Celles qui n'existaient pas



Au milieu d'une clairière, dans une forêt enchantée, enfin pas si enchantée que ça, une petite maison toute mignonne attend que la nature s'éveille. C'est d'ailleurs plus une chaumière qu'une maison. Dans un enclos, quelques chèvres s'adonnent à leur activité favorite, manger de l'herbe. Une dizaine de poules picorent les grains de maïs qu'elles arrivent encore à trouver, frémissantes de plaisir quand elles dénichent un ver de terre. Un vieux coq arpente le terrain de long en large en relevant bien haut le bec, fier comme s'il était le maître du monde. Il est particulièrement satisfait de son harem, tout à l'air de bien se passer. Il pousserait bien un retentissant cocorico, mais cela lui donne mal à la gorge, et de toute façon il ne sait jamais l'heure qu'il est. Il commence sérieusement à perdre la tête, à son grand désespoir. Est-on à l'aube ou au crépuscule ?
Le soleil levant peine à trouver sa place à travers les arbres majestueux qui entourent la clairière, mais il n'est que sept heures du matin, et il a largement le temps d'inonder cet endroit magique de sa chaleur bienfaisante.





Approchons-nous un peu plus prêt voulez-vous ?
Mais qu'est-ce donc que ce bruit bizarre que l'on entend ? On dirait une forge, ou un roulement de tambour, ou ne serait-ce pas plutôt le bourdonnement d'un énorme insecte ?
Mais non, pas du tout ! C'est le maître de maison qui ronfle comme un sonneur, la bouche grande ouverte et les lèvres tremblotantes à chaque respiration. A l'approche de la chaumière les animaux de la forêt tendent l'oreille, très étonnés d'un tel vacarme, lèvent leur cou bien haut, regardent à droite puis à gauche par de petits mouvements secs et détalent le plus vite possible. On ne sait jamais ce qui peut se dissimuler derrière autant d'étranges bruits. Et si c'était un ogre méchant et cruel qui se cachait là-dedans ?
Mais il est temps de faire plus ample connaissance avec ceux qui dorment à poings fermés dans cette jolie demeure, un gros édredon sur leur imposante bedaine.
Ça vous dit de venir avec moi ? Allez, n'ayez pas peur, suivez-moi, je vous emmène.

Leur nom de famille est Lycanthrope, ce qui peut paraître bien insolite quand on sait que cela veut dire 'homme-loup'. Si si, un loup, un vrai, de ceux qui chassent les petits enfants perdus dans la forêt et se jettent sur eux pour les manger tout cru.
Madame Lycanthrope, une dame disons un peu forte affublée d'un caractère de cochon, n'a de cesse de poursuivre son mari par d'incessantes remontrances et jérémiades à propos de tout et de rien. Surtout de rien, car tout est prétexte à rouspéter continuellement. C'est dans ses gênes, c'est comme ça, on ne peut pas changer sa nature. Mais elle a un cœur d'or, elle adore son gros époux, et c'est toujours avec grand plaisir qu'elle lui mitonne de bons petits plats. Pour lui et pour leur fils, Peter, un petit garçon très sage âgé de huit ans à peine. C'est leur fils unique. Ils lui auraient bien donné un petit frère ou une petite sœur, mais apparemment ce n'est plus possible, son père ne peut plus mettre tout ce qu'il faut, ne serait-ce qu'une toute petite goutte, aussi sec qu'un bâton de bois mort. Tous les soirs il va le border et lui raconte une belle histoire avant qu'il ne s'endorme.
Enfin c'est ce qu'il croit.

Madame Lycanthrope disais-je a donc un caractère épouvantable, et Monsieur Lycanthrope écoute, écoute, écoute encore, essaie du mieux possible de satisfaire son incommode épouse, mais c'est peine perdue, la moindre chose sera motif supplémentaire à rouspétances. Et ce n'est pas la peine d'essayer de discuter ou d'argumenter, de toute façon c'est elle qui aura le dernier mot. Aussi il se tait, accuse le coup, fait ce qu'il a à faire, s'amuse même de l'entendre blablater continuellement sans raison. Il la prend souvent dans ses bras et lui donne un baiser, et elle se calme, se calme enfin, éperdument amoureux l'un de l'autre.

