Requiem pour un homme de paille



Complètement affolée, la femme court désespérément sur le chemin. Elle a perdu une de ses chaussures et les cailloux lui rentrent profondément dans le pied, les branches des arbres lui fouettant méchamment le visage. Pratiquement derrière son dos, l'homme la pourchasse en grognant comme un animal blessé, une hache dégoulinante de sang à la main.
L'’espèce de monstre défiguré qui la poursuit vient tout simplement d'’assassiner son mari sous ses yeux.
Elle fonce dans les bois pour essayer de se cacher quand soudain elle se sent aspirée par le sol, faisant une chute d'au moins cinq mètres dans les entrailles de la terre, au sein d'un magma rougeâtre et écoeurant. Les yeux agrandis par la panique, elle se met à hurler comme une démente. Autour d'elle, des restes humains flottent dans une mare de sang, des bras, des jambes, des intestins, et lorsqu'elle aperçoit la tête d'un enfant d'à peine une dizaine d'années qui la regarde de ses yeux vitreux, une unique petite tête parmi toutes ces horreurs, elle hurle encore plus fort.
C'’est son fils qui est là devant elle, lui qui était parti se promener avec quelques-uns de ses camarades le matin même, profitant du soleil par cette magnifique journée de vacances si loin de chez eux.




J'en étais là de ma nouvelle histoire quand le téléphone sonna, me faisant sursauter tellement j'étais absorbé par elle. Je n'aime pas être dérangé lorsque j'écris et en général je le débranche carrément quand c'est le cas. Mais j'avais oublié cette fois-ci. Je le pris en proférant un "allô ?" un peu agacé. Personne ne répondit. Je restais avec le combiné collé à l'oreille, attendant que l'on veuille bien me dire pourquoi on m'appelait ainsi en plein travail. Toujours rien ! Ce silence avait quelque chose de profondément désagréable, presque malsain. Il était, comment dire, noir, c'est ça, noir et malfaisant. J'en éprouvais de la gêne, me sentant comme épié par mon correspondant anonyme, pratiquement déshabillé au plus profond de mon âme.
Je raccrochais ce foutu téléphone d’'un geste rageur et me remis à écrire.
Tout du moins, j'’essayais.
Cet appel m'avait déplu, et je n'arrivais pas à me concentrer. J'avais le cerveau vide et embrumé et plus rien ne venait. C'était la première fois que cela m'arrivait. Franchement cela me faisait presque peur. Je laissais tomber pour l'instant, me consacrant à autre chose.

Cette nuit là, je fis un horrible cauchemar. En sueur, les draps entortillés autour de moi, le cœoeur battant à tout rompre, je me réveillais, prêt à crier. Il avait l'’air tellement vrai.
Dans ce rêve au milieu d'un autre j'étais dans mon lit lorqu'une une main me toucha l'épaule et me tira du sommeil dans lequel j'étais tombé avec tellement de mal. Une ombre spectrale me regardait. Enfin je crois qu'elle me regardait car une grande capuche recouvrait sa tête tel un linceul. Elle avait une soutane ample comme celle que portent les moines. Je voyais tout cela malgré la pénombre de la chambre, paniqué devant cette substance irréelle assise là à un mètre de moi sur mon lit. J'étais comme pétrifié. Soudain je sus qui elle était : c'était la Grande Faucheuse venue me rendre visite par cette nuit glaciale d'hiver. Elle était là pour me dire que cela suffisait maintenant, qu'il était temps pour moi de poser mes bagages, de payer ma note plus les frais et les intérêts. Le total de ce que j'avais accompli jusqu'à présent était d'après elle très infime, et même en multipliant tout cela par l'infini et en rajoutant la profondeur de l'éternité, il ne restait vraiment pas grand chose. Je voulais lui dire que je n'étais pas prêt, que j'avais encore tellement de choses à faire. Mais j'avais la langue collée au palais. La répulsion que j'éprouvais n'était rien à coté de la terreur qui me nouait le ventre.
L'espace d'un instant elle m'emmena dans un endroit très sombre au sein d'un autre ailleurs. Ce que j'y vis était abominable. Des paysages désolés sans aucune végétation sous un ciel de carbone, où seuls quelques arbres rabougris tendaient leurs branches comme des bras inhumains prêts à vous enlacer et vous garder pour l'éternité. D'horribles créatures marchaient sans relâche à la recherche de nourriture qu'ils ne trouveront jamais. Toutes me ressemblaient, elles étaient mon corps, elles étaient ma vie.
Je revenais dans mon monde au bord de la folie, retrouvant celle qui était toujours là à me regarder.
Une horrible pensée s'’infiltra dans mon esprit : ‘C’'est pour ton bien, me disait-elle, tu es beaucoup trop fragile’.
Elle approcha sa main de mort près de mon visage, une main froide et décharnée, et d'un de ses longs ongles crochus me fit une profonde entaille sur la joue droite, la marque de ceux qu'elle a choisi. C'est à ce moment là que je me réveillais. Je me précipitais devant le miroir de la salle de bain, mais aucune balafre n'était sur ma joue.
Et ces trois mots qui me martelaient le crâne : ‘va, meurs, deviens !’




Toute la journée j'avais un sentiment désagréable, et je ne réussis pas à me replonger dans ma nouvelle histoire. J'avais encore mon cauchemar qui me revenait sans cesse, et je me demandais pourquoi "elle" était venue chez moi en pleine nuit. C'était comme une mise en garde qu'elle m'avait faite, et je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire par "Tu es beaucoup trop fragile".




