La parenthèse désenchantée
Elle se demande ce qu'elle fait ici. Qui sont tous ces gens qui la regardent ? Que lui veulent-ils ? Elle aimerait tant se rendormir, mais les gens ne veulent pas. Ils lui parlent, parlent, encore et encore. Elle aimerait leur crier qu'ils s'en aillent, tous, mais ils restent là, comme des statues aux pieds de marbre. Les mots restent englués dans sa gorge, ses gestes sont hésitants, et la tête lui tourne, tourne, tourne, comme sur un manège endiablé.
Et puis il y a l'Autre. L'Autre qui la guette, toujours à l'affût, prête à fondre sur elle. L'Autre qui l'oblige à faire des choses qu'elle ne veut pas. Mais l'Autre lui prend la main, et le crayon court sur le papier, esquisse des images affreuses, des images sorties de son imagination malveillante.
Le brouillard est trop épais, les ténèbres trop profondes, et ses pensées trop chaotiques.
Alors elle hurle, hurle, hurle, mais personne ne l'entend.
Sandra referma son livre en soupirant. Comme elle était prenante cette histoire romantique de Barbara Cartland, "A l'ombre de ton cur". Est-ce que le marquis d'Ingleton réussira à séduire la jeune et belle Carmella ? Ou bien saura t-elle déjouer ses pièges et comprendre qui il était vraiment ? Malheureusement il lui faudrait attendre pour le savoir, se sentant trop fatiguée après ses deux heures de lecture. Elle se resservit un petit verre de liqueur, oh ! pas beaucoup, car l'alcool la rendait morose. Elle n'aimait pas ce sentiment bien trop désagréable.
Assise dans son fauteuil, elle pensa à la journée qu'elle venait de vivre. Secrétaire dans une petite maison d'éditions, elle s'occupait de tout ce qui était administratif. Ce qui lui déplaisait par-dessus tout, c'était d'écrire une lettre assassine pour dire à un jeune écrivain : "Votre manuscrit a attiré toute notre attention, mais nous sommes franchement désolés, nous ne publions pas ce genre de littérature". Comment pouvait-on dire à quelqu'un qui s'était donné tant de mal à imaginer une histoire, qui y avait mis toute son âme, qu'en fin de compte ce n'était pas dans leur ligne éditoriale, une manière comme une autre de lui faire savoir que son manuscrit n'était que du pipi de chat ? Cela lui déchirait le cur, mais elle n'était que secrétaire après tout. Et puis il y avait quand même des courriers bienveillants du genre "Votre histoire nous a beaucoup plu, nous vous contacterons prochainement pour un rendez-vous". Ça c'était vraiment super !
Dans l'ensemble, elle aimait bien son travail. Tout plutôt que de rester seule chez elle, à cogiter sur sa vie sans famille, sans amis, et sans véritable joie.
Et puis il y avait Sylvain, le nouveau coursier. En pensant à lui son cur battit un peu plus vite. Mon Dieu qu'il était craquant ce garçon. Et ses yeux ! Bleus comme un ciel d'azur, avec une façon de vous regarder qui ferait fondre un iceberg tout entier, et même toute la banquise. Elle s'imagina elle et lui main dans la main, se promenant au bord d'une rivière, sa tête sur son épaule. Il se pencherait vers elle et l'embrasserait tendrement avec ses lèvres au goût de miel. Plus rien n'existerait, sauf leur amour, leur amour infini, si profond et si beau. Le soir, ils rentreraient à la maison, il lui dirait encore une fois combien il l'aimait dans une ronde enchantée de poèmes lyriques, puis il l'emmènerait dans sa chambre et là, là, il la prendrait dans ses bras, la coucherait sur le lit et ils feraient ce qu'elle n'avait jamais connu jusqu'à présent, délicatement, dans une symphonie de soupirs éperdus. Oui, il lui ferait l'am
non non non se dit-elle, je ne dois pas penser à ça, c'est
c'est mal.
Pendant ces quelques instants secrets, elle connut le bonheur, révélant avec trop d'amertume les lèvres absentes, la mélancolie d'un avenir désespérant qu'elle seule pouvait comprendre.
Elle termina son verre, et, comme trop souvent après l'alcool, ses yeux s'embuèrent de larmes.
Parce que voilà, Sylvain ne lui accordait jamais un regard. C'était comme s'il ne la voyait pas, pire, comme si elle n'existait pas.
Son sourire disparut, remplacé par une immense tristesse.
Dans la nuit elle fit encore ce mauvais rêve. Toujours le même. Son père était décédé il y a huit ans dans un accident d'autocar. C'était lui qui conduisait, emmenant les enfants du village à l'école. Elle et sa mère suivaient le gros véhicule jaune dans leur vieille Oldsmobile pour aller chez le médecin. Depuis la veille Sandra avait des brûlures d'estomac, vomissant tout ce qu'elle ingurgitait. La route était enneigée. Dans un virage l'autocar fit une embardée pour éviter une voiture qui venait en sens inverse, mordit dangereusement l'accotement et dévala la pente qui menait au lac longeant la route. Il glissa dessus puis sombra dans l'eau froide en seulement quelques secondes, malgré la grosse épaisseur de la glace. Sous ses yeux et ceux de sa maman. Quelques enfants réussirent à sortir du véhicule, en cassant des vitres. Leurs bras s'agitaient frénétiquement au-dessus de l'eau, hurlant qu'on vienne les secourir. Sa mère allait et venait sur le talus, horrifiée et impuissante. Sandra criait comme une folle, choquée par ce qui venait d'arriver.