Elle ne râle jamais après son fils. Au contraire, elle lui voue un amour sans bornes, tout comme son mari. Il le leur rend bien, car jamais il ne fait la moindre bêtise. Sauf une fois où il a cassé un splendide vase en porcelaine en s'amusant avec le chat. Elle y tenait tellement à son vase, énorme et décoré à la main, qui venait de sa grand-tante. Le chat s'était faufilé entre les pieds du haut guéridon. En voulant attraper l'animal, il a bousculé le meuble et patatras, le vase s'est écrasé sur le sol, en mille morceaux. Elle lui a fait les gros yeux, la bouche déjà ouverte pour le réprimander sévèrement, mais en voyant les siens déjà embués de larmes, elle l'a serré bien fort sur sa poitrine en lui disant que cela ne faisait rien mon petit chéri, ce n'est pas grave mon biquet d'amour, que de toute manière elle en avait assez de voir ce gros machin dans le salon.
Et le petit-chéri-biquet-d'amour a ravalé ses larmes.





Aujourd'hui est un grand jour. La grand-mère de Papa les a invités pour fêter son anniversaire. Il y aura toute la famille, comme tous les ans. A chaque fois c'est une fête mémorable, un repas gigantesque, uniquement composé de fruits et de légumes car ils ne mangent pas de viande, des pâtisseries à s'en faire exploser la panse, et surtout, surtout, revoir celles et ceux pour qui on a tant d'affection.
Aussi Peter se sent fébrile, tout heureux de partir avec ses parents. Madame Lycanthrope est encore plus tatillonne que d'ordinaire, car elle ne veut pas prendre la route en laissant sa maison sale et poussiéreuse, il faut aaaaaabsolument que le ménage soit fait, que tout soit impeccable.
- Regarde moi tous ces poils, dit-elle à son mari, tu en mets partout, fais donc un peu attention. Mon Dieu, mais qui m'a donné un époux pareil ?
Ce qui est de bien mauvaise foi de sa part, car elle en disperse autant que lui.
N'est-ce pas un peu normal quand on est loup-garou ?

