C'est sous la porte cochère d'une maison abandonnée que la mère Griffith donna naissance à celui qui porterait le nom de Kevin. Agée d'une quarantaine d'année, elle en était à son sixième enfant, dont quatre mort-nés. Quant elle ressentit les premières douleurs alors qu'elle discutait âprement le prix de quelques tomates avec un commerçant, elle le laissa planter tout de go et s'enfuit en se tenant le ventre. A bout de souffle et le front dégoulinant de transpiration, s'adossant du mieux possible contre la porte, elle enfanta debout, serrant les dents pour ne pas attirer l'attention des badauds à seulement quelques dizaines de mètres d'elle. Dans la ruelle sombre il n'y avait aucun passant, et lorsque Kevin tomba sur le sol au milieu des immondices, elle repartit comme si de rien n'était, juste le temps de couper le cordon et de reprendre ses esprits.
Elle était pauvre, sans cur, et n'avait certainement nul besoin d'un autre moutard à nourrir, si jamais celui-là avait la mauvaise idée de rester en vie.
Kevin ne pleura pas, ne bougea pratiquement pas, et tard dans la soirée, c'est un chien galeux aussi maigre qu'une crêpe à la Chandeleur qui le trouva.
Devant ce petit bout s'agiter alors qu'il reniflait le tas de saletés, d'abord il recula de surprise, mais la faim et la curiosité l'emportèrent. Il fourra sa truffe sur la chair dégoulinante de sang et mordit dans la joue du bébé qui hurla de douleur. Le chien s'enfuit en jappant comme un forcené, sans demander son reste.
Les pleurs et les cris de Kevin attirèrent l'attention d'une prostituée attendant le client sous un réverbère à une cinquantaine de mètres de là, et elle fut bien désorientée en le découvrant. L'animal avait bien entamé sa joue, on y voyait nettement la marque de ses crocs. Que pouvait-elle en faire, sinon l'abandonner sur les marches de l'église toute proche ? Elle entortilla le petit corps nu du mieux possible dans son châle pour le protéger de la pluie fine qui tombait depuis le matin, s'approcha discrètement de l'édifice religieux, déposa délicatement son colis sur le sol, tira sur la cloche et s'enfuit aussi rapidement qu'elle était venue.
Depuis le coin d'un mur à deux pâtés de maison de là, elle guetta que quelqu'un en sorte. Quelques instants plus tard, la lourde porte en chêne s'ouvrit, et, soulagée et reconnaissante au ciel de sa bonne action, vit le prêtre ramasser le petit enfant.
Mais c'était pas tout ça, elle avait du travail ce soir. Remontant son corsage pour exhiber ses plus beaux atours, à savoir son opulente poitrine, elle se dirigea vers les beaux quartiers, là où elle pouvait demander au moins une livre la passe, et pourquoi pas deux pour 'la totale'. Nul doute que la Providence serait de son côté cette nuit, la découverte de ce bébé étant un signe inespéré de sa bonne fortune.
Et la Providence fut réellement de son côté, car, toute à ses pensées, elle n'entendit ni ne vit un fiacre fondre sur elle, et quand il la renversa et que sa tête heurta violemment le pavé, s'en fut finit de celle que l'on appelait familièrement Sucker Balls. Plus d'ennuis, de loyer à payer, d'attente interminable sous la pluie, d'exigences sexuelles tordues à satisfaire auprès de ces messieurs, plus rien.
N'est-ce pas là le comble de la béatitude ?
Le prêtre assista à l'accident depuis le porche de son église. Il se signa rapidement, remit l'enfant qui braillait de plus belle à sa gouvernante et donna les derniers sacrements à la malheureuse. On appela un médecin, non pour la femme qui n'en avait plus besoin, mais pour ce tout jeune garçon qui avait une vilaine morsure à la joue. Il fut soigné, nourrit, logé mais doté d'aucun amour maternel ni d'affection pendant deux longues semaines où le prêtre, dans sa mansuétude propre à son sacerdoce, le remit à un des nombreux orphelinats de la ville.
Kevin, aussi coriace dans son entêtement à exister, fut très mal accueilli par les autres enfants. Jour et nuit il criait sa soif de vivre, si bien qu'un soir, n'en pouvant plus, ils décidèrent de l'étouffer avec un oreiller. Dans la grande pièce où l'on ne comptait pas moins de soixante lits, garçons et filles se regroupèrent autour du berceau et l'un des plus grands, de douze ans à peine, recouvrit la tête du bébé et appuya de toutes ses forces. Tous attendaient le résultat, bienheureux d'avoir une bouche en moins à nourrir. Au bout de trois minutes il retira l'oreiller. Kevin avait les yeux fermés, et sa petite poitrine ne se soulevait plus au rythme de sa respiration.
