Mélancolie



Avant de partir, j’ai encore quelques petites choses à vous expliquer, si vous le voulez bien. Il ne me reste plus beaucoup de temps, vu ce que je suis en train de faire.
J’ai déjà essayé deux fois, mais jusqu’à présent je ne suis pas allé jusqu’au bout, par manque de courage. Cette fois-ci j’ai vraiment pris ma décision, et rien ni personne ne me fera changer d’avis.
Ce qui a fait que j’en suis arrivé là ? Je vais vous le dire.
Laissez-moi juste le temps de reprendre mes esprits, car je me sens de plus en plus mal. J’ai des nausées et j’ai déjà perdu conscience pendant plusieurs minutes.

Il y a une semaine j’ai rempli d’eau la baignoire, je me suis entièrement déshabillé, et je me suis installé dedans. J’avais auparavant décroché mon téléphone et coupé le courant, au cas bien improbable où l’on sonnerait à ma porte juste à ce moment-là. Pensez-donc, je n’ai jamais eu de visites impromptues depuis toutes ces années où je vis seul, ce n’est certainement pas maintenant que quelqu’un viendrait me voir, une bonne bouteille à la main, et me dirait : ‘tiens, et si on passait la soirée ensemble ?’. Hahaha, ça me fait bien rire tout ça, qu’ils aillent tous se faire foutre, je leur tire ma révérence, et en beauté encore. Quand ils me découvriront, ils auront encore le culot de dire : ‘Ben franchement, on ne comprend vraiment pas pourquoi il a fait ça, surtout d’une manière aussi horrible’.
Mais je vous emmerde moi vous m’entendez, j’en ai plus rien à foutre de vos réflexions débiles et de votre hypocrisie. Qu’est-ce que je vous disais déjà ? Ha oui, la semaine dernière. J’avais tout préparé sur une chaise à coté, et je me suis mis dans la baignoire. Lame de rasoir, médicaments, somnifères. J’ai pris les médicaments, avalé les somnifères, et j’ai attendu qu’ils fassent leur effet. Disons que j’ai attendu trop longtemps, car je me suis endormi, la tête contre le rebord de la baignoire. Je ne me suis réveillé que treize heures plus tard, et je me demande encore comment j’ai fais pour ne pas me noyer, inconscient. Quand je me suis réveillé, j’étais frigorifié, j’avais un mal de tête épouvantable, et j’ai dégueulé dans l’eau. Mes instruments de mort étaient encore là qui me narguaient, surtout la lame de rasoir.
J’avais pris trop de somnifères.
Mais je n’avais plus envie d’en finir, je trouvais même ça idiot. Je me suis rhabillé, et j’ai tout rangé. Jusqu’à ce soir.




Je n’ai jamais été très heureux dans la vie, je ne m’y suis jamais senti à ma place.
Les gens croient que je suis d’un naturel joyeux et exubérant, mais j’ai tellement de choses en moi que les autres n’arrivent pas à discerner. Ils me voient seulement toujours en train de faire le pitre, à raconter de bonnes blagues, alors qu’en fait dans le secret de mon âme je suis tout le contraire. J’ai eu de vrais amis, à qui je pouvais me confier, mais c’était avant. Je n’ai eu d’affinités profondes qu’avec deux ou trois personnes, et je traîne mon existence comme un boulet. Oui j’ai hâte d’en finir, et le moyen que j’ai choisi est imparable, ça ne peut pas louper.
J’ai vécu quelque temps avec quelqu’un, mais ça n’a pas tenu, ce n’était que pour le sexe, car je suis totalement incapable d’avoir une relation durable. Je n’arrive pas à aimer vraiment, tout du moins pas de cet amour là.
Petit à petit je me suis retiré de la réalité, ne supportant plus toute la bêtise et l’égoïsme de ce monde. Je me suis fabriqué un univers imaginaire, où je me réfugie la plupart du temps. J’ai même commencé à écrire quelques histoires, comme ça, pour quelqu’un que j’aimais bien, et quand j’écrivais j’étais totalement ailleurs, plus rien d’autre ne comptait. Je suis beaucoup trop sensible pour vivre au milieu des autres, beaucoup trop fragile pour en supporter les conséquences.
Ce qui m’a vraiment décidé cette fois-ci, en fait c’est plusieurs choses en même temps. Cette angoisse perpétuelle, ce sentiment profond de ne pas être vraiment apprécié, et le fait que plus rien ne me retienne désormais, depuis que j’ai perdu les derniers amis qu’il me restait. Je m’attache trop, et les désillusions me transpercent comme un poignard. Alors à quoi cela sert-il de vivre, si c’est uniquement pour soi-même ?

