
"Laura Dern, 1905-1963", "Martin Lanchester, 1904-1982", "Arlène Dahl, 1978-2005", Larry Hill, 1923-1979", et ainsi de suite...
Rien après 2007. J'étais accroupi devant une pierre tombale, essayant de déchiffrer ce qu'il y avait d'écrit dessus quand une voix derrière moi m'a fait sursauter.
- Vous rendez visite à nos chers disparus Mr Beagelow ? C'est très honorable de votre part.
C'était le maire, et il n'était pas seul. Le village entier était derrière lui, que des vieillards, avec leurs habits sales datant d'un autre âge. Ils gloussaient d'une façon démoniaque et hystérique, caquetaient entre eux, exhibaient les quelques dents jaunies qui leur restaient, certains s'arrachaient les cheveux en gémissant vers le ciel.
Putain, je ne les avais même pas entendus arriver.
- Vous êtes tous complètement maboul ma parole pour vous comporter comme ça !
"Maboul maboul maboul" répétaient-ils en faisant des arabesques dans l'air avec leurs mains.
- Taisez-vous, ordonna le maire.
Le silence se fit instantanément.
- C'est pas bien de fouiner comme ça Norton. Ça ne vous dérange pas si je vous appelle Norton n'est-ce pas ? Vous cherchez quoi exactement me dit-il d'une voix doucereuse.
- Je veux savoir ce qui se passe ici. Tant que je ne l'aurai pas découvert, je chercherai.
Il caressa sa barbe, les yeux réduits à une fente minuscule, pendant de longues secondes.
- Vous savez ce que je faisais avant de prendre ma retraite Norton ? J'enseignais l'histoire. A pleins de petits merdeux qui n'en avaient rien à foutre de mes cours. Mon sujet de prédilection, c'était les Cathares.
Je vais vous expliquer qui ils étaient, à moins que vous ne le sachiez déjà. Au cours du treizième siècle, il y avait donc ces hommes que l'on appelait les cathares. Ils soutenaient que Dieu ne pouvait être qu'une expérience personnelle, alors ils bannirent tous les prêtres et tous les évêques. Cela priva le pape de l'époque d'un précieux revenu dans toute la région. En 1209, il envoya une armée s'emparer des villages cathares, et tous les hommes, femmes et enfants furent sauvagement assassinés. Lorsqu'un homme demanda au pape comment faire la différence entre les hérétiques et les véritables croyants, vous savez ce qu'il lui a répondu ? Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.
- Vous voulez dire que vous avez
Oh non ! Noooon ! Mais vous êtes complètement malades, tous autant que vous êtes.
- Vous êtes jeune Norton, bien trop jeune pour pouvoir vivre ici. A ce propos, où est Sam ? Il n'est pas avec vous ?
- Je l'ai envoyé loin d'ici. Il est
Je n'ai pas eu le temps de terminer ma phrase. Le maire s'est mis dans une colère noire, il postillonnait en vociférant.
- Quoi ? Vous l'avez
vous l'avez
Il était à nous ! A NOUS ! VOUS N'AVIEZ PAS LE DROIT DE FAIRE ÇA !
- Pas le droit ? PAS LE DROIT ? Mais pour qui vous vous prenez pour me dire ça ? C'est moi son père, pas vous ! Qu'est-ce que vous vouliez lui faire hein ? Qu'est-ce que vous vouliez lui faire ?
- C'était notre gibier. Tout comme vous répondit-il d'une voix morte.
- Votre
votre gibier ?
- Hé oui Norton, il n'y a pas de place pour les jeunes ici. Vous devinez n'est-ce pas ce qui est arrivé aux autres, ainsi qu'à votre oncle. Mais ce n'est pas terminé. Ce n'est que le commencement. On l'aura quand même, votre cher petit garçon.
Là j'ai vu rouge. Je ne suis pas particulièrement violent mais il m'a mis hors de moi cet enfoiré. J'ai ramassé une pierre et lui ai asséné un grand coup sur la tempe. Il n'a presque pas bougé. Du sang coulait de ses cheveux jusqu'à son oreille, mais il a à peine bougé.