Des loups-garous ? Des loups-garous qui ne mangent pas de viande ? Ben oui, c'est comme ça, ils n'aiment pas ça, et jamais jamais jamais ils ne feraient de mal aux animaux, ne se jetteraient sur des humains pour les déchiqueter et boire leur sang. Punaise mais non ! Ça, c'est les vampires. Veuillez me pardonner, je me suis trompé avec toutes mes horribles histoires, mais vous aviez rectifié n'est-ce pas ?
Peter lui aussi se prépare. Il a fait sa toilette, revêtu ses plus beaux habits, et cherche le chat pour le cajoler avant de partir. Mais où peut-il bien être ? Il regarde partout dans la maison, l'appelle au dehors, mais rien à faire, pas de chat.
La cave ! Il ne peut être que là ! Cette maudite cave ! Peter en a une peur bleue, il n'aime pas descendre là-dedans tout seul. C'est sombre, plein de recoins, d'araignées et de créatures épouvantables dissimulées qui n'attendent qu'une chose, que vous y descendiez et vous fassent dresser les cheveux sur la tête par leurs abominables hurlements.
Mais il ne peut pas s'en aller sans lui avoir dit au revoir. Il prend son courage à deux mains, pendant que Maman invective Papa parce qu'il a oublié de balayer sous la table du salon, se munit d'une chandelle, ouvre la porte de la cave et reste immobile, tous les sens en alerte, scrutant l'escalier et le noir profond qu'il y a tout en bas. Une odeur de renfermé lui saute aux narines.
Il reste ainsi trois bonnes minutes, son cœur battant la chamade, les mains moites et le front glacé. Il réussit enfin à marmonner un faible "Piwi" mais Piwi ne répond pas. De toutes ses forces il avance la jambe droite et dépose son pied sur la première marche. Elle craque cette marche, elle fait un bruit sinistre qui lui hurle de ne pas descendre plus bas, de rester bien à l'abri à côté de ses parents, là où il fait grand-jour et où personne, je dis bien personne ne lui voudra du mal. Mais son affection pour son chat est plus forte que tout, alors il pose un pied jusqu'à la deuxième, les jambes en coton et les joues en feu. Le noir l'hypnotise, l'appelle, et dans un effort surhumain atteint la troisième. Plus que dix-sept. Il essaie de penser à autre chose, se persuade que ce qu'il y a dans cette cave pleine de mystères est aussi banal que ce qu'il y a dans une pièce éclairée et ouf, enfin, que tous les saints du Paradis soient loués en même temps dans la même marmite, le voici les deux pieds sur la quatrième. Mais au fur et à mesure qu'il descend, ce fichu escalier semble grandir davantage, des dizaines de marches supplémentaires, le noir paraît encore plus intense. La flamme de sa chandelle invente des ombres démoniaques sur les murs et il reste là, tétanisé, cloué sur place, la tête lui tourne, il est prêt à pleurer. Sa langue n'est plus qu'un petit lambeau de chair racornie au fond de sa bouche, il essaie de la passer sur ses lèvres trop sèches mais en vain. Soudain il entend un faible miaulement, ce qui réussit à lui redonner un peu de courage. Il n'est pas encore un valeureux chevalier partant pour la Grande Aventure combattre le dragon mais il n'en est pas très loin. Trois marches sont encore descendues. Sa voix se raffermit, oh pas de beaucoup, mais quand même. Il entend quelque chose qui remue, ça ne peut-être que Piwi, il faut aaaaaabsolument comme dirait sa mère que ce soit lui.
Ça y est il est enfin tout en bas, regarde et regarde encore, appelle plusieurs fois d'une petite voix timide, et brusquement les ténèbres l'enveloppent, elles se jettent sur lui, l'étreignent et lui chuchotent des choses atroces. Il distingue une ombre, une ombre gigantesque, hideuse et si épouvantablement décharnée. L'ombre le frôle de ses doigts glacés, l'emmène dans son monde pour toujours, son monde de cauchemars et de créatures fantastiques qui vous détruit l'âme, vous avale tout entier, vous emprisonne pour ne plus jamais vous relâcher. Un énorme cri d'épouvante se coince dans sa gorge, il est aaaaaabsolument terrorisé, il ne peut plus bouger même le petit doigt. La chandelle tombe sur la terre battue et c'est le noir complet. Peter a disparu, ce vaillant chevalier partant pour la Grande Aventure, il n'y a plus que le chat qui se remet à miauler.
Mais non, le petit garçon est encore sur la septième marche, ce n'est que son imagination qui a trop débordé. Il se remet en route, ses doigts se crispent sur la chandelle, son cœur va finir par exploser à force de battre si fort, son sang va sortir par toutes ses oreilles, et heureusement pour lui il n'en a que deux. Le bois se lamente sous ses pantoufles, désespéré de le voir continuer, grince, craque, gémit, veut aaaaaabsolument l'avertir de ne pas descendre plus bas, persévère dans ses lamentations pour le mettre en garde. Derrière les pieds du trop téméraire petit homme, il y a les contre-marches, vides et si pleines de noirceur. Une pensée affreuse jaillit dans son esprit. Et si tout à coup deux mains squelettiques sortaient de là et lui prenaient les chevilles ? Alors il descend plus vite, le corps tout entier transpercé par mille aiguilles de frayeur pure, d'extrait d'épouvante, de concentré d'angoisse. Plus jamais il ne descendra tout seul dans la cave, il se le jure, il demandera à Papa de venir avec lui. Ou d'y aller lui-même.
Cette fois-ci il est vraiment en bas. La chandelle tremble dans sa petite main, des mots peinent à sortir de sa bouche. "Piwi Piwi viens vite ici nous allons partir viens que je te fasse un gros bisou". Mais Piwi a trouvé une souris et il a bien d'autres chats à fouetter que de rejoindre son jeune maître.
Peter voit des yeux brillants le fixer, deux yeux méchants à un mètre cinquante du sol. Ce ne peuvent donc être ceux du chat car il l'entend fureter de l'autre côté. La flamme de sa bougie forme des ombres dansantes, ombres qui se transforment en spectres, en fantômes enfermés ici pour l'éternité qui n'attendaient qu'une seule chose, qu'un petit garçon de huit ans à peine vienne leur rendre visite. Toutes les abominables créatures sont là, sur les murs, dans une étourdissante farandole éperdue. Elles s'en détachent, leurs rires démoniaques explosent à ses oreilles, elles l'étreignent dans leurs bras et lui déchirent le cœur. Il en devient fou, il voit nettement leurs horribles visages grimacer sous son nez, leurs dents pourries exhaler leur haleine fétide. Ce sont les monstres du placard, ceux qui viennent le hanter au milieu de la nuit quand tout est calme dans la maison, quand Papa et Maman dorment d'un sommeil profond et ne peuvent le secourir. C'est la créature hideuse cachée sous son lit qui tire doucement sur ses couvertures quand la bougie est éteinte et que ses yeux sont grands ouverts, des yeux qui ne veulent pas rester tranquille et qui roulent en tous sens, aux aguets depuis que Papa est sorti de sa chambre et l'a laissé tout seul, oui tout seul, le corps en sueur, les draps remontés bien au-dessus de sa tête et le cœur battant à tout rompre. Ce sont toutes ses peurs qui se sont données rendez-vous, là dans la cave. Il se met à hurler, à hurler d'angoisse et de désespoir, encore et encore, la bougie tombe sur le sol, la flamme s'éteint, des doigts s'enfoncent dans ses épaules, il n'en peut plus, des choses velues l'entourent et le serrent très fort, bien trop fort, tout est fini, plus jamais il ne retrouvera la raison.
- Ce n'est rien bonhomme ce n'est rien, c'est Papa qui est là, Papa tu m'entends, n'aie pas peur. Oh mon pauvre petit, pourquoi es-tu descendu tout seul, il fallait me le demander !
Peter fond en sanglots, s'accroche à son Papa comme à une bouée de sauvetage et tous deux se couvrent de baisers.
Le temps de récupérer Piwi qui a terminé de croquer sa souris, ils remontent l'escalier et Maman se précipite sur son petit garçon qui a hurlé si fort, le caresse, l'embrasse aussi de mille baisers, le cœur débordant d'amour pour son mari et son fils. Enfin l'enfant se calme, essuie ses yeux rougis et donne le gros bisou qui lui a coûté tant de frayeurs à son petit chat.





