Il pleurait des larmes de verre



L'histoire que je vais vous raconter, elle se passe dans un temps où du temps, il y en avait encore.
C'était le temps où la météo se lisait dans les lignes du ciel, où l'avenir de l'amour se comptait dans les pétales d'une fleur, où l'on fabriquait du grandiose sur la démesure de notre petit monde.
Cette nuit là, le village de Breaktown était battu par un orage étrange, et pour Madame Freemantle, le travail avait déjà commencé. Les douleurs de l'enfantement lui faisaient souffrir mille supplices, et, tandis que le tonnerre grondait sans retenue et que la pluie transformait le sol en un amas boueux, la cloche de l'église se mit à sonner toute seule. Les quelques villageois qui avaient réussi à sombrer dans un sommeil sans rêves se réveillèrent en sursaut, se mirent sur leur séant, la main à la bouche, et tout le monde sut que quelque chose se passait.
C'était celle que l'on surnommait la sorcière qui accouchait.

L'on fit quérir l'homme le plus influent du village, Monsieur Castle, qui servait de bourgmestre mais également de médecin en de rares occasions, bien que ses connaissances en la matière se réduisirent à quelques potions administrées avec largesse, et inventeur de son état.
Il se leva, s'habilla, et, en compagnie de Madame Tweeter qui avait le ventre aussi rond qu'une baudruche et qui en était à sa neuvième grossesse, s'en alla sous une pluie battante jusqu'à la demeure de Madame Freemantle.
Arrivés sur les lieux, ils poussèrent la porte qui n'était jamais fermée à clé, car dans le village c'était inutile. Madame Freemantle était sur son lit dans la pièce qui servait également de séjour, le visage en sueur, arc-boutée sur sa couche et hurlant aussi fort qu'un loup pris dans un piège. Monsieur Castle ne savait trop que faire, et c'est Madame Tweeter qui prit les choses en main. Elle lui ordonna de chauffer de l'eau, ordonna à la parturiente de pousser aussi fort qu'elle le pouvait (Poussez ! Mais poussez donc ! Holààà pas comme ça ! Vous allez nous l'éjecter contre le mur), ordonna par la même occasion à Monsieur Castle de ne pas rester les bras ballants et d'arrêter de rougir comme un jeune freluquet devant l'intimité offerte de la future jeune maman, fut-il bourgmestre, médecin à ses heures et inventeur de son état.
A la lueur des bougies qui se consumaient un peu partout dans la pièce, un petit garçon vint au monde, un tout petit être qui poussa son premier cri sous les regards attendris de sa maman, des deux autres personnes qui l'avaient assistée, et même du chat noir aux yeux jaunes de la maison car, comme vous le savez aussi bien que moi, toute sorcière digne de ce nom a un chat noir aux yeux jaunes.
Il naquit un jour sans date, car à cette époque personne ne se préoccupait de savoir l'heure, le jour ou le mois de l'année que l'on était. Les saisons rythmaient la vie, et la vie continuait, souvent pour le meilleur et quelques fois pour le pire.
C'est une légende qui venait de naître et comme toutes les légendes, elle prit son temps pour s'installer dans les esprits et dans les cœurs.
Celle-ci ne prit que vingt années avant que l'on s'aperçoive que celui qui s'appelait Noisette, à cause de la couleur de ses yeux, était quelqu'un d'exceptionnel.