Aucun n'en réchappa, trop engoncés dans leurs vêtements par cette journée hivernale. Quatorze morts, dont son père qui n'avait pu se dépêtrer avec sa ceinture de sécurité, et treize enfants, qui pour la plupart étaient ses amis depuis la maternelle. Lorsque les secours arrivèrent, on repêcha les dépouilles bleuies par le froid, les parents des enfants disparus pleurant toutes les larmes de leurs corps sur cette route maudite pendant qu'on les sortait de l'eau. Par la suite, on installa un parapet de sécurité, mais c'était trop tard, bien trop tard.
Après la catastrophe la mère de Sandra ne fut plus jamais la même. Elle restait des heures devant la fenêtre de la cuisine, attendant désespérément que son mari revienne à la maison. Elle en oubliait de s'occuper de sa fille, se repassant sans cesse la scène, elle qui n'avait pas été capable de secourir le moindre enfant, ni son mari. Son époux en partie responsable de ce qui était arrivé. Peu à peu elle en perdit la raison, et on dut l'enfermer dans une institution psychiatrique, hurlant comme une démente pratiquement toutes les nuits. Elle ne reconnaissait même plus sa propre fille.
Sandra fut placée dans une famille d'accueil, et elle essaya d'y être heureuse.
Mais le souvenir de l'accident la hantait jour après jour, et régulièrement elle en faisait des cauchemars. Dans son rêve, les enfants hurlaient dans l'eau glaciale, leurs mains se tendaient vers elle et l'agrippaient pour l'emmener avec eux au milieu du lac, pour la noyer elle aussi. Son père, son papa qui l'avait si souvent embrassée en lui disant combien il l'aimait, couché sur la vase au fond du lac, ouvrait subitement les yeux, la serrait dans ses bras comme dans un étau et lui demandait pourquoi elle n'avait rien fait pour les aider, comme si une petite fille de dix ans aurait pu y faire quoi que ce soit. Elle se réveillait en sueur, les yeux hagards, avec dans les oreilles les cris désespérés des enfants et de son père qui se noyaient.
Après son cauchemar, assise dans son lit, encore toute transie de peur et d'angoisse, elle remarqua tout de suite les deux enfants debout au pied de son lit. Ils la regardaient, sans rien dire. Elle n'osait faire le moindre geste, ne pensa même pas à allumer la lampe de chevet, trop terrorisée à l'idée que ce petit garçon et cette petite fille âgés d'à peine une dizaine d'années viennent lui demander des comptes. Ils avaient des herbes folles collées dans leurs cheveux, et leurs visages étaient recouverts d'une matière noire et gluante, venant certainement du fond du lac. Leurs vêtements trempés dégoulinaient sur la moquette bleue de la chambre. Et puis ils se mirent à chantonner, chacun leur tour.
- Elle a perdu son papa.
- Il ne reviendra pas.
- Sa maman n'est plus là.
- Jamais elle ne les reverra.
- C'est bien fait pour toi.
- Bien fait pour toi, petite Sandra.
Ils répétaient ça de plus en plus vite, sans même reprendre haleine, dans un tourbillon de mots accusateurs.
Brusquement ils s'arrêtèrent en se regardant l'un l'autre, une main décharnée sur la bouche, en pouffant de rire.
Et ils recommencèrent leur litanie.
- Elle a trouvé la Faucheuse.
- Le mangeur de ténèbres.
- Le souffleur d'étoiles.
- Elle restera dans le noir.
- Le noir est sans espoir.
- C'est de ta faute jolie Sandra, de ta faute, de ta faute, de ta faute
Sandra se recroquevillait contre la tête de lit, les yeux exorbités. Elle voulait leur hurler d'arrêter, mais sa langue n'était plus qu'une chape de plomb. Les deux enfants continuaient de débiter leur chansonnette à toute vitesse, et soudain ils disparurent. C'est à ce moment là qu'elle se réveilla pour de bon.
Elle ne retrouva pas le sommeil de toute la nuit.
Le lendemain vers sept heures elle se leva et se prépara son petit-déjeuner. Elle aurait bien voulu prendre une douche mais le simple fait d'y penser lui donna la nausée. L'eau lui faisait horreur depuis l'accident. Une fois elle essaya de se mettre sous le jet brûlant mais dix secondes plus tard elle en ressortit, suffoquant et complètement paniquée. Alors elle décida que désormais elle ferait sa toilette uniquement au lavabo.