Les voilà fin prêts pour le départ. Madame Lycanthrope a pris sa plus belle robe, son mari son plus beau costume, bien rangés dans un sac. Le temps d'un rapide coup d'œil dans la maison, elle referme la porte à clé, ce qui n'est pas très utile vu qu'il n'y a jamais personne qui vient par ici, à part leur famille, et encore très rarement. Peter a largement donné de quoi manger à Piwi, et de toute façon ils seront de retour dans trois jours. La maison de Grand-Mère se situe dans La Cinquième Forêt, à plusieurs lieues de là. Ils feront le chemin à pied, car d'une part c'est très bon pour la santé, mais surtout parce qu'ils n'ont aucun moyen de locomotion. Et c'est tellement agréable de se promener dans la forêt, de sentir les effluves capiteux des fleurs et des plantes, de marcher sous les grands arbres protecteurs, dans des sentiers où la brise vous caresse le visage et les poils. On peut être loup-garou et néanmoins apprécier les bonnes choses non ?
Ils connaissent le chemin par cœur, ce n'est pas la première fois qu'ils l'empruntent. Maman et Papa tiennent Peter chacun par une main, un sac dans l'autre, empli de vêtements et de nourriture, et les voilà partis. Normalement dans trois petites heures ils devraient arriver à destination.
Normalement.





Cela fait plus d'une heure qu'ils marchent et Papa sent que quelque chose ne va pas. Il ne reconnaît pas le paysage, les arbres qui bordent le chemin semblent… différents. Il n'entend aucun oiseau chanter. La forêt est… comme morte.
Il se rappelle qu'il y a une énorme pierre à un endroit précis, et soit la pierre a disparu, soit ils se sont trompés de sentier. Il n'ose faire part de ses craintes à son épouse et à son fils, pour ne pas les effrayer. Tous deux discutent et blaguent sur l'épisode dramatique de la descente à la cave de Peter, celui-ci expliquant avec force détails tout ce qu'il a dû combattre pour retrouver son chat. Maintenant il en rit, ce qui est une bonne chose, un moyen exutoire pour refouler ses peurs enfantines.
Mais cela ne peut pas durer éternellement, il faut qu'il en parle.
- C'est bizarre, il ne me semble pas reconnaître les environs. Pourtant nous avons marché tout droit. Regardez les arbres, on dirait que ce ne sont plus les mêmes.
- Quoi répond sa femme, tu veux dire qu'on s'est trompé de chemin ?
- Mais non, ce n'est pas possible, on est resté sur celui-ci. Les autres sentiers sont beaucoup plus étroits. On s'en serait rendu compte si on s'était trompé !
- Papa on est perdu ? C'est ça on est perdu dans la forêt ?
- Mais non mais non fiston, on est juste heu… enfin on est juste disons un peu égarés. On va rebrousser chemin, nous verrons bien.
Et les voilà repartis en sens inverse, la chaleur les faisant dégouliner de transpiration, si tant est que la transpiration puisse dégouliner dans une fourrure de loup-garou.
Ils parcourent au moins cinq cent mètres. A un détour de virage ils aperçoivent une épaisse et infranchissable végétation qui leur barre la route. Des ronces pleines d'épines, des broussailles sèches et rabougries, du lierre s'entortillant sur de grosses plantes inconnues. Impossible de traverser une telle barrière. Sur les côtés du sentier, la même végétation impénétrable.
- Ben mince alors, qu'est-ce que c'est que ça ? Comment c'est venu ici ? C'est incroyable !
- Purée de cacahouètes, ça commence à bien faire ! J'en étais sûre, j'en étais sûre, j'aurai dû faire plus attention, nous t'avons suivi les yeux fermés et maintenant regarde où nous en sommes, on ne sait plus où on est ! Comment voulez-vous faire confiance à un homme qui n'a même pas confiance en son pantalon, obligé de le tenir avec des bretelles !
- Calme toi chérie calme toi, tu vas faire peur à Peter. Il y a forcément une explication. Nous n'avons marché qu'une heure, la maison n'est pas très loin.
- Ah oui, et on y retourne comment à la maison, avec toutes ces… cochonneries qui nous barrent la route ?
- Le mieux, c'est de retourner sur nos pas et de continuer. On retrouvera sûrement le bon sentier.
- J'espère pour toi parce qu'autrement je vais, je vais… Je ne sais pas ce que je vais faire mais ça va barder !