Avant de continuer mon histoire, j'aimerais vous présenter quelques membres de ce charmant village. Vous connaissez maintenant Madame Tweeter, victime du manque de contraception, et pour qui le seul moyen de ne pas tomber enceinte, c'était de ne pas accoucher du dernier. Puis Madame Fromgyre, la boulangère, qui avait fort à faire quand Madame Tweeter venait chercher son pain en compagnie de ses huit enfants, tous des garçons. Lesquels n'hésitaient pas à chaparder des bonbons dans les gros bocaux en verre sur le comptoir, sous le regard courroucé de leur mère qui essayait tant bien que mal de tenir sa progéniture du mieux qu'elle le pouvait. Mais elle payait toujours rubis sur l'ongle les friandises que ses enfants subtilisaient, car, en fin de compte, elle n'était pas dupe de leurs méfaits.
Il y avait également Monsieur Kane, le notaire, Monsieur Neal, le tonnelier, ainsi que d'autres éminents personnages qui composaient la population de Breaktown, dont le prêtre, le père Skelton. Lui seul possédait une montre de poche toujours accrochée à son cou par une chaîne en argent. Si le soir de l'accouchement il n'était pas venu donner ses bons offices à la sorcière, fort jolie au demeurant, c'est que d'une part il avait été appelé dans le village voisin pour une extrême onction, et que d'autre part son sacerdoce lui interdisait de mettre les pieds chez elle, elle qui trafiquait d'après les commérages avec les sciences occultes. Il savait qu'il n'en était rien, même si elle avait quelques dons surnaturels.
Et puis il y avait Monsieur Flynn, le forgeron, veuf à quarante ans, ainsi que sa fille, Diane, qui avait l'air d'avoir été sculptée dans un lingot d'or tellement elle était jolie et qui effeuillait des marguerites depuis qu'elle était en âge de rêver. Elle sentait si bon qu'on aurait dit une fleur, et ses vingt ans lui conféraient le droit d'attendre l'Amour avec grand A, amour qui boudait son cœur car nul garçon dans le village ne trouvait grâce à ses yeux.
Monsieur Hershley était le coiffeur, qui se faisait payer en alcool local et qui collectionnait les cheveux de ses clients dans un tiroir.
Madame Castle tenait quant à elle le Magasin Général où l'on trouvait de tout, tandis que son mari que je vous ai déjà présenté s'adonnait à son occupation favorite, inventer mille et une choses aussi inutiles qu'indispensables. Il était également éleveur de mouches, passant des nuits entières dans son établi à les étudier sous toutes les coutures.






En ce temps là il y avait aussi le fou du village, car chaque village avait son fou, et chaque fou avait son village. Et à Breaktown, c'était Noisette, le fils de la sorcière, né vingt ans plus tôt lors d'un orage abominable.
Non pas que son esprit battait la campagne, mais il était d'un naturel comment dire… simple, voire simplet. Dame Nature ne lui avait pas donné toutes ses largesses en ce qui concerne le raisonnement et l'aptitude à réfléchir, mais on en l'aimait que davantage. C'était pour ainsi dire la mascotte du village, celui qu'il fallait protéger et aider dans la compréhension de tout ce qui concernait la vie en général. Il avait l'allure de quelqu'un qui ne sait que faire de ses mains, les tortillant sans cesse, les yeux grands comme des soucoupes, se mordillant constamment les lèvres. Et quand il ne se tortillait pas les doigts, il jouait de son harmonica en se promenant dans les rues. Il jouait pour le coq qui chantait, pour la cloche de l'église qui sonnait, pour le soleil qui se levait, pour l'odeur du bon repas que sa maman préparait. On ne peut pas dire que ses mélodies étaient très harmonieuses, mais il y mettait tout son cœur. Quand l'émotion le submergeait à force de voir tant de choses qui l'émerveillaient au plus haut point, les larmes coulaient de ses joues et tombaient sur le sol. Elles se transformaient en petites billes de verre et disparaissaient dans la poussière par enchantement.
Noisette, lors de sa naissance, avait été touché par la grâce et l'innocence.

Un jour Noisette se rendit chez le coiffeur. Monsieur Hershey l'invita à s'asseoir devant le grand miroir afin de lui faire une coupe dont il avait le secret. Tandis que les ciseaux valsaient au-dessus de sa tête, le père Skelton fit son entrée dans l'échoppe. Noisette se leva aussitôt pour le saluer.
- Et bien Noisette, comment vas-tu ce matin ? Ah mon bon Noisette, si tout le monde était comme toi, la vie serait une belle raison de sourire. L'existence serait pure félicité.
Mais Noisette n'avait d'yeux que pour la montre que le prêtre portait sur sa poitrine. Il l'effleura du bout des doigts, osant à peine la toucher.
- C'est cela qui t'intéresse ? C'est pour montrer le temps qui passe. Quand je ne serai plus là, elle sera à toi. Mais tu devras en prendre bien soin, pour que le temps ne s'arrête jamais. Promis ?
- Ou…oui.
Et le jeune homme sortit de l'échoppe, son harmonica à la bouche.
Noisette venait de faire sa première promesse. Il l'avait faite au vieux prêtre qu'il aimait beaucoup, comme on aime un père, quand on en a un.