Soudain il ouvrit des yeux démesurés, sa bouche formant un grand rond pour trouver de l'air, et il hurla comme jamais il ne l'avait fait jusqu'à présent, il hurla son désaccord d'être ainsi traité de la sorte, il hurla sa faim et son dégoût devant de si jeunes personnes qui voulaient l'assassiner. Il hoquetait et bavait en même temps, ses pleurs résonnant dans la pièce immense. Les surveillantes se précipitèrent dans la chambre. En découvrant ce qui s'y passait, horrifiées et scandalisées, elles appelèrent le directeur qui enferma dix de ses pensionnaires au cachot pour une semaine, avec juste du pain sec et un peu d'eau, non sans les avoir auparavant punit très sévèrement.
Les années passèrent. Kevin ne se faisait aucun ami parmi les autres enfants. Ils le considéraient comme quelqu'un de bizarre, car jamais le moindre mot ne sortait de sa bouche. Ils se moquaient de lui sans arrêt, avec sa balafre le long de sa joue, et le pauvre garçon se renfermait de plus en plus sur lui-même, ne comprenant pas toute cette méchanceté à son égard. Le soir sur sa paillasse il pleurait silencieusement, désorienté et malheureux. Si les autres avaient ouvert un peu plus les yeux de leur cur, ils auraient vu en lui un être d'une exceptionnelle gentillesse, incapable de faire le moindre mal. Mais en cette année 1742, c'était trop leur demander, les nobles sentiments n'ayant pas de place dans ce monde si dur, et encore moins dans cet orphelinat où les châtiments corporels faisaient partie de leur quotidien. Leur vie triste et sans lendemain était déjà un fardeau bien trop lourd à supporter.
C'est durant sa treizième année que Kevin quitta l'établissement. La veuve Winkle, tenancière d'une auberge à quelques lieues de la grande ville, avait besoin d'un commis pour l'aider dans les tâches ingrates de sa profession. Celui qu'elle possédait jusqu'à présent venait de décéder d'une horrible maladie. Sa peau était devenue toute jaune, et il vomissait une bile épaisse et peu ragoûtante. En à peine trois jours, le pauvre garçon d'une maigreur extrême trépassa dans d'affreuses souffrances, il n'avait plus que les os sur la peau. On venait de l'enterrer le matin même, et, heureusement pour les autres habitants du village, ce n'était pas contagieux, d'après le médecin. Toujours est-il que Madame Winkle se retrouvait sans commis. Elle décida donc de se rendre à Londres en chercher un. Elle ferma son auberge pour l'occasion.
Elle fit son choix parmi une trentaine d'enfants de l'orphelinat, alignés l'un derrière l'autre, comme on choisit une volaille pour le dîner du soir. Quand elle aperçut Kevin et son affreuse balafre, elle s'attarda un peu plus auprès de lui, tâtant ses muscles, passant ses mains dans les cheveux noirs et épais du garçon, lui faisant retirer sa chemise sale et trouée pour voir s'il était suffisamment bien charpenté pour accomplir sa besogne. Mais ce qui attira surtout son attention, ce fut ses immenses yeux bleus, d'une extrême beauté. Ils avaient quelque chose qui l'attirait, et, sans vouloir se l'avouer, Madame Winkle en fut profondément troublée.
- Je dois vous dire que celui-ci est muet, il n'a jamais prononcé un seul mot, lui dit le directeur. Mais je n'ai jamais eu de problèmes avec ce garçon.
- Pour ce qu'il aura à faire, nul besoin de langue pour se plaindre ou quémander sans arrêt, répondit-elle aussitôt. C'est celui-là que je veux, je vous en donne dix livres pour vos frais.
L'affaire fut entendue, et Kevin partit donc avec Madame Winckle vers sa nouvelle vie.