Dans mon état semi-conscient, j’ai des souvenirs qui refont surface et j’essaie de les chasser, car ce sont de bons souvenirs. Mais rien à faire, ils reviennent à la charge, de vraies sangsues. Je revoie mes parents, morts il y a trois ans maintenant. Je n’ai jamais eu de relations très fortes avec eux, mais oui je les aimais. Ils ne m’ont pas beaucoup manifesté leur amour, et je ne savais pas trop comment le leur montrer non plus. Disons qu’on restait chacun sur notre position, et c’était très bien ainsi.
Je pense à quelqu’un avec qui j’avais noué des relations amicales, de vrais liens. Nous avons vécu des choses profondes ensemble, et on discutait astronomie, informatique, de choses et d’autres qui nous passionnaient, et je pense que l’on était vraiment heureux de se retrouver. Il a continué ses études, et je me suis retrouvé de nouveau seul. Mais si tu savais combien tu me manques ! J’ai besoin de toi ! Je veux te voir, te parler, je sais que tu comprendrais ce que je ressens, que tu m’empêcherais de faire cette connerie. Et c’est en repensant à toi que ma décision se renforce encore plus, car je sais que je ne te reverrai plus, et que plus jamais je ne connaîtrai quelqu’un comme toi.
Il y a eu aussi une fille avec qui j’ai vécu d’intenses moments, la seule que j’ai vraiment aimé. Je croyais que cela allait durer longtemps, on parlait même mariage. Je suis tombé vraiment de haut quand elle m’a dit qu’elle avait trouvé quelqu’un d’autre. Je n’ai même pas réagi, j’étais anéanti. C’est à cette époque que j’ai fais ma première tentative, et elle m’a ri au nez quand elle l’a appris.
La vie est vraiment trop compliquée.





La perceuse est au-dessus de ma tête, et le dispositif qui me permet de la faire descendre fonctionne à merveille. Je l’ai testé plusieurs fois, il n’y aura aucun problème. C’est un truc vraiment sophistiqué que j’ai mis des heures à mettre au point. En ce moment je suis allongé juste en-dessous, et je regarde la mèche à vingt centimètres de moi, celle qui va me perforer le crâne en faisant un bruit affreux. C’est ingénieux comme système non ? J’ai déjà pris les mêmes médicaments que la dernière fois, et les mêmes somnifères. Je sens mon sang qui s’écoule de mon poignet, et la lame de rasoir toute visqueuse repose sur mon torse.
La perceuse, c’est pour être sûr, même si en me coupant les veines ça devrait suffire. Il y a le côté spectaculaire, les gens en parleront, je ne serai plus comme une simple vapeur au milieu d’eux.
Ça ne vient pas assez vite, je suis encore beaucoup trop conscient, je n’ai pas le courage d’appuyer sur le bouton qui la mettra en route.

Il y a cinq ans, les médecins ont décelé que j’avais une tumeur au cerveau. Ils m’ont bien soigné, mais depuis j’ai d’horribles maux de tête, il me faut des heures pour que cela s’arrête enfin. Une des nombreuses autres séquelles, c’est qu’il y a des choses que je n’arrive vraiment plus à me rappeler, comme le prénom de celui dont je vous parlais tout à l’heure, avec qui je discutais astronomie. L’état dans lequel je suis n’y est pas étranger, c’est sûr, mais combien de fois j’ai essayé de m’en souvenir ces derniers temps, et il n’y a rien eu à faire. Alors comment voulez-vous dans ces conditions que je trouve encore la vie intéressante, si même les choses auxquelles je tiens disparaissent comme ça. Cela peut paraître idiot, mais pour moi ça représente quelque chose, une petite partie de moi qui ne reviendra plus jamais. J’y tenais beaucoup trop pour accepter de ne même plus me souvenir de son prénom.