Elle se sentait vraiment mal à l'aise après la nuit passée. Les relents de son cauchemar la poursuivaient, serpents venimeux se lovant malicieusement dans son esprit. Elle essaya de chasser cette mauvaise impression, mais rien n'y fit.
Aujourd'hui elle avait prévu d'aller voir sa mère à l'hôpital. La dernière fois qu'elle y était allée, il y a trois semaines, ça ne c'était pas très bien passé. En entrant dans la chambre, elle était assise comme d'habitude devant la fenêtre, les yeux dans le vague. Sandra s'asseyait à côté d'elle, tenant délicatement sa main dans la sienne. Il n'y avait aucune étincelle de vie dans les yeux de sa maman. Sandra restait assise, les yeux au bord des larmes. Elle avait amené une photo d'avant l'accident où ils étaient tous les trois devant leur ancienne maison, souriants et heureux. Elle la montra à sa mère, espérant que ce souvenir la fasse réagir. Et pour réagir, elle a vraiment réagi. Elle a contemplé la photo quelques instants, puis elle s'est mise à trembler. Son visage s'est transformé en un masque de douleurs. Elle est devenue complètement hystérique, a arraché la photo des mains de Sandra et l'a déchirée en hurlant que cette
fille qui était devant elle voulait lui faire du mal. Les infirmières se sont précipitées dans la chambre, lui ont fait une piqûre pour la calmer, tandis que Sandra s'effondrait en larmes.
Elle enfila sa veste et descendit les escaliers qui menaient au garage de son immeuble. Elle n'aimait pas se rendre là en bas, il y avait tellement de recoins sombres. Dieu sait ce qui pouvait s'y cacher. La plupart des voitures étaient encore là, une vingtaine en tout. Le week-end, les locataires se prélassaient au lit. Encore une chose qu'elle n'arrivait pas à faire.
Elle s'approcha de la sienne et remarqua qu'elle avait oublié de la fermer à clé. C'était tout de même bizarre, elle si méticuleuse dans tout ce qu'elle faisait.
Elle s'installa au volant de sa petite Coccinelle, et c'est au moment d'engager la clé de contact qu'une main derrière elle lui appliqua un chiffon sur la bouche. Une odeur désagréable lui emplit les narines, et elle sombra dans l'inconscience.
Quand elle se réveilla, elle était allongée sur un sol froid et humide. Des élancements terribles lui martelaient le crâne. La faible lueur d'une ampoule poussiéreuse éclairait la pièce où elle se trouvait. Une sorte de cave sans fenêtres. Dans un coin trônait un vieux lit surmonté d'un matelas miteux. A ses pieds elle trouva une feuille de papier froissée. Elle la déplia. Dessus, quelqu'un avait écrit : "Souviens-toi".
Se souvenir de quoi ? Est-ce que cela avait un rapport avec l'accident d'il y a huit ans ? Mais elle n'était qu'une petite fille, une petite fille qui avait assisté impuissante à la mort de son père et de ses amis ! Non, cela ne pouvait être à cause de ça. Alors quoi ? Qui était assez machiavélique pour l'enfermer dans une cave nauséabonde ? Elle n'en avait pas la moindre idée, mais le seul fait d'avoir trouvé ce papier démontrait que c'était quelqu'un qu'elle connaissait qui l'avait séquestrée. Son père lui avait dit un jour qu'il n'y a que deux choses que l'on voit chez les gens : ce qu'on veut y voir, et ce qu'ils veulent bien nous montrer. Et ne jamais sous-estimer la capacité des autres à nous décevoir. A l'époque, elle n'avait pas très bien compris ce que cela voulait dire. Maintenant, elle en comprenait tout le sens. Qui était donc cette personne qui lui en voulait tant au point de l'enfermer ici, une personne qui n'avait jamais montré son vrai visage ?
Elle se leva, titubante, la locomotive dans sa tête tourbillonnant à toute vitesse. Elle essaya d'ouvrir la porte. Celle-ci résista, mais en poussant de toutes ses forces, elle s'ouvrit enfin, dans un grincement de gonds rouillés. Une autre pièce. Puis une autre. Et encore une autre. Toutes éclairées par une ampoule blafarde. C'était plein de couloirs, de caves aussi sinistres les unes que les autres, un vrai labyrinthe. Mais sans aucune issue. Elle rebroussa chemin, mit une bonne heure pour retrouver son point de départ, se perdant plusieurs fois dans ce dédale sans fin.
Elle avait froid, elle avait faim, mais surtout, elle avait peur.
Alors elle s'assit sur le matelas, désespérée et impuissante.
C'est à ce moment là qu'une petite voix intérieure lui parla. Ce fut d'abord un chuchotement, puis un énorme éclat de voix qui résonnait dans son crâne.
