Ils entendirent un grincement, comme une porte qui s'ouvre sur ses gonds rouillés. Ça venait de la cave.
Armes braquées, ils descendirent lentement l'escalier, une torche à la main. Tout plutôt que l'inaction, bien trop angoissante.
Le lieutenant poussa doucement la porte.
Ils pénétrèrent dans la cave.
Rien, personne.
Ils s'avancèrent jusqu'au milieu, rassemblés les uns contre les autres.
- On va inspecter l'endroit, leur chuchota-t-il.
Ils fouillaient derrière chaque meuble, soulevaient chaque matelas. Des souris s'en échappaient en couinant. L'atmosphère du sous-sol était lourde et oppressante.
- Vous deux, vous prenez cette allée. Nous, on prend celle-là. Retour ici dans dix minutes.
- Mais c'est de la folie ! Pourquoi ne pas rester ensemble ? On ne sait pas ce qu'il y a là-dedans !
- Parce qu'on ira beaucoup plus vite. Après, on remonte, on attend l'aube et on fiche le camp.
- Et ce qu'il y a dehors, c'est peut-être ici aussi !
- Le seul moyen de le savoir, c'est d'y aller. Exécution !
Ils pénétrèrent dans les allées, à pas de loup, terrorisés, le lieutenant avec un jeune soldat.
Des hurlements de détresse déchirèrent leurs tympans. Ses hommes se battaient, en tirant sur quelqu'un
ou quelque chose.
Et puis plus rien.
Le jeune soldat fit demi-tour et se précipita sur la porte en tremblant de tous ses membres.
Elle était de nouveau fermée.
Le capitaine braqua son arme vers la jeune recrue en lui ordonnant de rester avec lui. Il lui tira une balle dans le dos, puis une autre dans la tête. L'endroit le possédait, ce qu'il y avait dans la cave était en train de le dominer, de le rendre fou.
Il réussit à se ressaisir et courut dans l'allée où les deux autres avaient pénétrés, le bruit de ses bottes raisonnant sur le sol.
Mais il ne les retrouva pas, ils avaient eux aussi disparus. Désormais, il était seul dans cette cave.
A la lueur de sa torche, il retourna sur ses pas, en regardant constamment par-dessus son épaule. Une faible lueur phosphorescente apparut tout à coup, baignant chaque recoin.
Il était prisonnier, avec quelque chose d'inhumain qui hantait ces lieux et tuait ses hommes.
Et les faisait disparaître.
Il s'affala sur le sol, vidé de toute son énergie. Il sentit des frôlements sur tout son corps et se débattit frénétiquement pour s'en débarrasser, en proie à une terreur sans nom. Mais il n'y avait rien. Il resta ainsi pendant deux jours et deux nuits, recroquevillé dans un coin de la cave, arme pointée, marmonnant des paroles incompréhensibles. A part ce qu'il disait, le silence était total. De temps en temps ses yeux se fermaient et il commençait à s'endormir pour se réveiller dans la minute qui suit, terrorisé.
Mais la fatigue eut raison de sa volonté.
Ce qui le réveilla fut la sensation d'une présence à ses côtés. Un être de cauchemar se dressait devant lui. Il vida tout son chargeur dessus en reculant sur ses fesses avec ses pieds, mais l'autre resta debout.
C'était leur prisonnier tout n'en étant pas lui, sa tête complètement déchiquetée, comme mordue par des milliers de rats. De grands lambeaux de chair pendouillaient sur ses joues. Du sang maculait ses vêtements, et l'entaille qu'il lui avait faite au genou n'était plus qu'un amas de chair purulente, des dizaines d'asticots grouillant dessus.
Le visage du lieutenant n'était plus qu'un masque d'épouvante.
- Je t'attendais depuis si longtemps, et tu es enfin là.
- Non non non foutez le camp allez-vous en vous n'existez pas laissez-moi tranquille ! NOOOOOOOON !
La créature de cauchemar enserra son crâne entre ses pattes griffues et planta ses yeux de braise dans les siens.
- Regarde ce qu'ils font tes amis, regarde bien !