Malgré la tendresse et l'affection que la plupart des habitants lui portait, certains se méfiaient de ce jeune homme qui avait pour mère une sorcière. D'aucuns disaient qu'il avait hérité de ses pouvoirs, aussi dès qu'une vache était malade, que le rôti du dimanche était trop cuit, ou que le petit dernier avait fait un cauchemar épouvantable, c'était forcément à cause de Noisette. Il aurait même ensorcelé les toasts qui avaient complètement brûlé sur la cuisinière d'une certaine famille. Ce n'est pas qu'on en avait peur, mais depuis sa naissance il se passait des choses vraiment bizarres.
Il y en avait même pour dire que Noisette était la réincarnation du Monstre qui avait sévit dans la région il y avait des années de ça. A l'époque, une petite fille était allée chercher du lait à la ferme voisine, et pour ce faire elle devait emprunter le chemin qui longe la rivière. La fillette marchait tranquillement quand soudain elle aperçut une chose dans l'eau qui la laissa muette de stupeur. L'eau bouillonnait et prit la forme d'une créature effroyable. Sa consistance n'était faite que de petites bulles effervescentes, et elle se jeta sur la fillette et la déchiqueta en mille morceaux. Quand ses parents, ne la voyant pas revenir, allèrent à sa rencontre et trouvèrent ses chairs éparpillées jusque dans les arbres, ils en devinrent fous de douleur. Le lendemain, on retrouva leurs deux corps pendus à la plus grosse poutre de leur étable.
Et cette autre fois, où un jeune garçon fut découvert dans les bois, la gorge ouverte, tué par un vagabond halluciné qui avait cru que c'était le diable en personne qui se tenait devant lui. Mal lui en prit, car à peine son forfait accompli, des loups affamés l'invitèrent à déjeuner. Lui seul ne mangea rien.
Voilà ce que pensaient certaines personnes de Noisette. Il ne pouvait être que le Mal personnifié, lui qui se promenait tout le temps avec son fichu harmonica et jouait des mélodies apprises en enfer.
Ne l'avait-on pas vu également courir tout nu dans les bois en pleine nuit et se transformer en loup-garou ?
Ce n'était pas que ces gens là étaient foncièrement méchants, mais les peurs ancestrales avaient la vie dure à cette époque.
Les seuls qui ne croyaient pas à toutes ces sornettes, c'était le prêtre, ainsi que Monsieur Castle.






Monsieur Castle avait une invention en tête. Il voulait que ses mouches éclairent la nuit. Il prit délicatement l'un de ses insectes enfermé dans un bocal au bout d'une pince, comme celle que possèdent les philatélistes, l'approcha d'un petit tube à incandescence qu'il avait précédemment inventé, et soudain la mouche s'illumina comme une petite ampoule. Monsieur Castle la lâcha de saisissement, et l'insecte virevolta partout dans l'établi, cassant des éprouvettes et nombre de choses qui se trouvaient là, se cognant partout contre les murs, à la recherche d'une issue. Monsieur Castle ouvrit précipitamment la fenêtre, et la mouche s'envola vers d'autres cieux, petite lanterne vivante qui causa bien du malheur dans la communauté.






Par un bel après-midi Monsieur Castle était assis sur le pont qui enjambait la rivière, une canne à pêche à la main et les jambes pendantes au-dessus de l'eau. Noisette était à côté de lui, en grande conversation avec lui-même. Mais la question qui le taraudait depuis le matin était pour lui trop… étouffante.
- C'est quoi l'amour, demanda t-il soudain ?
- L'amour ? Voilà une bien grande question Noisette. L'amour, c'est quand tu as des fourmillements au plus profond de ton cœur, une part de rêve qui devient réalité. Tu ne sais plus que dire devant l'être aimé tellement tes pensées virevoltent dans ta tête, alors tu lui offres des fleurs, ou un présent magnifique. Les sourires deviennent soleil, tout devient beau et merveilleux. Les visages sont éclairés d'une exquise lumière, les mots ne sont que musique. Et tes yeux brillent comme les étoiles. C'est ça l'amour.
- Ouahou ! Mais comment sait-on que l'on est amoureux ?
- Et bien vois-tu Noisette, si quelqu'un se pose cette question, c'est qu'il ne l'est pas vraiment.
- Ah bon ?
- Pourquoi cette question ? Ton cœur aurait-il quelques fourmillements ?
- Non. Mais c'est Diane, la fille du forgeron. Elle semble si malheureuse. Toute la journée elle effeuille des marguerites. On dirait qu'elle est amoureuse.
- Diane attend celui qui saura la faire sourire, tout simplement. Si elle y met un zeste de bonne volonté, elle trouvera l'élu de son cœur.
Ce "zeste de bonne volonté" plut beaucoup à Noisette, même s'il n'en comprenait pas tout le sens. Il trouva cette expression fort poétique, s'émerveillant des mots que Monsieur Castle avait trouvés pour lui faire comprendre ce qu'était l'amour.
Il s'allongea sur le sol, un brin d'herbe à la bouche, et contempla le ciel en cherchant des formes d'animaux dans les nuages blancs au-dessus de sa tête.
Il y trouva toutes sortes de créatures fabuleuses.