- Tu peux sortir petite Sandra. Si tu le veux, tu le peux. Tu n'es pas dans un labyrinthe, tu n'es même pas ici. Personne ne t'a mis un chiffon de chloroforme sur la bouche. C'est toi qui t'es enfermée dans cette cave, tout n'est que mirage et faux-semblants. Les pièces n'existent pas, sauf dans ton esprit. Ce ne sont que des passages dans un autre monde, un monde de ténèbres où tu erres sans cesse à la recherche de toi même. Lève-toi, ouvre la porte, ouvre cette maudite porte et tu verras qu'il n'y a rien. Rien que le vide, le néant, parce que tu n'es rien, mais il faut que tu sortes et alors tu deviendras. Vas-y, de toutes tes forces. Il le faut. LEVE TOI ET SORS DE LA. TOUT DE SUITE !
Les jambes en coton, elle ouvrit la porte d'une main fébrile. Devant elle se tenait Sylvain, sauf que ce n'était pas lui, mais quelqu'un qui lui ressemblait étrangement, un sourire mauvais sur les lèvres. Il essaya de la repousser dans la cave. Alors elle se débattit en agitant ses bras devant elle, hurlant qu'il la laisse tranquille. Et celui qui ressemblait tant à Sylvain s'évanouit comme par enchantement. Il n'y avait plus à ses pieds qu'un vide immense d'une profondeur vertigineuse, où elle manqua tomber et se perdre dans l'infini, dans les circonvolutions de son esprit tourmenté qui voulait la garder enfermée pour toujours, prisonnière de ses remords et de son désespoir.
Elle sortit de la "cave" par la seule force de sa volonté et se retrouva devant la table de son petit déjeuner. Devant elle il y avait un papier sur lequel était écrit : "Souviens-toi". Elle reconnut son écriture. C'était donc elle qui s'était levée durant son état léthargique pour chercher de quoi écrire ces deux mots. Plus d'une heure était passée jusqu'à ce qu'elle reprenne conscience dans la réalité. Encore une de ses absences, qui devenaient de plus en plus fréquentes.
Elle contempla le morceau de papier pendant de longues minutes, se demandant pourquoi elle avait écrit ça. Les élancements dans son crâne avaient heureusement disparu.
Elle décida de remettre la visite à sa mère un autre jour. La voir dans cet état de légume était bien trop dur à vivre, malgré tout l'amour qu'elle lui portait. Quand elle avait hurlé qu'elle voulait lui faire du mal en lui montrant une simple photo, son cur avait faillit exploser de douleur et de chagrin. Non, elle ne le supporterait pas encore une fois.
Aussi elle décida de se rendre pour la première fois depuis l'accident dans le village de son enfance.
Sa décision fut très difficile à prendre, elle qui mettait parfois des heures pour choisir entre deux articles dans un magasin.
Mais il y avait ces deux mots qu'elle avait écrits. "Souviens-toi". Il fallait qu'elle se rende là-bas. Pour se souvenir. De quoi ? Elle n'en savait strictement rien.
Un jour dans la supérette à côté de chez elle, alors qu'elle tenait dans une main un steak de buf sous cellophane et dans l'autre une côtelette de porc, se demandant avec pertinence ce qui irait le mieux avec les haricots surgelés qu'elle avait enfin posés dans son caddie, (des petits pois n'auraient-ils pas été un meilleur choix s'interrogea t-elle pendant de longues minutes ?) le jeune apprenti s'était approché d'elle, avec un sourire narquois. Depuis le temps qu'elle venait faire ses courses ici, il la connaissait bien et n'hésitait pas à se moquer de ses hésitations interminables.
- Vous devriez tirer à pile ou face. Bon ben c'est pas tout ça, mais nous fermons dans cinq minutes, alors si vous ne voulez pas passer la nuit dans le magasin, il faudrait vous décider. Si j'étais vous, je prendrais les deux. Moi je ferais ça si j'étais à votre place.
Elle en devint rouge de confusion, bredouillant avec peine que oui, il avait certainement raison.
Elle paya ses achats et s'enfuit jusque chez elle, en se disant que vraiment, la vie était bien compliquée.
Au moment de préparer son repas, le choix fut encore plus cornélien. Il y avait des ufs dans son réfrigérateur. Est-ce qu'une bonne omelette ne serait pas davantage meilleure ? Surtout le soir ? N'arrivant pas à se décider, elle se contenta d'une simple pomme. Et c'était comme ça tous les jours. Même au travail, où ses collègues (en fait, elles n'en avaient que trois, un homme et une femme à deux ans de la retraite et Sylvain, qui ne lui parlait jamais, en plus de son patron) s'amusaient gentiment de son manque d'assurance sur le moindre détail.
C'est donc après de longues tergiversations avec elle-même qu'elle décida de se rendre dans son village d'enfance. Elle prépara sa valise, (après avoir hésité entre un pull-over rose et un jaune, pour finalement y mettre les deux) et descendit au garage, la peur lui nouant le ventre, après son aventure imaginaire dans la cave.
Et elle prit la route, direction "Breaktown", entre ailleurs et nulle part, à quatre cent cinquante kilomètres de chez elle.
- Ce ne sera qu'une parenthèse dans ma vie se dit-elle, une petite parenthèse. Ça ne peut que me faire du bien de sortir un peu.
