Sa mère était une femme revêche et acariâtre, et jamais le moindre sourire venait illuminer son visage. Un beau matin son père, un homme fade et sans caractère, mélange insipide de ventre mou et de couille molle, las et agacé par les remontrances et la mauvaise humeur perpétuelle de sa désopilante épouse, prit ses cliques et ses claques et partit vers d'autres cieux plus cléments, abandonnant femme et enfant. Son amour paternel n'était pas si important que ça tout bien considéré, et jamais il ne donna de nouvelles à sa famille ni ne chercha à revoir sa fille.
A partir de ce moment, la vie d'Amy fut un véritable enfer. Sa mère rejeta sur sa petite fille tout le ressentiment qu'elle éprouvait envers les hommes en général et son mari en particulier. Il ne se passait pas une journée où la pauvre fillette ne devait trimer du matin au soir dans la grande ferme familiale, et les travaux domestiques ne manquaient pas. Il y avait des jours où maman-pénible devenait maman-tyrannique, colère et aigreur mélangées. C'était pour son bien lui disait-elle, parce que les hommes ne sont que des pourceaux qui n'ont qu'une idée en tête, leur mettre la main là où il ne faut pas, puis leur "chose" immonde, les engrosser en ne pensant qu'à leur plaisir et disparaître dans la nature. Mais le Seigneur dans Sa Toute Puissance les punirait de leurs fautes, le Saigneur réclamerait leur sang et arracherait leur "chose" dégoûtante et la donnerait à manger aux chiens.
Jamais sa fille ne connaîtrait un tel malheur, et pour ne pas lui donner le temps d'avoir de mauvaises pensées, comme si c'était possible à douze ans à peine, elle la faisait travailler pire qu'un garçon de ferme, sous le soleil implacable de l'été et les morsures de l'hiver. Parfois maman-tyrannique entrait dans de monstrueuses colères, et il ne faisait pas bon rester dans les parages. Quand cela arrivait Amy se cachait sous l'escalier qui monte aux chambres, comme une petite souris qu'elle sera tout au long de son existence, tremblante de peur et d'appréhension, serrant les poings de toutes ses forces et souhaitant que la mort vienne prendre sa mère et la transforme en statue de sel. La femme hurlait comme une hystérique, une folle à lier, avec une énorme toile d'araignée dans son cerveau malade.
Mais il y avait des jours où maman-tigresse redevenait maman-douceur, prenait sa chère petite fille dans ses bras et la couvrait de baisers, lui répétant sans cesse combien elle l'aimait, combien elle regrettait d'agir de façon si méchante et cruelle envers son admirable enfant. C'était pour Amy des instants de bonheur volé, des passages brefs de profonde tendresse envers son impossible mère.
Un matin, celle qui le jour même serait emmenée pour maltraitance et enfermée à double tour dans une cellule capitonnée se réveilla de fort méchante humeur. Amy était déjà debout, prête à faire les longues corvées que sa mère ne manquerait pas de lui donner. Elle prenait son petit-déjeuner quand pour une raison futile, (son café trop chaud), maman lui envoya carrément sa tasse remplie du liquide brûlant sur le devant de son pantalon trop rapiécé, en vociférant qu'elle en avait par-dessus la tête de cette souillon qui n'était pas capable de faire la moindre tâche ménagère convenablement. Elle la secoua tellement fort que la pauvre petite en eut des bleus pendant deux semaines. Comme cela ne suffisait pas, elle l'emmena de force au milieu de la cour et l'obligea à y rester debout sans bouger, alors que le soleil tapait tellement dur sur le sol asséché. Onze heures du matin arriva, puis midi, et même quatorze heures, lentement, si lentement, petite Amy toujours debout sous le soleil implacable au milieu de cette cour poussiéreuse, prête à s'effondrer et implorant sa mère de la laisser rentrer dans la fraîcheur de la maison. Mais cette mauvaise femme restait insensible aux supplications de sa fille, et ce n'est que le hasard qui la délivra de son calvaire.
Un représentant de commerce arriva au volant de sa grosse automobile (un vendeur de linge de maison, draps en flanelle, sortie de bain en pur coton, taies d'oreiller brodées
tout un tas de trucs que la mère d'Amy se foutait royalement). Quand il aperçu la pauvre fillette étalée sur le sol à moitié délirante et prononçant des mots incohérents, la langue aussi sèche et noire qu'un pruneau d'Agen passé au micro-onde, il la prit et la conduisit de suite à l'hôpital, sous les injures grossières de la femme qui lui hurlait de laisser sa fille là où elle était. Il ne ressortit pas indemne de l'affrontement, de longues estafilades sanglantes sur ses grosses joues rouges, à cause de cette furie qui lui avait sauté dessus, fermement décidée à lui arracher les yeux. La police vint chercher la mère d'Amy, et eux aussi eurent droit aux injures et aux coups de griffe.