C'est la nuit suivante que l'horrible catastrophe se produisit. Alors que tous dormaient à poings fermés, par une inexplicable raison l'église brûla entièrement. Le temps que tout le monde s'habille, court jusque là et fasse une chaîne humaine pour éteindre l'incendie à l'aide de seaux, l'église s'effondra en un fracas épouvantable. Le brasier était si intense qu'on dût attendre dix heures le lendemain matin pour chercher le prêtre parmi les décombres. Mais personne ne le découvrit, pas même l'un de ses os. Noisette participait lui aussi aux recherches et c'est lui qui trouva la montre que le prêtre portait toujours autour de son cou. Il la prit dans ses mains, encore toute chaude, et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Il ne pouvait se contenir de pleurer tellement sa douleur était grande et les petites billes de verre qui coulaient de ses joues et tombaient sur le bois encore fumant se mettaient à chuinter de détresse.
Monsieur Hershley, le coiffeur, s'approcha de lui, lui mit la main sur l'épaule et lui dit qu'il pouvait garder la montre, selon la promesse du vieux prêtre. Noisette la fourra dans sa poche en le remerciant et s'essuya les yeux. Monsieur Castle, témoin de la scène, prit Noisette dans ses bras pour le réconforter. Il aimait beaucoup le jeune homme, le considérant presque comme son fils, lui qui l'avait aidé à venir au monde.

Seulement voilà, il n'y avait plus de prêtre dans le village. C'était absolument inconcevable pour une petite bourgade à cette époque. Aussi, dès le lendemain, le bourgmestre prit sa plus belle plume pour écrire à l'évêché afin d'expliquer leur situation, sous les regards attentifs des notables de la ville. Puis il ordonna à l'un des jeunes hommes qui se tenaient devant la vitrine de son magasin de prendre la carriole et de porter sa missive le plus vite possible à la ville voisine, à quatre-vingts lieues de là.
Et ils attendirent.
Oh pas bien longtemps, à peine une petite semaine.

Lorsque la diligence arriva, tirée par quatre chevaux, tous les habitants du village se tenaient sur la grand-place, appréhendant de voir celui qui allait en sortir. La portière s'ouvrit, et l'homme d'église en descendit, portant un regard hautain devant l'assemblée réunie. Cet homme là n'avait pas l'air commode pour un prêtre. Autant le vieux curé décédé et mystérieusement disparu était quelqu'un de jovial et de profondément aimant envers ses ouailles, autant celui-ci avait l'air austère et rigoureux dans ses principes.
On l'installa dans la maison à côté de l'église calcinée, et le lendemain il décréta que tous les habitants devaient contribuer à la construction d'une nouvelle église. Il en allait de la sauvegarde de leurs âmes.
Les jours passèrent, et la construction allait bon train. C'était une toute nouvelle église en bois qui allait sortir de terre, et le nouveau prêtre en était fort satisfait.






Par un matin de printemps, un fermier déposa un litre de lait dans une bouteille en verre devant la porte de la maison du prêtre, comme il le faisait chaque jour. De jeunes enfants jouaient devant sa maison. Ils n'aimaient pas cet homme acariâtre qui les obligeait à apprendre leur catéchisme par cœur et à réciter des Ave Maria à tout bout de champ. Une idée saugrenue traversa l'esprit de l'un des garçons. Il ouvrit tout doucement la petite porte de la propriété et ne trouva rien de mieux que de faire pipi dans la bouteille, en enlevant tout d'abord un peu de lait. Il referma le récipient et tous allèrent se cacher derrière la fontaine de la place, attendant que le prêtre sorte pour la récupérer et en se marrant comme des fous. Ce qui advint quelques minutes plus tard.
Le prêtre prit la bouteille et referma sa porte. Quelques instants plus tard les enfants entendirent un horrible beuglement. Le prêtre sortit de chez lui en crachant le breuvage, et malheureusement Noisette passait justement devant la maison.
Le prêtre était dans une colère monstrueuse.
- Fils de sorcière ! Tu as osé me faire ça, à moi ! TU AS OSE PROFANER MON PALAIS ! TU AS OSE PISSER DANS MA BOUTEILLE DE LAIT ! QUAND ON S'ATTAQUE A MOI, C'EST A TOUTE L'EGLISE QU'ON S'ATTAQUE, TU M'ENTENDS ? Il est temps que je te remette dans le droit chemin, oh oui mon garçon, tu ne perds rien pour attendre. Je sais, par l'enquête que j'ai menée personnellement, que tu as volé la montre du vieux curé. C'est toi qui as mis le feu à l'église. Pour avoir cette montre que le vieux curé t'avais promise. Tu n'es qu'un monstre. Il n'y a aucun pardon pour toi. Tu brûleras en enfer ! Et ta sorcière de mère avec !
Noisette regardait l'homme tout habillé de noir, sans rien comprendre à ce qui se passait.
Seulement c'était le prêtre, et il n'osa rien lui répondre. Cet homme était tellement intimidant !
Le nouveau curé prit Noisette par l'oreille et l'enferma dans les cabinets du jardin.
Et les enfants s'éparpillèrent comme des oiseaux, témoins impuissants de la scène.