La mégère était une intarissable bavarde. Tout le long du chemin qui les ramenait jusqu'à son estaminet, dans sa vieille carriole tirée par un vieux cheval, elle n'arrêta pas de lui expliquer tout ce qu'elle attendait de lui : le matin lever à cinq heures, puis donner à manger aux cochons, aux poules, au chien et au cheval, débarrasser les tables encombrées de vaisselle sale de la veille, balayer la pièce, remplir le comptoir de bouteilles pleines, éplucher les légumes, s'occuper du jardin, l'aider à la lessive, faire les lits, servir les clients, etcetera etcetera etcetera et, comme si tout ce labeur ne suffisait pas, s'occuper également de son fils pour qu'il ne s'ennuie pas de toute la sainte journée. Son garçon avait quinze ans lui dévoila t'elle. Il était un peu simple d'esprit et souriait aux anges, si bien qu'elle ne pouvait lui demander aucune aide, car, dans la minute où elle l'avait priée d'accomplir telle ou telle chose, il l'avait déjà oubliée. Elle l'aimait beaucoup lui dit-elle, ceci malgré son infirmité, car quand on a un enfant qui n'est pas comme les autres, on l'aime davantage, et si jamais Kevin lui faisait le moindre mal, il s'en repentirait pour le restant de ses jours, ses fesses en cuiraient comme un fer rougi au feu, et patati et patata, un flot de paroles ininterrompues, juste le temps de reprendre sa respiration. Kevin écoutait et regardait sa maîtresse de ses grands yeux bleus, et Madame Winckle dût en détourner la tête, toujours aussi troublée.
Ventrebleu pensa t'elle, mais qu'est-ce qui m'a pris de choisir celui-là ?
Elle n'aurait su le dire avec précision, comme on ne sait expliquer pourquoi, du moins à cette époque, un arc-en-ciel se forme après l'orage, ni pourquoi son défunt mari l'avait laissée toute seule avec un commerce à tenir et tant de choses à faire. Toujours est-il qu'il avait quelque chose d'indéfinissable, une beauté intérieure d'une telle force qu'elle en ressentait toute la profondeur, sans même s'en rendre compte.
Cahin-caha ils arrivèrent enfin à destination, accueillis par des aboiements furieux. Mais la bête restait invisible, enfermée dans son enclos derrière la maison.
Madame Winckle montra l'endroit où Kevin dormirait, une couche dans la grange, avec une vieille couverture sur de la paille en guise de matelas, et un gros édredon miteux pour se couvrir.
Ensuite elle l'emmena dans sa cuisine, installa une grande bassine remplie d'eau froide au beau milieu, et ordonna à Kevin d'ôter ses vêtements.
Il resta là les bras ballants, fort gêné de se dévêtir devant une dame.
- Tu pues la mort lui dit-elle, et toutes ces guenilles, elles sont juste bonnes à brûler, il doit y avoir autant de vermine que sur la tête d'un pouilleux. Allez, fais pas ton difficile, enlève-moi toutes ces frusques et rentre là-dedans. J'en ai vu d'autres tu sais, et bien plus que tu ne penses.
Kevin ôta donc tous ses vêtements et fut savonné de la tête aux pieds comme jamais il ne s'était lavé jusqu'à présent. Madame Winckle en fut presque toute émoustillée d'avoir ce jeune garçon entre ses grosses mains, mais elle se fit violence pour penser à autre chose, car c'était un grave péché d'avoir de tels désirs.
Elle en fut si confuse qu'elle se promit de se confesser le dimanche suivant à l'église, promesse qu'elle s'empressa de ranger dans les profondeurs de son esprit.
Kevin, habillé de ses nouveaux vêtements un peu trop grands pour lui, empruntés à l'ex-commis, eut droit encore une fois à la longue liste des travaux à effectuer chaque jour.
La voisine arriva à l'auberge, une vieille femme toute édentée, le visage aussi froissé qu'une feuille de papier roulée en boule et marchant péniblement, courbée en deux sur sa canne, avec derrière elle une montagne de muscles. Elle avait gardé celui qui souriait aux anges, le temps que sa mère aille à la grande ville. La dite mère se précipita sur le garçon et le couvrit de baisers, toute heureuse de le retrouver. On aurait dit que cela faisait plus d'un long mois qu'elle ne l'avait vu.
La vieille femme accepta volontiers un petit verre de vin pour le service rendu, et toutes deux devisèrent un long moment sur le nouveau commis.
- M'as pas l'air ben costaud ce p'tit gars, et avec vot' fils qu'est déjà innocent, va vous en falloir du courage avec deux turlupins comme ça.
- Mais non mais non vous verrez, Kevin saura travailler comme il faut, il en redemandera même, je crois que c'est un bon gamin.
- Et qu'est-ce que c'est que cette balafre sur sa joue, y va faire peur aux jeunes demoiselles avec ça. Et mon dieu ses yeux, j'ai jamais vu des yeux aussi beaux. Diantre, je crois plutôt qu'il va les attirer, elles vont toutes tomber comme des mouches dans du miel.