Le trajet fut long et fastidieux, sous un soleil implacable, se trompant deux fois dans son itinéraire. Elle voulut s'arrêter dans un café, histoire de se désaltérer, mais elle n'avait vraiment pas envie de mettre un temps infini pour se décider entre une orangeade ou un thé glacé. Ça lui rappela le jour où sa mère l'avait envoyée chercher du lait à l'épicerie du village. Chose bien facile à faire pour toute personne normale, même à dix ans. Seulement voilà, sa maman n'avait pas précisé si elle voulait du lait entier ou demi-écrémé. Elle était plantée devant le rayon depuis dix bonnes minutes quand le commerçant, un gros homme bourru qui n'avait pas la langue dans sa poche, lui fit remarquer que si elle restait à la même place encore cinq minutes de plus, des racines lui pousseraient comme à un foutu arbuste et qu'il faudrait une grosse pelleteuse pour la déloger. Sandra avait fondu en larmes et s'était enfuie jusque chez elle en courant
et les mains vides. Sa mère l'avait prise dans ses bras pour la consoler, lui disant que ce n'était pas bien grave, qu'il y avait des choses bien plus importantes dans la vie que le fait de choisir entre un litre de lait entier ou un autre demi-écrémé. Et toutes les deux avaient fini par rire aux éclats, même si au fond de son cur Sandra se sentait honteuse d'être aussi peu hardie.
Elle arriva enfin à destination, et quand elle vit le panneau "Breaktown - 313 habitants - Soyez les bienvenus", elle ressentit une grosse appréhension. Mais qu'est-ce qui lui avait pris de venir jusqu'ici ? Comment réagiraient les gens ? Est-ce qu'ils la reconnaîtraient après toutes ces années ? Mais elle devait le faire. C'était une question de bien-être avec elle même, une façon de se replonger dans un passé lointain qui lui permettrait de retrouver la paix intérieure. Et peut-être la fin de ses cauchemars.
Enfin c'est ce qu'elle espérait.
Elle traversa la grand-rue au ralenti et remarqua quelque chose d'étrange. Il n'y avait aucune circulation. Le village n'avait pas l'air d'avoir changé depuis huit ans. Elle reconnut le parc où elle aimait jouer avec ses poupées et ses amies. Elle reconnut le drugstore où le "G" manquait en haut de la vitrine sale. Elle reconnut les vieux Laagstone assis sur le banc devant leur maison toute décrépie, les volets de guingois. Le couple n'avait apparemment pas pris une ride. Monsieur Laagstone avait les deux mains appuyées sur sa canne, comme à son habitude, en chiquant son tabac. Elle reconnut tout un tas de choses, les souvenirs affluant par petites touches, comme de vieilles photos jaunies. Mais elle ne reconnut pas les enfants qui à l'époque s'amusaient sur la place, parce qu'il n'y avait aucun enfant, ni même un adolescent. Treize étaient morts dans l'accident, mais les autres, ceux qui n'avaient pas l'âge de prendre l'autocar pour aller à la grande école ce terrible jour, où étaient-ils ? Ils avaient grandi depuis, et c'était le week-end, alors était-il possible qu'aucuns d'eux ne soient dehors par cette belle journée ensoleillée ? Elle se gara sur la place et se dirigea vers l'hôtel, sa valise à la main.
L'hôtel ne payait pas de mine. C'était la première fois qu'elle y entrait. En poussant la porte, une forte odeur de renfermé lui emplit les narines. L'hôtel était désert, à part un homme qui lisait le journal derrière le comptoir.
- Bonjour, je voudrais une chambre s'il vous plait.
L'homme leva le nez et la regarda comme si c'était la chose la plus saugrenue qu'il ait entendue de toute sa vie.
- Une chambre ? Ici ? Dans ce trou perdu ? Et pour combien de temps, jolie mademoiselle ?
- Une nuit. Juste une nuit. Ou peut-être deux. Je
je suis de passage et j'aimerais me reposer.
- Alors je vais vous donner notre plus jolie chambre. La 13 vous conviendrait-elle ? Si bien entendu vous n'êtes pas superstitieuse.
- Oui oui oui, la 13, ce sera très bien répondit-elle sur le champ, trop heureuse de ne pas avoir à décider elle-même.
- Puis-je vous offrir un petit rafraîchissement ? C'est la maison qui vous l'offre. Nous avons si peu de clients ces temps-ci.
- D'accord, je vous remercie. Je meurs de soif.
Pendant que Sandra s'asseyait à une table, l'hôtelier lui prépara une boisson fraîche. Puis il apporta le verre et lui dit :
- Vous savez, nous sommes tous sensés perdre les gens que nous aimons, sinon comment pourrions nous savoir l'importance qu'ils ont pour nous.
Sandra sursauta.
-Pardon ? Qu'est-ce que vous avez dit ?
- Moi ? Mais je n'ai rien dit. Tenez, buvez votre verre, et allez vite vous reposer. Vous avez l'air à demi-morte.
- A demi-morte ? répéta-elle bêtement.
- Mais non ! Je disais que vous n'aviez pas l'air d'être bien forte. Terminez votre verre, je vais vous montrer votre chambre.