Le prêtre convoqua tout le village dans l'après-midi même. Noisette était debout à côté de lui, en se tortillant les doigts.
Le curé s'adressa à tout le monde, d'une voix forte.
- Mes chers paroissiens, j'ai trouvé le coupable de cette abomination, celui qui a osé brûler notre église. Je n'en croyais rien, mais ce matin même il a prouvé encore une fois que son âme n'est que noirceur. Il a osé uriner dans ma bouteille de lait. Il s'agit de Noisette, le fils de… (il pointa son doigt vers la mère du soi-disant coupable) cette femme, cette sorcière qui commerce avec le Diable. Aussi, pour le punir de ses méfaits, j'ai décidé qu'il sera pendu demain matin à la première heure. Ma décision est sans appel.
Un brouhaha se forma parmi les habitants, n'en croyant pas leurs oreilles.
La mère de Noisette hurla.
- Mais vous ne pouvez pas faire ça ! C'est ignoble. C'est mon fils, mon fils, un innocent touché par les anges.
Monsieur Castle prit la parole.
- Et qu'est-ce qui vous fait croire que c'est lui qui a brûlé l'église ? Vous n'avez aucunes preuves ! Noisette est notre innocent, il est à nous. C'est un bien collectif. Vous dites qu'il a pissé dans votre bouteille de lait. Vous l'avez vu faire ? Tout le monde pisse dans le village. Vous êtes dans un village de pisseux !
- Et bien puisque vous y tenez tant à votre patrimoine, c'est vous qui préparerez la corde pour le pendre. Je fais de vous le commanditaire principal de l'exécution. Je me suis renseigné auprès de mes supérieurs. Celui qui a un penchant pour le feu s'appelle un piédromane, ou un.. un pyredomane. Enfin je ne sais plus le terme exact, et c'est sans importance.
Noisette, dépassé par les évènements, pleurait ses larmes de verre.
- Regardez votre innocent, le fait qu'il pleure est la preuve même de sa culpabilité.
- Le vieux curé c'était mon ami, sanglota t-il.
- Comment oses-tu dire qu'il était ton ami ? Tu as brûlé l'église dans le seul but de récupérer sa montre. D'ailleurs où est-elle maintenant ?
- Je… je l'ai enterrée dans le jardin de ma maman. Je… je l'arrose tous les matins.
- Tu l'arroses tous les matins ? Mon Dieu, c'est encore pire que ce que je croyais.
- Vous êtes fou à lier s'exclama Monsieur Castle. Un fou dangereux !
- BLASPHEME ! BLASPHEME ET ENCORE BLASPHEME ! Vous osez contrecarrer mes décisions, celles que Dieu lui-même m'a dictées ? Vous osez dire que je suis fou ? La sentence aura lieu ce soir même ! VOUS M'ENTENDEZ , CE SOIR MEME !
Et il tourna les talons et entra chez lui, agrippant Noisette par l'oreille.
Plus personne n'osa dire quoi que ce soit, car à cette époque un homme d'Eglise avait tout pouvoir. C'était risquer l'excommunication si jamais on ne faisait pas ce que lui décidait. Et l'excommunication, c'était la damnation éternelle.