La conversation dura ainsi plus d'une heure. Kevin resta sur sa chaise, en regardant les deux femmes. Il apprit ainsi que le fils de sa maîtresse s'appelait Tom, qu'il venait d'avoir quinze ans, et que son père était décédé le jour de Noël trois ans auparavant, un arbre lui fracassant le crâne alors qu'il était parti en forêt relever ses collets. Une tempête de neige s'était levée soudainement, avec un vent épouvantable soufflant aussi fort que les forges de l'enfer.
On ne l'avait retrouvé que trois jours plus tard, le corps à moitié dévoré par les loups.
La vieille repartit enfin chez elle. Tom, resté jusque-là dans son coin, assis par terre à côté de la cheminée, se leva et s'approcha de Kevin. Il était immense, au moins un mètre quatre vingt cinq, la tête aussi ronde qu'un gros melon, et il arborait sur ses lèvres son éternel sourire. Kevin semblait minuscule à côté de lui. Il toucha le visage de Kevin en faisant une espèce de borborygme avec sa bouche, car il ne savait pas parler. Il prit dans ses grandes mains celles de Kevin et les secoua d'une chaleureuse et cordiale bienvenue, pendant un long moment. Kevin le regardait tout étonné, car jamais jusqu'à présent on ne lui avait manifesté tant de sollicitude.
- Et bien dites donc vous deux, ça suffira comme ça les salutations. Va peut-être falloir penser à préparer le dîner Kevin, tu vas m'aider car moi je suis fourbue, et demain t'auras assez de travail pour toute la journée. Y a des clients dès huit heures.
Mais Tom continuait son étourdissante poignée de mains, et à ce moment là, la magie merveilleuse de l'amitié naquit entre les deux garçons. Tout comme sa mère, le grand garçon fut attiré par la personnalité intrigante du nouveau venu, sans pouvoir se l'expliquer, et d'ailleurs il ne le pouvait pas. Madame Winckle, en regardant son fils aussi cordial envers son commis, en ressentit une profonde jalousie. Les doigts tortueux du ressentiment pénétra son cur, et d'un revers de regard bardé de métal, aussi acéré que le filet d'un couteau, elle aboya à Kevin :
- Viens ici maintenant, t'as des légumes à éplucher. Je te paye pas pour faire des mamours à mon fils. Tu te crois où là ?
Ce qui était totalement faux et malhonnête, vu qu'en guise de salaire, il n'avait que le gîte et le couvert, pour une montagne de corvées à effectuer.
Ce qui était bien peu payé.
Quand il eut terminé, il reçut l'ordre d'aller donner à manger au chien, dans un seau rempli d'une espèce de pâtée immonde, faite de morceaux de viande, de pain rassis et d'épluchures de légumes. Le seau était lourd, et Kévin dut le porter à deux mains, en traînant des pieds. Il contourna la maison et arriva devant l'enclos où le chien était enfermé. D'abord il ne vit rien, la bête devait dormir sous la petite cabane en bois. Il commença à ouvrir la porte et soudain un monstre de poils et de bave dégoulinante se jeta sur la clôture. Kevin en aurait fait pipi dans son pantalon s'il ne s'était retenu. Le chien aboyait méchamment, debout contre la palissade en bois, ses griffes lacérant la protection bien mince. La bave s'écoulait de ses crocs immenses, et le garçon sursauta quand une main se posa sur son épaule.
- Ça c'est Molosse, et y a que moi qui peut le nourrir dit Madame Winckle. Ha ha je t'ai bien eu, donne-moi ce seau !
Elle ouvrit la porte et la referma derrière elle. Le chien se calma aussitôt, lécha la main de sa maîtresse et dévora goulument sa pâtée. Kevin s'en retournait vers la maison tout en regardant derrière lui, de peur que le chien ne s'échappe.
Madame Winckle ressortit, et c'est en refermant la porte que l'effrayant molosse réussit à se faufiler entre ses jambes. Elle n'eut pas le temps de l'appeler qu'il était déjà sur Kevin, en aboyant furieusement. Puis il se mit à gronder, les babines retroussées, prêt à sauter sur le jeune garçon. Kevin avait une peur bleue des chiens, à cause de ce qui lui était arrivé à sa naissance. Il marcha à reculons et s'empêtra les jambes sur des cailloux. Il tomba sur les fesses, blanc comme un linge, se voyant dévoré par cette abomination. Le chien s'approcha de lui, et contre toute attente, se mit à lui lécher la figure à grands coups de langue. C'était franchement
écurant, mais Kevin en était tout heureux. Il enlaça la tête de l'animal et embrassa son pelage.