Ils marchent sur le sentier, la fatigue et la faim commençant sérieusement à se faire sentir. Au bout d'un moment, exténués, ils s'arrêtent enfin. Madame Lycanthrope a cessé de jacasser et de faire des reproches à son mari, car elle pense qu'après tout ce n'est pas entièrement de sa faute. Elle aussi aurait dû regarder où ils allaient. Mais elle était trop occupée à bavarder avec son fils, et c'est un tel bonheur de parler avec lui, d'entendre ses rires, de le tenir par la main.
Ils s'assoient à même le sol et tirent d'un des sacs de quoi se nourrir : des sandwiches à la tomate, rondelles de courgettes crues, feuilles de salade et cornichons. Ils boivent de l'eau d'une gourde et se remettent sur pied.
- Papa j'ai mal aux jambes, c'est encore loin ?
- Viens bonhomme, je vais te porter sur mes épaules.
- Youpiiiii, comme ça je serai plus grand que vous !
Ils marchent encore, et le paysage semble toujours le même, des arbres rigoureusement identiques, comme s'ils faisaient du sur place. Les parents sont de plus en plus inquiets mais n'en parlent pas, à cause de Peter.
La forêt paraît de plus en plus profonde, plus… inquiétante. Imperceptiblement, la lueur du jour décline, et pourtant il n'est que trois heures de l'après-midi. Cela fait un moment qu'ils n'arrivent plus à voir le ciel, tellement il y a de feuilles sur les branches tout là haut. Ils en sont certains maintenant, jamais ils ne sont passés par ici. Ce qui est tout simplement incroyable car il n'y a qu'un seul sentier praticable pour aller chez Grand-Mère. Monsieur et Madame Lycanthrope commencent sérieusement à avoir les boules comme on dit, et ce n'est pas leur sinistre réputation auprès des humains qui y change quelque chose, loups-garous ou pas.
Ils n'osent s'aventurer dans la forêt, car ce serait bien pire. On y voit goutte, il y fait beaucoup trop sombre.
Le jour décline encore plus rapidement et la pénombre s'installe. Il ne fait pas nuit, loin de là, mais c'est comme s'il était déjà neuf heures du soir. Et cette chaleur ! Etouffante, qui vous prend à la gorge et vous donne envie de boire jusqu'à plus soif, ou de vous plonger dans une baignoire d'eau glacée. Ils s'arrêtent, se désaltèrent à l'eau de la gourde mais pas trop, car il faut en garder. Peter boit goulument ses deux rasades mais pas plus, parce qu'il a compris que quelque chose n'allait pas et qu'un petit garçon bien sage comme lui a suffisamment de jugeote pour ne pas épuiser toute la boisson en une fois, sans que ses parents ne lui disent.
Soudain un vent violent se lève, aussi brûlant que des braises dans l'âtre de la cheminée. Ils en suffoquent, se courbent en deux pour avancer péniblement. La poussière du chemin voltige dans tous les sens et leur pique les yeux, entre dans leurs narines et leurs oreilles, en de multiples piqûres insupportables. Ils essaient de se protéger en se tenant bien serrés l'un contre l'autre, mais le vent les fouette avec méchanceté, au point qu'ils sont obligés de pénétrer dans la forêt, pas de beaucoup, mais suffisamment pour ne plus sentir les morsures de ce vent épouvantable. Les troncs des arbres sont secoués comme de vulgaires plantes vertes, et malgré les bourrasques sorties du néant, ils entendent nettement un murmure évanescent et diabolique qui leur glace les sangs.
" Vous êtes à moi, jamais vous ne sortirez d'ici ".
Ils en sont éberlués, n'en croient pas leurs oreilles, se demandent s'ils rêvent ou si c'est le fruit de leur imagination.
Aussi brusquement que le vent s'est levé, tout redevient calme. Même cette épuisante chaleur a disparu. Mais maintenant il fait pratiquement nuit, en à peine quelques minutes plus rien n'est visible à moins de dix mètres.
Madame Lycanthrope, qui pourtant a d'ordinaire beaucoup de mordant et de phrases cinglantes à placer, ne sait plus quoi dire. Elle tient son garçon bien serré contre elle, pour le protéger… de quoi ? Elle n'en sait rien. Mais ce qu'elle sait, c'est que jamais ils n'auraient dû partir de leur petit nid douillet, là où tout n'est que sécurité et bien-être, où il n'y a pas de voix venue de l'enfer qui vous dit qu'on lui appartient. Elle se fait une promesse solennelle, de ne plus jamais invectiver son mari pour des peccadilles si jamais ils sortent d'ici… vivants. Non non et non, il ne faut pas qu'elle pense cela, ils retrouveront forcément le bon chemin, cet endroit maléfique n'existe pas, n'existe pas, n'existe pas ! Elle a beau se le répéter, mais si il existe vraiment, ils sont tous les trois en plein dedans, elle, son tendre mari et son cher petit garçon. C'est un véritable cauchemar, un cauchemar éveillé qui leur flanque une peur monstrueuse.
Monsieur Lycanthrope décide de ne pas aller plus avant, car de toute façon ils n'y voient plus rien. Ils s'assoient sur le bord du chemin. Papa essaie de réconforter sa femme et son enfant, mais il a aussi peur qu'eux. Son fils ne pleure pas, il est bien au-delà de ça. Il est dans un état d'hébétude, recroquevillé sur lui-même, minuscule créature qui lui serre le cœur comme dans un étau. Que faire maintenant ? Attendre ? Il ne sait plus où il en est, des milliers de questions lui taraudent l'esprit.
Et le temps continue sa marche, inexorablement, insensible aux tourments de ces trois êtres qui ne verront peut-être plus jamais la lumière du jour.