Le soir tous les villageois étaient de nouveau réunis sur la place pour l'exécution. Sur l'estrade fabriquée dans l'après-midi se tenait Noisette, qui pleurait toujours autant, Monsieur Castle, la mine grave, et le prêtre, une bible à la main, aussi souriant qu'un homme qui n'est pas allé aux toilettes depuis des mois.
- Noisette est coupable d'incendie criminel, de meurtre, de vol de montre et de tentative d'empoisonnement sur ma personne. Il sera donc exécuté par pendaison, comme je l'ai décidé. Mais comme le veut la coutume, il a droit à une dernière volonté. Est-ce que tu as une dernière volonté Noisette ?
Noisette descendit les marches de l'échafaud et alla jusque vers Madame Tweeter, toujours aussi enceinte. Le silence était si pesant qu'on aurait pu le découper au couteau.
Noisette s'agenouilla et mit sa main sur le ventre rebondi de Madame Tweeter.
- Reste là petit bébé, reste là. C'est bien mieux chez maman.
Puis il se releva et remonta les marches, en tournant la tête pour regarder sa mère. Elle inclina la sienne, prête à fondre en larmes.
Monsieur Castle mit la corde autour du cou de Noisette, ouvrit la trappe, et Noisette se retrouva par terre, en se demandant ce qui se passait tout à coup. Les gens dans l'assistance firent un 'oooh" de surprise d'une seule voix et se signèrent pour conjurer le sort.
Le prêtre prit un bout de corde en main.
- Vous ! gronda t-il vers Monsieur Castle. Regardez-moi cette corde. Elle est toute effilochée. Vous n'êtes qu'un… qu'un…
- Un quoi Monsieur le curé ? Un traître ? Un lâche ? Ou peut-être un sauveur pour ce pauvre garçon que vous vouliez faire pendre. La loi stipule que toute personne qui survit à une peine de mort doit être relâchée automatiquement.
- QU'ON LE REPENDE ! QU'ON LE REPENDE ! hurlait le prêtre.
- Il n'en est pas question ! Noisette est libre. Vous l'avez menacé pour qu'il avoue, vous lui avez fait peur.
- Ah oui ? Et bien la prochaine fois, je changerai de fournisseur de corde.
La mère de Noisette se précipita sur son fils.
- Touchez pas à mon garçon, cria t-elle à Monsieur Castle.
- Mais il n'est pas mort Madame, il a juste mal à la jambe.
- C'est son âme que vous allez finir par briser, tous autant que vous êtes.
- La seule façon que j'ai trouvé de sauver Noisette, c'est de me mettre en travers de son bourreau. Il est vivant et bien vivant non ?
- Alors soyez en remercié. Du fond du cœur je vous remercie. Allez viens Noisette, rentrons à la maison.


Et la vie continua. La nouvelle église était maintenant presque terminée, Diane persévérait dans l'effeuillage de ses marguerites, Monsieur Castle élevait ses mouches, et Noisette arrosait le sol où il avait planté sa montre. Bon nombre de gens qui ont échoué dans la vie ne savent pas à quel point ils étaient prêts de la réussite quand ils ont renoncé. Noisette ne renonçait jamais, il était né pour faire des choses extraordinaires.
C'était maintenant un bel arbre qui avait poussé à cet endroit, et une grande horloge s'était incrustée dans son tronc. Noisette en était tout heureux, récoltant le fruit de son travail.
Seulement s'il y en avait un qui voyait ça d'un très mauvais œil, c'était le prêtre, lui qui nourrissait une haine farouche envers le jeune homme. Jamais il ne manquait de lui faire des remontrances acerbes dès qu'il l'apercevait.
Monsieur Castle fit donc venir Noisette chez lui et lui expliqua qu'il valait mieux, pour le bien de tous, qu'il parte quelques jours pour apaiser les esprits.
- Fais ton baluchon Noisette, et vas t'en d'ici. Suis les étoiles, et reviens-nous bientôt.
Noisette fit son baluchon et partit du village en suivant les étoiles par une belle nuit d'été.
En traversant une forêt, il croisa un petit cirque ambulant transporté dans deux calèches. La femme assise à côté du cocher était si belle qu'il en tomba amoureux sur le champ. Elle avait les cheveux si noirs et si longs qu'on aurait pu y faire une couverture. Il suivit les calèches en trottinant, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans un village.
Le cirque se monta, et Noisette attendit le soir pour la représentation.
Il était assis avec d'autres spectateurs sur des bancs. Il n'en pouvait plus d'admirer la jeune femme en habit de lumière faire tous ses tours avec des animaux. Il applaudissait comme un fou dès qu'un tour se terminait, les yeux aussi grands que les assiettes que sa maman mettait pour déjeuner le dimanche midi. Mais le gros du spectacle était pour la fin. Sous des roulements de tambour, un énorme taureau fit son entrée sur la piste. La jeune femme aux yeux de biche et aux cheveux aussi noir qu'une nuit sans lune toréa avec le gros animal, sous les regards horrifiés des spectateurs. Chacun retenait sa respiration, s'attendant à tout instant à ce qu'elle se fasse encorner par la bête. Ce que les spectateurs ne savaient pas, c'est que le taureau était aussi doux qu'un agneau.
Quand le taureau se retira de la piste, les gens applaudirent à tout rompre. Jamais de toute leur vie ils n'avaient vu un spectacle aussi impressionnant.
Puis tout le monde s'en alla, sauf Noisette qui voulait absolument rencontrer la femme qui lui avait fait éprouver autant d'émotions. Il attendait devant la loge, se tortillant les mains et se mordillant les lèvres. Un gros homme en sortit.
- Et bien toi, que veux-tu ?
- Je veux voir la dame. Elle est si belle. Je l'aime, murmura t-il dans un souffle.
- Tu l'aimes ? Ben dis donc, tu n'y vas pas par quatre chemins. Attends, je vais voir ce que je peux faire pour toi.
Et il pénétra dans la loge, pour en ressortir quelques minutes plus tard.
- Elle ne peut pas te recevoir, elle est trop épuisée. Par contre, elle t'offre ceci. C'est une mèche de ses cheveux. Tu pourras penser à elle tous les jours comme ça. Maintenant vas t'en. Nous avons du travail.
Et Noisette repartit en direction de son village, la mèche de cheveux dans la poche.