Ils montèrent à l'étage. La chambre, bien qu'assez petite, lui convenait parfaitement. Lorsque l'hôtelier la laissa enfin seule, elle s'allongea sur le lit. Quelques minutes plus tard, elle dormait profondément.
Le lendemain matin en se réveillant, elle fut très heureuse de constater qu'aucun cauchemar n'était venu troubler son sommeil. Elle se leva, fit sa toilette et jeta un il par la fenêtre. Il n'y avait toujours aucune circulation. Voilà qui était bien étrange. Elle descendit au rez-de-chaussée prendre un petit-déjeuner. La salle était encore déserte. Un chat dormait sur le comptoir. Elle s'en approcha pour le caresser, mais en voyant l'horrible plaie ouverte sur le haut de son crâne, certainement à cause d'une bataille perdue, elle recula de dégoût. Le chat ouvrit les yeux, bailla à s'en décrocher la mâchoire, et se rendormit aussitôt.
En se retournant, elle manqua de peu heurter un jeune homme debout juste derrière elle.
-Oh pardon je
Son cur manqua un battement, le sang se retira de son visage, et les mots s'éteignirent dans sa bouche. Mon Dieu ! Ce visage ! C'était Sylvain qui était là.
- Ça ne va pas mademoiselle ?
- Si si mais
vous ressemblez tellement à quelqu'un que je connais.
- Ah bon ? Et
vous désirez quelque chose ?
- Euh
oui, j'aimerais prendre un petit-déjeuner. Ecoutez, je suis désolée de vous demander ça mais
c'est quoi votre prénom ?
- Mon prénom ? C'est Sylvain. Pourquoi ?
- Je
je
c'est incroyable !
- Incroyable ? Je ne vois pas très bien ce qu'il y a d'incroyable à s'appeler Sylvain. Asseyez-vous, je vous apporte votre petit-déjeuner.
Elle s'assit à une table, se demandant comment un garçon qui ressemblait tellement à un autre à quatre cent kilomètres de là pouvait également porter le même prénom.
Son village semblait bien mystérieux depuis qu'elle en était partie.
Le garçon revint quelques minutes plus tard avec un plateau chargé de croissants, de thé et de confitures, qu'il posa sur la table.
- Vous faites quoi par ici ? Du tourisme ?
- J'ai vécu ici il y a quelques années, et aujourd'hui j'aimerais me rendre auprès du lac. Pour me recueillir.
- Auprès du lac ? Quel lac ? Il n'y a pas de lac par ici. Que des forêts et d'immenses prairies. Vous devez vous tromper.
- Pas de lac ? Mais mon père est mort dans ce lac. Ainsi que treize enfants. Un accident d'autocar. Il y a huit ans.
- Jamais entendu parler ! Et de toute façon, je vous dis qu'il n'y a pas de lac à Breaktown.
- Si c'est une blague, elle n'est pas très drôle !
- Ouais, et bien, c'est comme vous voulez. Après tout, c'est vous la cliente. Mais je crois qu'à force de lire des romans de Barbara Cartland, vous avez une imagination un peu trop fertile. Barbara Cartland ! J'vous demande un peu ! A t-on idée de lire des niaiseries pareilles ?
- Des romans de
Mais comment savez-vous que je lis ça ?
- Que vous lisez quoi ? Je n'ai pas parlé de livres !
Sandra avait la tête qui commençait à lui tourner sérieusement. Elle ferma les yeux, respira profondément, et quand elle les rouvrit le jeune homme n'était plus là.
Elle ne toucha pas au plateau.
Elle n'avait plus faim.
Elle sortit de l'hôtel presque en titubant, les horribles élancements dans son crâne revenant à toute vitesse. D'une main fébrile, elle ouvrit la portière de sa voiture et s'installa au volant.
- Mais que se passe t-il ici ? Personne dans les rues, un jeune homme qui ressemble tellement à Sylvain que c'en est déconcertant, et
et
mon Dieu, comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? 13 ! 13 enfants morts, 313 habitants, la chambre 13 ! Il y a un lien. Il y a forcément un lien. Je vais voir notre ancienne maison, aller jusqu'au lac qui soi-disant n'existe pas, payer ma note d'hôtel, et ensuite je pars d'ici. Oh que oui ! Et le plus vite possible encore !
Elle mit le contact et se dirigea à l'autre bout du village, vers la maison de son enfance, vers des souvenirs longtemps oubliés, vers les rivages d'un passé lugubre où le temps n'a aucune prise.
Elle ne rencontra personne sur le trajet.
Elle s'arrêta devant leur maison et sortit du véhicule, les jambes en coton et le cur battant la chamade. Sa maison ! Une grande bâtisse en pierre où le lierre grimpait désormais le long des murs, jusqu'au toit. Devant la façade ce n'était que mauvaise herbe qui avait poussé de façon anarchique. Si elle avait pu entrer, l'herbe lui aurait atteint les mollets. Mais le grand portail en fer était fermé à clé. Elle s'agrippa des deux mains aux barreaux. Tous les volets étaient fermés, leur peinture écaillée formant de petites langues vertes. C'était donc ici qu'elle avait connu les instants les plus merveilleux de son enfance. Là, c'était la cuisine. Ici, la salle de séjour où ses parents jouaient avec elle avant de l'envoyer au lit. Et là-haut, c'était sa chambre, où sa maman venait la border et lui souhaiter une bonne nuit, avec un gros bisou sur son front. Il lui semblait encore entendre sa voix, ainsi que leurs rires devant la cheminée.