Ils somnolent sur la terre sèche et craquelée. De temps en temps l'un des deux adultes relèvent la tête, à l'écoute du moindre bruit. Peter a fini par s'endormir, la tête sur les genoux de sa mère.
Soudain un hurlement terrible leur vrille les oreilles. Puis deux. Puis une multitude de cris abominables. Peter se réveille et se lève comme un diable hors de sa boîte, il se met lui aussi à hurler, mais de terreur. Sa maman le prend dans ses bras, essaie de le calmer, ce n'est rien, rien qu'une mauvaise blague que quelqu'un leur fait. Mais elle n'est pas assez persuasive et les yeux de Peter se révulsent, il tremble de tous ses membres. Il se met à pleurer, parce qu'un petit garçon de huit ans perdu dans une étrange forêt ne peux faire que ça, même si ses parents sont avec lui et essaient de le rassurer du mieux qu'ils peuvent.
- Mon dieu, qu'est-ce que c'est que ça maintenant ? bredouille Maman.
Papa ose à peine formuler ce à quoi il pense, sa gorge est trop nouée pour exprimer sa phrase.
- Je… je crois que ce sont des loups-garous.
- Des loups-garous ? Mais NOUS SOMMES des loups-garous !
- Oui, mais ceux-là ne sont pas comme nous. Ils sont cruels… et… et je crois aussi qu'ils ont faim.
- Tais toi tais toi, tu ne sais pas ce que tu dis, tu perds la tête. Peter a déjà assez peur comme ça. Regarde-le, il est mort de trouille.
Ils entendent une cavalcade autour d'eux, dans la forêt, et voient des dizaines d'yeux jaunes les observer. De longs hurlements déchirent la nuit.
Papa rassemble le peu de courage qu'il lui reste, parce qu'il doit protéger sa famille, c'est son devoir.
Il crie le plus fort possible.
- Qu'est-ce que vous voulez à la fin ? Montrez-vous ! Vous voulez-vous battre, c'est ça, ou vous voulez juste nous faire peur ? C'est réussi vous m'entendez, on est mort de trouille, on en peut plus de vos petits jeux débiles. Nous aussi nous sommes des loups-garous, et si jamais vous vous attaquez à nous, je vous promets que vous allez le regretter ! Foutez-le camp ! FOUTEZ-LE CAMP !
Madame Lycanthrope en a les yeux tout rond de voir son mari aussi brave, elle ne l'a jamais vu dans un tel état. Elle en a presque oublié sa peur.
Et cela marche, oui cela marche ! Les yeux jaunes disparaissent, comme soufflés par une brise. Plus de cris, de hurlements à vous déchirer les tympans, tout a miraculeusement disparu.
Son mari pense qu'en fait ce n'était pas des loups-garous, mais cette maudite forêt qui ne veut pas les laisser partir, elle leur fait voir et entendre des choses.
Des choses démoniaques.
Sinon comment expliquer leur soudaine disparition ?