Ce qu’il y a de plus étrange aussi dans tout ça, c’est que j’ai toujours senti que j’avais énormément de choses à offrir, mais que les autres ne s’en sont jamais rendu compte. Je suis trop souvent submergé par mes émotions, et s’ils savaient à quel point je suis capable de faire le bien, ils m’auraient certainement regarder d’un autre œil. Mais non, tout le monde voit en moi quelqu’un de pas très intéressant, de fade, sans beaucoup de conversation, tout juste bon à faire le clown. J’avais tout ce flot de sentiments qui voulaient sortir, prêts à déferler tel un raz de marée, mais ils sont restés en fin de compte bien sages, bien tranquilles, pas un seul ne donnant le moindre signe pour leur montrer que j’étais beaucoup plus sérieux que ce que je paraissais.
Est-ce que l’on nous aime pour ce que nous sommes vraiment ?





J’ai fais des conneries aussi, comme tout le monde, la plus grave étant le jour où j’ai assassiné le fils de mes voisins, un petit merdeux qui n’arrêtait pas de me casser les couilles. Enfin, je crois que c’est la plus grave, car avec toute la meilleure volonté du monde, je n’arrive pas à m’en souvenir. Ce petit con l’avait bien cherché d’ailleurs. Vous savez comment il m’appelait ? Non je ne vous le dirai pas, vous seriez encore capable de vous moquer de moi. S’il y a des choses que je n’ai jamais compris, c’est bien la méchanceté et la bêtise, et il y en a beaucoup des gens cons et méchants ! Rien que dans mon entourage, je pourrai vous en citer des tas. J’ai proprement zigouillé cette petite ordure, et jamais je ne me suis fais prendre. Est-ce que je regrette d’avoir fais ça ? Non, pas du tout. Et si je dois me retrouver devant je ne sais qui une fois mort, je suis sûr qu’il comprendra mon geste, qu’il y a des choses dans la vie qu’il faut faire, peut importe le prix.
Comme j’en avais vraiment marre de lui et de ses moqueries, je me suis caché sur son chemin un soir qu’il sortait de l'école, et je lui ai balancé une brique en pleine figure. Il n’a rien vu arriver du tout.
Son nez pissait le sang comme une fontaine, et il gueulait comme un goret. Mais bon, on ne risquait pas de nous entendre, c’était dans le petit bois qu’il prenait pour rentrer chez lui, et il n’y avait jamais personne à part lui qui passait par là. J’ai pris un gros bâton qui traînait par terre, et je l’ai levé au-dessus de sa tête. Il me suppliait d’arrêter, les mains tendues vers moi, en chialant comme une fillette. Et lui qui m’avait autant casser les couilles, il l’a vraiment regretté. Moi aussi je lui ai cassé les couilles, avec mon bâton, encore et encore. Ca faisait un bruit mat, et franchement ça ne devait pas être joli à voir dans son pantalon, une vraie bouillie. Il essayait de se les protéger des deux mains, celles-là même qui m’avaient poussé un jour dans les escaliers de notre immeuble, me cassant deux dents. J’avais raconté à tout le monde que j’étais tombé, que j’avais loupé une marche. J’étais comme fou, et quand j’ai visé sa tête, je crois qu’il devait être mort depuis un petit moment déjà. Ca ne m’a pas empêché de le tabasser quand même, toute ma rage me rendant complètement hystérique, une vraie furie. J’ai bien dû le frapper pendant cinq bonnes minutes avant d’arrêter, son sang giclant partout autour de lui. Après je n’ai même pas paniqué. J’ai soulevé le corps, je l’ai emmené tant bien que mal jusqu’au pied du ravin à trois cents mètres de là, respirant comme un phoque, et je l’ai balancé par-dessus. Puis j’ai nettoyé toutes les traces. On ne l’a jamais retrouvé, malgré toutes les recherches, c’est ça le plus extraordinaire. Il doit y être encore, enfin ce qu’il en reste. J’ai été interrogé, comme beaucoup d’autres, mais je n’ai pas flanché, j’ai vraiment fais l’innocent. D’ailleurs, comment les flics auraient pu supposer que c’était moi qui l’avait fait disparaître, alors que je n’avais que treize ans ?
Il y a eu d’autres fois où j’ai encore eu envie de tuer quelqu’un, mais je ne suis plus jamais passé à l’acte.