Mais non, ce ne sont pas des rires. Papa et maman se disputent, pour la énième fois. Papa est très gentil d'habitude, sauf
sauf quand il a bu. Quand il a bu il rentre dans des colères monstrueuses, et
il tape maman. Il la frappe, oh non, c'est ça, il la frappe. Ce soir là, il a crié plus fort que d'habitude, des chaises se sont renversées, et depuis sa chambre elle a entendu maman pleurer. Alors elle est descendue, tout doucement, et papa a crié aussi après elle, lui hurlant qu'elle n'était qu'une sale gamine, même pas capable de choisir entre sa mère et lui. Il a encore prononcé ce mot terrible, divorce, mais elle ne savait pas ce que ça voulait dire. Ce mot avait l'air si mauvais, si chargé de méchantes insinuations qu'elle aussi s'est mise à pleurer. Elle voulait que son papa arrête de hurler et de frapper maman, alors elle s'est jetée sur lui et il lui a pris le bras, l'a tordu et elle s'est mise à hurler encore plus fort que son père. La douleur était intolérable et elle le suppliait d'arrêter, mais lui continuait en criant, ivre d'alcool et de méchancetés, ne se rendant pas compte de ce qu'il faisait. Sa mère s'est précipitée pour sauver sa fille des mains de cet homme devenu monstre, et il l'a repoussée d'un geste brusque. Maman a été projetée en arrière et sa tête a cogné le coin de la table. Du sang coulait de ses cheveux, et papa s'est approché d'elle en vociférant :
- T'en veux encore, t'en veux encore hein sale garce ! Tu veux divorcer ? Je vais t'en donner moi du divorce !
Et il continuait de frapper, de frapper avec ses poings sur le beau visage de maman.
Devant la grille de sa maison, agrippée aux barreaux rouillés, Sandra s'exclama faiblement d'une voix larmoyante.
- Arrête papa, arrête je t'en prie, arrête
Les souvenirs affluaient maintenant tels d'immenses vagues sur une mer démontée, aussi pernicieux qu'un serpent venimeux qu'elle ne pouvait écraser.
Dans le village tout le monde savait que son père était un ivrogne invétéré. A l'école, c'était infernal. Les 13 enfants de sa classe n'hésitaient pas à se moquer d'elle, l'appelant même "la fille du poivrot". Ils lui envoyaient en pleine figure des plaisanteries méchantes, comme quoi ils avaient vu son père tituber dans la rue, vomir sur le trottoir et tomber dedans. Il se relevait - essayait de se relever- tandis que les enfants qui l'avaient aperçu dans cet état lamentable riaient aux éclats. Il s'ingéniait à se remettre debout, essuyant le dégueulis avec ses mains sur son bleu de travail, en balbutiant que si jamais il les attrapait, leurs fesses seraient aussi rouges que les putains de tulipes que leurs connasses de mères plantaient dans leur jardin. Enfin c'est ce que les enfants comprenaient, parce que ses phrases n'étaient pas très limpides.
Elle se rappela le jour où elle retourna à l'école, une semaine plus tard, le bras en écharpe. Les enfants se déchaînèrent ce jour là. Aucun d'eux n'eut la moindre compassion sur ce qui lui était arrivé. Tous se moquèrent d'elle avec encore plus d'entrain que d'ordinaire, jusqu'à lui dire qu'elle finirait comme son ivrogne de père, à picoler et à vomir dans la rue.
- Je veux rentrer dit-elle tout haut en sanglotant devant la maison abandonnée, je veux partir d'ici. Mon Dieu, aidez-moi, s'il vous plait, je n'ai rien à faire ici.
Et elle se retrouva chambre 13, hôpital Sainte Hélène, dans son univers, dans son monde à elle, construit de ses propres mains.
Dans la chambre d'hôpital, les parents de Sandra regardaient leur fille, le visage plein de tristesse. Ils avaient amené une photo où ils étaient tous les trois devant leur maison, quand ils habitaient Breaktown. Ils avaient espéré qu'en voyant la photo, leur fille retrouverait ne serait-ce qu'une bribe de souvenir. Mais elle avait tellement hurlé en la regardant que sa mère l'avait vite remise dans son sac à main. Cela devait lui rappeler des choses tellement mauvaises, quand son père buvait trop et qu'il se mettait à les battre. Il avait bien changé depuis. Plus une seule goutte d'alcool. Il se sentait tellement honteux de cette période qui datait d'une autre vie.
Les infirmières accoururent en se demandant ce qui se passait et lui avait fait une piqûre pour la calmer.