Les heures passent, lentes et inquiétantes. Peter s'est rendormi. Derrière ses paupières ses yeux s'agitent, il rêve de son Papa qui combat des monstres et en sort victorieux, après une lutte acharnée. De l'avoir vu si courageux tout à l'heure, il en a fondu d'admiration. Son Papa a réussi à lui tout seul à faire partir les méchants monstres. Que de bravoure !
Mais il sent dans son sommeil que cela bouge sous lui. Il se réveille lentement, ouvre enfin les yeux, la tête sur les genoux de sa mère et tournée contre son ventre. Il regarde de l'autre côté et ce qu'il voit le terrifie. Des ombres les encerclent, elles dansent dans la nuit, prêtent à les submerger.
Ce sont les ombres de la cave, elles l'ont suivi jusqu'ici pour le prendre.

Ils en ont les yeux exorbités de terreur. Ils se serrent tous les trois l'un contre l'autre, à genou, en regardant dans tous les sens. Les ombres sont partout, gigantesques. Elles forment un ballet fantomatique et blafard qu'ils arrivent à percevoir, ils en tremblent de tous leurs membres, leurs visages deviennent livides, leur sang s'arrête de couler dans leurs veines malgré le martèlement de leur coeur. Ils ferment les yeux de toutes leurs forces, les rouvrent, mais les ombres sont encore là, elle tiennent leurs proies, elles ne les lâcheront pas. Ils entendent des brindilles craquer sous des pas invisibles, les rires sardoniques de créatures qui n'existent pas mais qui pourtant sont là juste derrière eux, à seulement quelques mètres. Les ombres se rapprochent, les frôlent, s'insinuent entre eux, leur caressent le visage, tirent sur leurs vêtements. Ils en deviennent fous, fous d'horreur, de terreur, d'épouvante. Les ombres s'obscurcissent davantage, deviennent des Wampus assoiffés de sang, des fantômes vengeurs qui ne leur laisseront aucun répit. L'une d'elle se penche, les enveloppe de son noir manteau, les recouvre et leur murmure ce qui jamais ne doit être dit. Ils en restent pétrifiés, sans vie, choqués par de si démoniaques propos. Ils veulent fuir mais c'est impossible, il y a trop d'ombres autour d'eux.
Peter n'arrive plus à respirer. Sa mère veut lui mettre la main sur les yeux pour qu'il ne voit plus toutes ces horreurs, mais une ombre la lui prend méchamment pour la lui retirer. Elle en hurle de saisissement, son cri se répercute dans toute la forêt, un long cri d'agonie qui semble ne jamais s'arrêter, et les ombres en sont secouées de rires moqueurs. Des branches se cassent et font un bruit épouvantable.
Puis c'est l'assaut final. Les ombres se jettent sur leurs victimes, elles ne veulent plus s'amuser. Elles les pénètrent, les déchirent, les désintègrent, et leurs souffrances sont atroces. Leurs longs cris de détresse raisonnent contre les troncs, des cris d'agonisants endurant des douleurs insupportables. Les ombres se délectent de leurs corps, elles en redemandent, mais bientôt il n'y a plus rien. Que le vide, le néant, ils ont disparu.
Tout est fini.
Tout, vraiment tout ?