En arrivant à Breaktown, il se rendit directement chez lui. Il prit le grand grimoire de sa maman et l'ouvrit à la page où était expliqué comment fabriquer des philtres d'amour. Il récita les incantations en tenant fermement la mèche de cheveux noirs dans sa main, en exprimant le souhait que la Dame vienne dans le village avec le cirque.






Aujourd'hui, c'était le jour de l'inauguration de la nouvelle église. Tout le monde était réuni, sauf la mère de Noisette partie en forêt cueillir quelques plantes. Le prêtre y alla de son discours pour remercier tous les participants à la construction, sans oublier le fait qu'il espérait que personne ne vienne la brûler cette fois-ci, cela pour leur salut éternel. Il était prêt à couper le cordon rouge devant la porte de la nouvelle église quand soudain ils entendirent un souffle puissant dans leur dos. Puis un raclement sur le sol, aussi fort que celui d'un troupeau de bisons. Tous se retournèrent pour voir qui ou quoi pouvait faire un tel raffut. Sous leurs yeux ébahis, il y avait un énorme taureau à environ deux cent mètres de l'église. Il était énorme, bien plus gros qu'un taureau normal. Ce n'était pas une mèche de cheveux de la Dame que l'homme avait donnée à Noisette, mais une touffe de poils de l'énorme bête. Quand Noisette avait fait ses incantations pour que la Dame vienne dans le village, cela avait agi non pas sur elle, mais sur le taureau. Et il s'était échappé du cirque pour venir directement jusque là.
Tous se précipitèrent dans l'église, en criant que le Diable en personne venait d'apparaître. Celui qui avait le plus peur, c'était le curé. Des coups épouvantables retentirent contre les murs extérieurs. Le taureau s'acharnait contre eux, à la recherche de celui qui l'avait appelé. Chaque pas qu'il faisait était comme un coup de tonnerre. L'église en tremblait. Puis des planches tombèrent du plafond, heureusement sans faire de victimes. Le prêtre récitait ses prières à toute vitesse, mais rien n'y faisait. L'église continuait de s'effondrer.
- C'est la faute de Noisette, c'est la faute de Noisette, hurlait-il maintenant.
Et il s'enfuit de l'église à toutes jambes en sautant d'une fenêtre, agrippant le bas de son aube dans ses mains et en couinant comme une truie qu'on égorge. Jamais personne ne le revit.
Mais le taureau continuait de fracasser les murs. Les gens se recroquevillaient entre eux, transis de peur, en priant le ciel que cela se termine, qu'un miracle se produise.
Et soudain, plus un bruit.
Ils sortirent de l'église, le cœur battant comme des tambours, et ils entendirent une douce mélodie jouée par un harmonica. C'était Noisette qui était monté sur la colline toute proche, et le taureau accourait vers lui, vers celui qui l'avait appelé.
Jamais plus jolie mélodie ne fut jouée que ce jour là.

Les villageois observèrent alors une chose extraordinaire. Arrivé à mi-chemin, le taureau s'éleva soudain dans les airs, et il disparut dans le ciel. Il devint un nuage, un nuage en forme de taureau, l'une de ces créatures fabuleuses que Noisette s'était imaginé lorsqu'il était à côté de monsieur Castle, le jour où il lui avait demandé ce qu'était l'amour.
Noisette descendit de la colline, et tout le village acclama leur sauveur en jetant leurs chapeaux en l'air et en criant des "hourra Noisette, hourra !". Sa maman, revenue de sa cueillette dans les bois, le prit dans ses bras et l'embrassa aussi fort qu'elle le pouvait. Il était si ému que des larmes de verre coulèrent sur ses joues.
Quand les petites billes touchèrent le sol, de jolies fleurs couleur arc en ciel en sortirent sur le champ.