Sylvain, son petit ami, était avec eux. Le médecin était lui aussi dans la chambre.
- Vous croyez qu'elle retrouvera la mémoire ? demanda la mère de Sandra.
- Ecoutez, c'est très difficile à dire. Elle a subi un grave traumatisme lorsque le chauffard l'a renversée. Sa tête a cogné le trottoir tellement fort que son cerveau s'est déconnecté de la réalité. Dieu merci, elle est sortie du coma, qui a quand même duré deux mois et demi. D'après notre expérience de ce genre de cas, et je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvais augure, les patients qui ont eu ce genre de traumatisme peuvent n'en sortir qu'au bout de quelques années. En général, ils sont dans un monde bien à eux, ils construisent des barrières de sécurité pour ne pas se souvenir de choses trop mauvaises. Vous auriez dû me montrer cette photo avant de la lui faire voir. C'était une bien mauvaise idée, surtout après ce qu'elle a vécu dans son jeune âge, d'après ce que vous m'avez expliqué. Veuillez m'excuser Monsieur, je ne vous jette pas la pierre sur votre comportement d'il y a pas mal d'années.
- Ce n'est rien, je ne dois m'en prendre qu'à moi-même. Mais, d'après vous, où est-elle là maintenant, en ce moment ?
- D'après moi, je pense qu'elle a peut-être fait une petite incursion dans son passé. Essayer de retrouver votre ancien village, votre ancienne maison. En général ils y arrivent, quoi que ce soit assez difficile à dire. Mais ce ne sont que des suppositions, le cerveau est quelque chose de tellement complexe. La plupart du temps, ils s'imaginent des choses, vont dans des lieux secrets connus d'eux seuls, des sortes de caves remplies de labyrinthes en essayant de toutes leurs forces d'en sortir. C'est ce qu'ont pu nous expliquer les patients qui ont retrouvé la mémoire. Des lieux sombres, pleins de créatures mauvaises. Leur vie n'est plus qu'une sorte de parenthèse, une parenthèse désenchantée.
- Mais pourquoi dessine t-elle toujours cet autocar au milieu d'un lac, avec des enfants qui se noient ?
- Je pense qu'elle s'est imaginé qu'ainsi tous les gens qui lui avaient fait du mal dans son enfance sont morts désormais. C'est une manière de les tuer. De vous tuer Monsieur, je suis désolé de vous le dire, ainsi que les treize enfants de sa classe qui étaient si méchants avec elle.
- Et moi dans tout ça ? demanda Sylvain.
- Vous ? Pour elle vous n'existez que vaguement. Elle doit certainement vous apercevoir dans ses rêves ou dans son monde, mais elle n'arrive pas à vous représenter en tant que personne. Elle veut vous aimer, mais avant son accident vous étiez au bord de la rupture, d'après ce que j'ai compris. Vous ne vouliez plus lui ni la voir ni lui parler. Mais ça, ce sont vos affaires. Bien, excusez-moi, mais j'ai d'autres patients à voir. Je reviendrai un peu plus tard.
- Merci Docteur pour vos explications.
- De rien, je ne fais que mon boulot de psychiatre, mais j'essaie de le faire bien. Allez, soyez courageux, elle a besoin de vous. Elle s'en sortira, j'en suis certain.
Une fois le médecin parti, la mère de Sandra s'assit au bord du lit, et, en tenant la main de sa fille, lui fit la lecture de quelques pages de "A l'ombre de ton cur", de Barbara Cartland, des sanglots dans la voix.
Sandra aimait tellement ce genre de littérature, auparavant.
Dans une autre vie, dans un autre ailleurs
Les gens sont encore là. Elle continue de hurler, encore et encore, dans sa tête. Elle revoie le village de son enfance, la maison avec la grille en fer forgé, et les deux enfants surgissent à nouveau. Ils sont maintenant à côté d'elle, leurs vêtements trempés dégoulinent sur le trottoir. Il y a plein d'algues dans leurs cheveux, leurs yeux sont noirs, si noirs, profondément entrés dans leurs orbites. Ils la prennent par la main, l'emmènent dans un autre monde, encore plus profond, encore plus ténébreux.
- Viens avec nous petite Sandra.
- Viens dans le labyrinthe.
- Quelqu'un t'attend là-bas.
- C'est l'Autre.
- Oui c'est l'Autre.
- Une part de toi-même.
- Un morceau d'existence.
- Une portion de destin.
- Une miette de néant.
- Nous t'aimons nous, nous t'aimons tellement.
Et l'Autre apparaît, prend la main de Sandra, et dessine encore. Le trait se fait nerveux, impatient, presque colérique, mais surtout vengeur.
Quand l'Autre a terminé, elle regarde son uvre. Elle écrit encore au bas de la feuille : "Souviens-toi".
Et Sandra se met à sourire.
Sur le dessin, le lac a l'air si paisible. Mais des enfants se noient dans l'eau glaciale et son père est au fond, prisonnier dans l'autocar.
Elle l'a tué, encore une fois.
Ce si mauvais père
Auteur : mario vannoye
Le 13 juin 2009