Dans la jolie chaumière où tout n'est que bonheur et joie de vivre (mis à part le foutu caractère de la maîtresse de maison), on entend des chuchotements. Quelques personnes sont rassemblées autour d'un grand lit, parlant à voix basse pour ne pas éveiller ceux qui se reposent. Elles sont très inquiètes, car cela fait maintenant deux jours qu'ils dorment, le sommeil très agité. Surtout le petit garçon, Peter, qui se débat sur le lit, en proie à de vilains cauchemars. Parfois il se met à délirer, parle d'ombres mystérieuses dans la forêt qui veulent les avaler, lui et ses parents. Il a de la fièvre.
On les a retrouvés le lendemain de l'anniversaire de Grand-Mère, sur le chemin qui menait chez elle. Ils étaient tous les trois sur le sol, évanouis, un masque de terreur sur le visage. Angoissés de ne pas les voir arriver, dès l'aube plusieurs membres de leur famille sont partis à leur recherche. Ça a été un grand soulagement de les voir, mais dans quel état !
Enfin Papa et Maman se réveillent, tout étonnés d'être encore en vie. Leur petit garçon est à côté d'eux, sur le lit, sain et sauf. Ils en pleurent de bonheur !
- Mais vous n'avez rien vu d'étrange en venant ici ? demande t-il aux personnes rassemblées dans la chambre.
- D'étrange ? Non. Mais que vous est-il arrivé ? On vous a retrouvés sur le chemin, pas très loin d'ici, allongés par terre. On a eu une de ces peurs !
- Je… je ne sais pas. La forêt s'est transformée. Des ombres nous ont encerclés. C'était affreux ! J'ai bien crû qu'on était mort.
- Oh là ! Le soleil vous a tapé sur la tête oui. Ne nous refaites plus jamais ce coup là ! La prochaine fois, mettez des chapeaux.
Et tous se mettent à rire.
Peter se réveille lui aussi. Il se jette dans les bras de ses parents, les embrasse encore et encore.
Mais il leur faudra du temps pour oublier leur mésaventure. Auraient-ils seulement rêvés ?
Madame Lycanthrope regarde son mari, prête à lui dire de faire attention à ne pas mettre des poils partout, ouvre la bouche et la referme aussitôt. Elle se souvient de sa promesse.
- Tu voulais dire quelque chose chérie ?
- Oui, je voulais te dire que je t'aime. Tu es l'homme le plus formidable qui existe sur terre.
Monsieur Lycanthrope se rengorge et lui affirme sans hésiter en souriant :
- Personnellement, je n'en ai jamais douté !
Et tous éclatent de rire encore une fois.
Piwi se joint à la fête, tout heureux de retrouver son jeune maître.
Et le coq pousse enfin son premier cocorico éraillé de la journée, suivi d'une épouvantable quinte de toux.





Quelques jours plus tard, ils sont de nouveau seuls tous les trois. Leur famille est repartie, après s'être assurée que tout allait bien pour eux. Monsieur et Madame Lycanthrope leur ont dit de faire très attention et de se dépêcher sur le chemin, priant le ciel pour qu'elle ne connaisse pas la même mésaventure. Malheureusement en racontant leur histoire ils ont bien vu que personne ne les a crus. Il est huit heures du soir, la nuit n'est plus très loin. Mais à cette heure là ils n'osent plus sortir de chez eux, car eux savent que ce qu'ils ont vécu s'est réellement passé. Pourquoi en sont-ils ressortis indemnes, c'est la grande question. Pourtant ils en sont sûrs, des ombres mystérieuses les ont attaqués dans la forêt, il y a vraiment eu des yeux jaunes terrifiants qui les observaient.
Peter dort avec eux, il ne veut plus rester seul dans sa chambre. Et madame Lycanthrope a bien changé. Elle ne rouspète plus continuellement, au contraire elle est murée dans un silence inquiétant. Souvent elle regarde par-dessus son épaule, comme si une ombre allait se jeter sur elle. Quand son mari accroche son regard ce qu'il y voit l'émeut profondément. Il y découvre la crainte de chaque minute qui va suivre, une peur irraisonnée qu'il connait lui aussi. Il préférait tellement quand elle n'arrêtait pas de ronchonner ! Et il y a les bruits. Des bruits de craquements qui viennent de la forêt quand arrive le crépuscule, telle une multitude de gens marchant dans les bois.
Les arbres semblent se rapprocher, imperceptiblement.
Ce soir c'est la pleine lune, elle diffusera une clarté réconfortante sur toute la région.
Mais après, quand il fera nuit noire, vraiment noire, qu'adviendra-t-il ?



Dans la cave, tout est sombre. Il n'y a aucune ombre. Mais si jamais le petit garçon revient ici, tout seul avec sa chandelle, alors elles renaîtront enfin.
Elles danseront pour lui sur les murs, se délecteront de sa peur.
Cette fois-ci, il ne leur échappera pas, elles l'emmèneront pour toujours. Ses hurlements de frayeur sont de si réjouissantes mélodies !
Il est tellement intéressant, ce petit garçon.

Aaaaaabsolument intéressant.

auteur : mario vannoye
le 22 août 2008