Madame Winckle, toute essoufflée, assista à la scène, les yeux éberlués.
- Alors là, j'ai jamais vu ça. Personne n'a jamais pu l'approcher, et jamais on ne lui a fait de câlins. T'es vraiment exceptionnel toi. Bon, comme vous avez l'air de vous entendre comme larrons en foire, tu vas l'enfermer et matin et soir tu iras le nourrir.
Madame Winckle était bien perplexe devant un tel miracle et observa encore une fois Kevin d'un revers de regard bardé de métal, aussi acéré que le filet d'un couteau.
Décidément, son nouveau commis était bien étrange, D'abord son fils Tom qui d'ordinaire était assez réservé avec des étrangers, et maintenant Molosse qui lui sautait dans les bras.
La jalousie pénétra encore plus profondément dans son cur.
Jalousie mélangée à un sentiment singulier d'attirance envers le jeune homme, comme si elle était impatiente de connaître ce qui se cachait à l'intérieur du garçon, une personnalité hors du commun. D'un côté, elle voyait en lui quelqu'un à mille lieues de ses clients boit-sans-soif qui venaient chez elle tous les jours, des êtres frustres qui ne pensaient pas plus loin que le bout de leur nez, des gens si tristement quotidien dans leur normalité grisâtre, et de l'autre ce n'était pour elle qu'un commis qui devrait travailler dur s'il ne voulait pas qu'elle le chasse.
Mais sa tête commençait sérieusement à tourner devant tant de réflexions inhabituelles pour son cerveau basique, l'esprit trop perturbé avide de confusion.
Elle reprit le chemin de son auberge.
Le soir venu, Kevin se coucha sur sa paillasse, épuisé après une si longue journée, et dormit comme une masse d'un sommeil sans rêves.
Le lendemain matin, à cinq heures, c'est Tom qui vint le réveiller. Il le secoua légèrement, et Kevin en ouvrant les yeux fut fort étonné devant cette figure lunaire qui lui souriait. Sur le coup il avait complètement oublié qu'il n'était plus à l'orphelinat, mais chez Madame Winckle. Il rendit son sourire à Tom, le temps de rassembler ses idées, et se leva en s'étirant. Une grande journée l'attendait, et il ne fallait pas mettre la maîtresse de maison en colère en se prélassant dans son lit de fortune. Il sortit de la grange, Tom sur ses talons. Après un rapide petit-déjeuner, un gros bol de gruau, il se dirigea vers l'enclos aux cochons pour le nettoyer, Tom le suivant comme son ombre. Madame Winckle dormait encore, en ronflant tellement fort que cela s'entendait dans toute l'auberge.
Une odeur épouvantable emplit les narines de Kevin. Trois cochons bien dodus sommeillaient l'un contre l'autre, et six porcelets tétaient leur mère. Il prit plus d'une heure à nettoyer l'enclos, pieds nus, du purin jusqu'aux chevilles. Tom le regardait faire, en souriant aux anges. Puis il leur donna à manger, alla se laver les pieds dans la rivière d'à côté, et s'en fut donner la pâtée du chien. Molosse lui fit vraiment la fête en le voyant arriver, sautant et tournant autour de lui, frottant sa grosse tête contre ses jambes. Il manqua même de le renverser. Tom en avait les yeux qui pétillaient de plaisir en les regardant et il l'exprimait à sa façon, avec ses bruits étranges qui sortaient de sa bouche, comme un gazouillis d'oiseau. Mais lui restait de l'autre côté de la clôture, car jamais jusqu'à présent il n'avait osé pénétrer à l'intérieur. Kevin ressortit, le prit par la main, et tous deux entrèrent dans le chenil. Molosse d'abord grogna puis lécha la main de Tom qui n'en pouvait plus de contentement, et il se mit à rire de bonheur.
Puis ils ressortirent, et Tom prit Kevin dans ses grands bras et le porta sur ses épaules. Jamais ils n'avaient été aussi heureux qu'à ce moment là.
Madame Winckle se leva vers six heures et demi. Son commis balayait la pièce où ses clients venaient boire et se restaurer, un sourire sur les lèvres. Tom le regardait faire.
- Après ça, tu vas m'aider pour le repas de midi. Il y aura du monde, alors dépêche-toi. On ouvre à huit heures, il faut que tout soit propre d'ici là !
Et ainsi jour après jour, sans discontinuer, les ordres se faisant de plus en plus secs et dépourvus de bienveillance.