Vers vingt trois heures ce soir là, Monsieur Castle était dans son établi, au milieu de tout son bric à brac, très affairé pour mettre au point sa dernière invention : un séparateur d'eau chaude et d'eau froide pour avoir de l'eau tiède. Ses calculs s'amoncelaient sur des dizaines et des dizaines de feuilles, sans réussir à trouver la bonne formule. C'était un véritable casse-tête, et il était prêt d'abandonner ses recherches quand soudain il entendit un bourdonnement dans la pièce. Il tourna précipitamment la tête, agacé par ce bruit impromptu et vit une petite lumière jaune qui voltigeait partout. C'était la mouche qu'il avait transformée en torche vivante qui revenait chez lui par la fenêtre laissée ouverte. L'insecte, épuisé par son long voyage, se posa sur les feuilles de papier que Monsieur Castle avait mit des jours et des jours à écrire. Ses calculs farfelus prirent feu instantanément. Il se précipita sur la casserole d'eau qu'il avait mit à chauffer pour son sujet d'expérience et la jeta sur ses manuscrits. Des semaines de travail acharné réduites à néant.
Et subitement il comprit.
Ce n'était certainement pas Noisette qui avait mit le feu à l'église, de ça il en était convaincu, mais sa mouche. Elle était entrée dans le bâtiment religieux, s'était posée sur une bible ou un livre de catéchisme, et l'incendie s'était propagé à une vitesse folle dans la vieille église en bois. C'était lui l'unique coupable, à cause de ses maudites inventions.
Il s'assit sur une chaise, complètement effondré.
Le lendemain, il fit réunir tous les villageois dans la salle communale.
- En vertu de mes qualités de bourgmestre, je stipule… alinéa 1. Nonobstant…
- Mais qu'est-ce qu'il dit, chuchotèrent quelques-uns.
- Pour un sujet aussi grave, ils prennent toujours une langue morte, répondirent d'autres.
- Mais taisez-vous donc enfin ! aboya t-il en frappant de son maillet sur la table. J'ai des explications à fournir concernant notre affaire. Noisette, tu as été jugé coupable pour un meurtre que tu n'as pas commis, et pour avoir brûlé l'église dans le seul but de posséder la montre, d'après le nouveau curé. Hors, il n'en est rien. Noisette, si tu avais pu choisir ta mort, qu'est-ce que tu aurais choisi pour mourir ? C'est ta mort et c'est toi qui décide. Tu décides puis tu décèdes. Concentre-toi Noisette.
Noisette regardait ses pieds, puis Monsieur Castle, en se tortillant les doigts et en se mordillant les lèvres. Il prit de longues secondes avant de répondre.
- Mon ami…
- Appelle-moi Peter, dit Monsieur Castle en souriant.
- Peter mon ami… je voudrais mourir… par le temps.
Et, durant cette mémorable assemblée, les villageois hurlèrent de rire et de bonheur. Noisette fut enfin lavé de tout soupçon, pour la plus grande joie de tous.






Noisette a été condamné à mourir par le temps qui passe. De purger sa peine jusqu'à épuisement. Quand il est mort, il allait fêter son cent soixante quinzième anniversaire.
Aujourd'hui encore dans le village de Breaktown, une cérémonie a lieu chaque année devant sa tombe, en sa mémoire, et cela pour les siècles des siècles. Pour lui, avec lui, et en lui.
Noisette est entré dans l'éternité avec une horloge en guise de cercueil, celle-là même qui s'était incrustée sur le tronc de son arbre.
Le soir, on raconte aux enfants l'histoire de Noisette avant qu'ils ne s'endorment.
Puis les adultes se réunissent et fabriquent du grandiose sur la démesure de notre petit monde. Ils se répètent qu'il existe une folie capable de rallonger l'espérance de vie, et c'est très bien comme ça.
Et ils se forcent, de leur mieux, à construire des légendes encore plus merveilleuses à raconter.
Mais aucune n'est aussi belle que la légende de Noisette, parce que celle-ci est véridique.
Qu'il repose en paix.
Pour toute l'éternité.

Auteur : mario vannoye
Le 12 juillet 2009