- Si jamais vous touchez un seul cheveu de sa tête, je vous tue vous m'entendez, je vous tue de mes propres mains.
Il a levé un bras, tendu un doigt sec déformé par l'arthrite, tandis que les autres recommençaient leurs jérémiades et leurs ricanements de débiles.
J'ai regardé vers la direction qu'il me montrait. Vers une vieille chapelle à l'autre bout du cimetière. Et il a simplement murmuré :
- Vous voulez les voir ? Ils sont là. Ils sont tous là.
- Foutez le camp, vous et votre ramassis de barjots. Foutez le camp avant que je ne m'énerve pour de bon.
Et j'ai tourné les talons, pour me diriger vers la chapelle.
Dans mon dos, le maire me criait :
- La chasse est ouverte Norton, la chasse est ouverte !
Et ils sont tous repartis.
Dans le fond de la chapelle, j'ai découvert une volée de marches qui descendaient dans des profondeurs ténébreuses. Heureusement, j'avais amené une torche. Je l'ai allumée et j'ai commencé à descendre, comme je l'avais fais pour la cave. L'escalier était en pierre, de longues trainées verdâtres apparaissaient par endroit sur les murs suintant d'humidité. J'entendais faiblement une espèce de bourdonnement qui ressemblait beaucoup trop à celui que font les mouches. Des centaines de mouches. Une odeur abominable m'emplissait les narines et j'ai dû me mettre un bras sous le nez pour ne pas sentir la puanteur toujours plus forte au fur et à mesure de ma descente interminable. C'était absolument infect. J'en avais le cur qui se soulevait de dégoût, des nausées pleines de bile me remontaient à la gorge.
Et je suis enfin arrivé tout en bas, dans une sorte de crypte. En voyant tous ces corps amoncelés les uns sur les autres, à moitié dévorés par des rats, j'ai vomi. Je n'arrêtais plus de dégueuler d'horreur et de répugnance devant une telle abomination. Des hommes, des femmes, des enfants, même des bébés étaient entassés pêle-mêle en un monstrueux tas humain de chairs putréfiées.
Et des milliers de vers grouillaient dessus.
Ça fait maintenant une semaine que j'ai découvert ce qu'étaient devenus les habitants disparus. Toutes les nuits, je fais des cauchemars. L'un d'entre eux est particulièrement horrible.
Dans ce rêve, je suis dans la maison, Sam est à côté de moi assis sur le canapé, et l'on discute de chose et d'autre. Soudain, quelqu'un frappe à la porte. Je vais ouvrir, et Miranda est là, devant moi, vieille et morte, tellement morte. Ses yeux ne sont que deux trous béants, son corps nu n'est qu'un amas de chairs purulentes. Derrière elle, les vieux attendent en ricanant. De sa voix d'outre-tombe elle hurle que je suis trop jeune, bien trop jeune. Soudain elle se jette brutalement sur moi, ses mains pourries sont deux serres qui m'étranglent la gorge. Sam hurle "NON MAMAN, NE FAIT PAS ÇA", mais elle le fait quand même. J'essaie de me débattre en balançant mes poings sur sa tête, mais elle serre si fort mon cou que des papillons grisâtres me voilent les yeux. Ma respiration n'est plus qu'un sifflement erratique. Depuis la salle de bain, des tonnes de litres d'eau dévalent les escaliers, se répand sur le sol du salon en un flot glacial couleur rouge sang. En haut sur le palier, les jeunes appellent Sam. "Viens Sam, nous allons jouer. Tu verras, tu vas beaucoup aimé notre jeu". Miranda me regarde droit dans les yeux avec les siens qu'elle n'a plus et me susurre : "La chasse est ouverte Norton, la chasse est ouverte". Elle a un rire hystérique et démoniaque, attrape Sam qui tentait de s'échapper et lui hurle "TU ES A NOUS SAM ! A NOUS ! TU ES NOTRE GIBIER !"
Et les vieux pénètrent dans la maison en hurlant avec elle.