Et le soldat vit des horreurs encore plus terribles, des choses abominables.
Il vit ce que ses compatriotes avec leurs beaux uniformes galonnés faisaient aux vieillards, aux femmes et aux enfants, déportés dans des wagons à bestiaux puis enfermés dans d'affreuses chambres à gaz, une mort lente et extrêmement douloureuse. Il vit des montagnes de corps squelettiques s'amonceler, empilés en d'immenses charniers et recouverts de chaux vive, des centaines de morts innocentes à cause de la folie des hommes, et des gens torturés pour leur faire avouer ce qu'il n'y avait rien à avouer. Il vit certains pratiquer d'horribles expériences sur des enfants et leurs mères, des objets fabriqués avec leur peau, des choses absolument terribles que jamais aucun homme n'avait osé faire jusqu'à présent. C'était des monstres qu'il voyait, ça ne méritait pas le terme d'êtres humains, et pourtant ça existait, mon dieu oui ça existait, toutes ces visions étaient insoutenables, c'était à en vomir d'écurement et de dégoût.
Ce qu'il fit à genoux dans la poussière, de violents spasmes lui brûlant les entrailles.
- Assez, assez je vous en prie, je ne veux plus voir ça, c'est trop horrible. Je n'ai jamais voulu ça, je ne savais pas, non je ne savais pas, je ne suis qu'un soldat qui obéit aux ordres.
Il sanglotait de toute son âme, et son âme devint presque pure.
- Tu te souviens de cette maison où tu as assassiné ces malheureux, de ce petit garçon que vous avez laissé orphelin ? Le lendemain on l'a retrouvé errant sur une route de campagne, en appelant sa maman. Il a été recueillit par une gentille famille. Mais depuis ce jour il reste des heures entières assis sur une chaise, les yeux dans le vague. Il n'a jamais plus reparlé depuis. Il vous voit, vous tous, violer sa mère et tuer sa famille, s'amuser avec leurs corps. Ça martèle sa tête à en devenir fou. La nuit il se réveille en hurlant, persuadé que vous êtes dans sa chambre. Il avait à peine dix ans. Dix ans ! Vous n'êtes que des monstres.
Je vous avais pourtant prévenu de ne pas rester ici, je vous avais donné votre chance. Mais vous n'avez pas écouté.
Son visage changeait constamment, prenait celui de tous les martyrs de ces guerres inutiles. Tous lui hurlaient : "Pourquoi, pourquoi, POURQUOI ?"
- Tu vois ces pierres là au fond, même elles pleurent en voyant toutes vos atrocités. Comment arrivez-vous à commettre de tels actes ? L'homme est pourtant capable de réaliser de grandes et belles choses. Mais regarde ce que vous faites. Jamais personne n'est coupable, il y a toujours un chef qui vous commande. Mais tout le monde a le choix, et toi tu as choisi. Tu as choisi de participer à cette guerre, pire tu as choisi d'être mauvais et cruel, tu as tué comme les autres, il me faut ton sang. C'est la juste rétribution.
L'homme se releva et couru de toutes ses forces vers la porte d'entrée, en hurlant comme un dément.
Les rieurs le poursuivaient, ces petites créatures abominables sorties de l'enfer pour venger le sang des innocents.
Mais la porte s'était refermée, et il n'y avait plus personne de l'autre côté. Il tambourina sur le blindage pour qu'on vienne à son secours, et les rieurs se jetèrent sur lui pour le déchiqueter et le mettre en pièces. Il connut la souffrance, celle-là même qu'il infligeait aux autres. Il ne resta bientôt plus que ses dents et quelques os sur le sol, et son fantôme erra pour l'éternité dans les méandres de cette cave nauséabonde, en proie à mille douleurs, parce qu'il devait expier pour les fautes impardonnables de tous les bourreaux que la terre porte depuis le commencement du monde.
Et lui aussi en faisait partie.
Dans la cave, les pierres elles-mêmes se mirent à sangloter, témoins impuissantes de toute l'horreur humaine.
Car la noirceur des hommes est parfois si profonde...
auteur : mario vannoye
le 19 juin 2008