Amy resta une semaine entière à l'hôpital et il s'en fallut d'un cheveu pour qu'elle rejoigne un monde tellement meilleur.
Elle fut confiée à une famille de cinq enfants où elle fut à peu près heureuse, mais les séquelles de sa dure jeunesse la marqua à jamais.
Elle apprit par la suite que sa mère était morte atrocement deux mois plus tard en se jetant tête la première sur le mur de la cafétéria de l'établissement psychiatrique, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une bouillie de sang et d'os, profitant de la cohue générale et de l'hystérie collective des autres malades. Une patiente était prise de convulsions après avoir avalé une petite salière qu'elle voulait absolument prendre pour un délicieux trognon de pomme.
A ce stade de son récit, Amy était exténuée d'avoir autant parlé, mais c'était tellement libérateur de se confier ainsi, de laisser échapper toutes les tensions insinuées dans les méandres de son subconscient. Son mari lui mit un doigt sur la bouche, (chut petite Amy chut) lui indiquant que cela suffisait maintenant, qu'il en savait assez concernant le passé de sa chère épouse. Il sortit un mouchoir de sa poche et lui essuya tendrement les yeux, l'enlaça et l'embrassa en lui disant que tout cela était terminé, qu'il ne fallait plus regarder en arrière. La chaleur de son corps la réconforta si fort qu'elle en eut des soubresauts, l'amour de sa vie tout contre elle, avec ses tellement beaux yeux couleur noisette et son esprit génial.
Le reste des vacances fut encore meilleur, atteignant presque le sublime dans ce chalet des lauriers blancs, cet endroit où la quiétude et la joie de vivre furent révélées à Amy, sentiments qu'elle aura beaucoup de mal à avoir tout au long de sa triste vie.
Elle rangea du mieux possible les livres sur les rayons de la bibliothèque, rétablit chaises et fauteuils sur leurs pieds, ramassa tous les objets du bureau et les remit à leur place, jeta le tableau d'Andy Warhol dans la poubelle (un tableau de douze mille dollars quand même !), et essaya de prendre un petit-déjeuner. Mais le cur n'y était pas, elle n'avait pas du tout faim. Elle s'installa dans un fauteuil pour se reposer, ne plus penser à rien. Elle y resta un très long moment, et celle qui se réveilla de sa somnolence n'était plus tout à fait Amy.
Son monde réel venait de chavirer, elle entra de plain-pied dans une de ses profondes absences.
Elle retourna des années en arrière, au milieu de cette cour abreuvée de soleil brûlant, suppliant sa maman de la laisser rentrer dans la maison et de boire, boire, boire
Elle avait une chose très importante à faire.
Dans un état semi-conscient elle prit une feuille de papier, écrivit dessus le titre d'un des livres de son mari, "Mélancolie", ce qui allait très bien avec son état d'esprit, imitant à la perfection son écriture. Elle plia le papier en quatre et le déposa sur le bureau, missive énigmatique qu'elle retrouverait quelques heures plus tard, toute étonnée de découvrir ce mystérieux message. L'ombre de la folie déployait ses grandes ailes grises, se jetait sur elle avec délectation, l'étreignait de ses bras démesurés. Elle eut un rire démentiel, essaya de se calmer, mais il repartit de plus belle.
Elle descendit à la cave, là où reposait depuis deux semaines son cher époux sur le sol de terre battue. Elle en avait mis du temps pour l'emmener jusque-là, en soufflant comme une forge, ce corps si lourd à transporter de la cuisine à la cave. Personne ne s'était aperçu de son absence parce que tout le monde savait qu'il ne fallait jamais le déranger lorsqu'il écrivait une nouvelle histoire, et cela pouvait durer des jours et des jours.
Une odeur de décomposition abominable sortit des entrailles du sous-sol quand elle ouvrit la porte mais elle ne la sentit même pas. Elle s'approcha du corps inerte, s'assit à coté de lui, posa la tête de celui qui était si beau dans la mort sur ses genoux, tout du moins à ses yeux, car les chairs putréfiées n'étaient vraiment pas jolies à voir. Elle caressa tendrement ses cheveux tout en pleurant.
Elle répétait sans cesse une phrase unique entre deux sanglots, avec sa voix de petite fille, en se balançant d'avant en arrière : "Laisse-moi rentrer maman, s'il te plait laisse-moi rentrer".
Et elle avait soif, si soif
...
auteur : mario vannoye
le 25 mai 2008