J’ai toujours cru que le fait de faire le pitre me rendait attachant, mais je me suis lourdement trompé. Non, personne ne tient véritablement à moi, et je ne manquerai à personne. J’ai bien caché mon jeu, ou plutôt non, je n’ai rien caché du tout, seulement aucun n’a vu toute la détresse qui me rongeait, qu’une fois seul chez moi je traînais ma solitude et mon angoisse comme un fardeau trop lourd à porter. Voilà où j’en suis maintenant, je souffre trop, je ne veux plus connaître tous ces instants malheureux. Je suis beaucoup trop à l’affût du moindre témoignage d’amitié, d’amour ou de tendresse, et cela m’a détruit. Et ce vide immense que je ressens jour après jour…


J’ai reperdu connaissance tout à l’heure. En tournant un peu la tête je voie toute la mare de sang qu’il y a par terre. Tout ce sang ! Ça vient vraiment de moi tout ça ? Je suis de plus en plus faible, et j’ai même des hallucinations. Celui que j’ai tué il y a des années est venu tout à l’heure, et il m’a soufflé à l’oreille que je ne méritais que ce que j’avais semé, que c’était bien fait pour moi, juste retour des choses. Je l’ai chassé avec la main, arme dérisoire contre ce fantôme vengeur, mais il est revenu à la charge plusieurs fois. Je commence à délirer, les somnifères n’ayant pas l’effet escompté. Je croyais naïvement que je pourrai appuyer sur le bouton de la perceuse juste avant de sombrer dans le néant, mais il n’en est rien. Je suis dans un état d’hébétude, mais je sais que je ne m’endormirai pas. J’ai horriblement mal au ventre, avec tous les cachets que j’ai avalé. Pourtant, je n’ai pas du tout envie de vomir. Je ne dois pas regarder en arrière. Le visage de mes ex-amis reviennent me hanter, surtout celui que j’ai perdu de vue, et j’ai la nette impression que des larmes coulent sur son visage en me voyant comme ça, étendu sur le sol, avec cette perceuse au-dessus de ma tête, prête à me transpercer le crâne. Il me prend la main et la serre très fort, comme pour m’accompagner dans mon voyage. J’essaie de lui dire quelques mots, et certains arrivent encore à sortir de ma bouche, lui disant que je regrette, que j’ai encore pour lui une profonde amitié malgré toutes ces années passées, mais que j’irai jusqu’au bout cette fois-ci.


Je cherche l’interrupteur en tâtonnant de la main. Je panique car je ne le trouve pas. Dans ces quelques secondes épouvantables, j’ai presque eu envie de renoncer à faire ça, mais de toute façon il est trop tard, avec tout le sang que j’ai déjà perdu. Je trouve quand même le câble, je le suis de la main, et enfin je tiens ce maudit contact.
J’ai réussi à appuyer dessus, et le moteur fait un bruit de tous les diables. Je vois la mèche tourner à toute vitesse, si près de moi, je suis comme hypnotisé. La perceuse commence à descendre, et la mèche me frôle la peau. Quand elle me transperce la tête, je sens le sang qui gicle partout, l’os qui craque, et le métal continuer sa descente infernale, jusqu’à atteindre mon cerveau. Tout ça oui je le sens, pas très longtemps, mais je le sens. Et c’est horrible !
Ça n’a duré que quelques secondes.

Ce n’est la faute de personne.
De toute façon, il est trop tard pour les regrets.
Je ne crois pas que je manquerai beaucoup à quelqu’un.
Mais moi, je vous aimais.

auteur : mario vannoye
le 07 octobre 2007