Lorsque je suis retourné chez moi, après ma fameuse "trouvaille" dans la chapelle, Jack attendait dans la cour. Ce n'était pas vraiment lui, mais une autre de ses personnalités, la quatrième, qui se faisait appeler Tommy. Jamais il ne s'est appelé Jack, son véritable prénom est Michael. Il m'a tout raconté, en arpentant la cuisine de long en large avec une voix différente au fur et à mesure de son récit, tantôt pleurant à chaudes larmes, tantôt partant d'un rire démentiel qui n'en finissait plus. Il m'expliqua qu'en fait il était le petit-fils du maire. C'est pour ça qu'ils l'avaient laissé en vie, ce qui ne les a pas empêchés de tuer ses parents, dans d'horribles souffrances. Les vieux du village l'avaient obligé à assister au long calvaire de Jack, d'Elodie, d'Alan et de Tommy, âgés d'à peine dix-huit ans. Souvent, ils l'emmenaient dans leur grosse Plymouth rouge, ivres de vitesse, pétaradant dans le village sous les yeux courroucés des vieillards qui tenaient tant à leur tranquillité.
Ça c'était passé ici, dans la chambre de Sam. Les vieux avaient décidé, dans leur cervelle de tordus, qu'il fallait un juste châtiment pour les punir de leurs méfaits
et de leur jeunesse trop excessive. Alors ils avaient réussis à les attraper, un à un, sous un prétexte quelconque, et les avaient amenés au manoir. C'est tellement affreux ce qu'ils leur ont fait que je ne me sens vraiment pas le courage de l'écrire. Mais le sang a coulé, beaucoup de sang. Mon oncle, horrifié par ce qu'ils faisaient, leur hurlait d'arrêter, mais ils continuaient, continuaient
S'ils ont fait ça ici, c'est parce que mon oncle était à leurs yeux également trop jeune, malgré ses cinquante quatre ans. Ils voulaient lui donner une leçon, et de toute façon ses heures étaient comptées.
Ils ont obligé Michael à assister à ces meurtres, ces ignobles vieilles carcasses dégénérées. Le pauvre en a été tellement choqué qu'il a disjoncté, se prenant pour les quatre adolescents assassinés sous ses yeux.
Alors ce sont peut-être leurs fantômes qui voulaient noyer Sam, mais ça, je n'en sais rien.
Mais je suis sûr d'une chose, les bruits continuent dans les murs de sa chambre.
J'ai téléphoné bien des fois chez les Forsythe, mais personne ne répond.
Le chat noir vient souvent devant la maison. Il se perche sur les rochers, et il attend que je sorte. Mais je ne lui ouvre pas, il a l'air si
mauvais. De toute façon j'ai tout barricadé, portes et fenêtres. Je ne vais pas tenir bien longtemps avec ce qu'il me reste de nourriture.
Aux infos, les nouvelles sont alarmantes. Les vieux sont devenus fous. Ils se jettent sur les gens plus jeunes qu'eux pour les mordre. Ou les tuer.
Je ne sais pas si mon fils est toujours vivant, mais il me manque tellement ! Oh Sam, qu'est-ce qu'ils ont bien pu faire de toi ?
Dans toute la région on ne voit que ça, des vieillards qui se rassemblent en une gigantesque marée humaine, une marée grise comme l'appelle les journalistes. Ils ont dans les yeux une détermination froide et meurtrière et se dirigent ici, à Breaktown. La police essaie de les en empêcher, mais c'est le chaos total un peu partout.
Ceux d'ici ont lacéré les pneus de ma voiture pendant la nuit, après la visite de Michael. Je ne peux pas me sauver. Ils déambulent jour et nuit autour de chez moi, guettant le moment opportun.
Je suis leur gibier, leur proie.
La chasse est ouverte.
Encore une chose, une toute dernière. J'entends des bruits dans toutes les pièces maintenant. Mon oncle l'avait dit dans sa lettre, cette maison a bien besoin d'être dératisée.
A en juger par le tapage qu'elles font, il y a dans ces murs des bestioles d'une taille peu commune.
Elles rient parfois si fort que j'en perds la raison.
Auteur : mario vannoye
Le 27 septembre 2009