Vers dix-huit heures, la sonnerie du téléphone me fit redescendre sur terre un peu trop brusquement. Je savais inconsciemment que c'’était le même appel que la veille, avec ce silence froid et lugubre qui me ferait perdre la tête si cela continuait trop longtemps.
Je le regardais comme une chose infecte et répugnante, mais une force mystérieuse me fit le prendre en main. Je décrochais et attendis encore une autre bonne minute, cette fois-ci sans rien dire.
Le silence était encore plus pesant, encore plus mortel, encore plus noir. J'entendis comme une respiration, pas celle d'un être humain, mais comme quelque chose d'abject, la respiration de quelque chose qui exhale toute la méchanceté et l'absurdité de ce monde, celui-là même dans lequel je vivais et qui souvent m'écoeurait devant tant de barbarie et de bassesse indignes d'hommes soi-disant intelligents. Mais je faisais avec comme on dit, à part le fait que je n'écoutais ni ne regardais plus les informations pour échapper au mieux à ce déluge de mauvaises nouvelles.
Il faut tellement de temps pour qu’'un homme de paille devienne un samouraï ! Tout n’'est qu’'illusions, tout n'’est que chimères…
C'était la même respiration, lourde et profondément dérangeante. Soudain une voix rauque me dit ces trois mots qui me glacèrent le sang : ‘va, meurs, deviens’.
Les mêmes que ceux qui s'’étaient imposés à mon esprit quand je m'étais réveillé de mon cauchemar.
Je raccrochais, les mains tremblantes. Je n'avais aucune idée de qui pouvait me jouer cette mauvaise blague et je me remis devant mon clavier, pour essayer de penser à autre chose. J'essayais de terminer cette histoire de serial killer déjanté qui trucidait à tout va, mais les idées ne venaient pas.
Par contre j'en avais une autre, que j'écrivais tout de suite tant qu'elle était assez vive dans ma tête. C'était pour quelqu'un que je connais, espérant lui faire plaisir avec ce message digne d'un roman d'épouvante, message que je lui envoyais par e.mail :

Tu es là devant ton écran, et tu ressens comme une présence derrière ton dos.
Surtout ne te retournes pas !
C'est vraiment une présence. Il y a une entité diabolique qui te regarde juste derrière toi et non ne tourne pas la tête. Tu sens la chair de poule sur tes bras, car elle te veut du mal, elle veut prendre possession de ton esprit et de ton âme.
C'est inquiétant, tu n'oses pas bouger, si tu bouges elle te pénètrera et tu disparaîtras pour toujours. Ton coeur s'accélère, tu as un goût amer qui te vient à la bouche. Tu entends ces petits bruits à ton oreille, ces chuchotements de voix que tu ne comprends pas mais qui vont te faire devenir fou si elles continuent ? Ce sont les âmes déchues qui viennent te hanter, et plus jamais tu n'oseras rester seul chez toi. Elles te frôlent le visage, elles te caressent les cheveux, tu les sens vraiment ces caresses insidieuses, ces doigts qui te touchent la tête, et tu serres les dents en priant pour qu'elles partent, mais elles restent là et continuent de te toucher et tu as peur, une peur monstrueuse, tu es prêt à crier, à te lever, à te sauver, mais tu ne peux pas, tu es tétanisé tellement tu as peur, et si jamais tu cries elles te déchireront, te mettront en pièce. Ton coeur s'accélère de plus en plus, et tu sais qu'elles sont là, juste derrière toi, elles te regardent, non ne bouges pas, ne te retournes pas, tous les poils de ton corps se hérissent maintenant, tu es persuadé que c'est vrai, et c'est vrai, elles sont là, elles ne te laisseront plus jamais tranquille, et elles te touchent les bras maintenant, tu sens vraiment leur présence, tu n'en peux plus, cette présence maléfique continue de te frôler et elle est là, elle se matérialise devant tes yeux, juste là devant toi, et tu vois son visage et c'est affreux, elle te regarde, elle est diabolique, perverse, et tu essaies de te lever pour lui échapper mais tu restes collé à ton siège, tu fermes les yeux de toutes tes forces pour ne plus la voir, mais elle te hante, se rapproche de ton visage et vraiment tu la sens, tu n'en peux plus, tu as peur, peur, tellement peur, tu ressens tout cela physiquement, tu n'oses plus rien faire à part regarder cette monstruosité qui t'hypnotise, et toutes les nuits tu en auras les pires cauchemars que jamais tu n'as eu.

J'’ai vraiment été content de sa réponse.




Le lendemain, alors que j'étais en train de ranger quelques papiers, ce maudit téléphone a encore sonné. J'avais de nouveau très mal dormi, mais ma visiteuse nocturne n'est pas venue cette nuit-là. Je n'osais pas décrocher, mais je sentais que je devais le faire. Dans un état second je le pris en me disant que c'était l'un de mes amis qui m'appelait, mais je savais pertinemment qu'il n'en était rien. Au bout du fil, toujours ce silence de mort, froid et désagréable, qui me procurait une frayeur sans nom. Elle me répéta encore ces trois mots de sa voix d'outre-tombe : "va, meurs, deviens".
J'appréhendais de plus en plus de rester seul chez moi. Quand j'ai encore reçu un autre appel, j'ai laissé sonner pendant longtemps, sans répondre. Sitôt après, j'ai téléphoné à la police pour leur expliquer ce harcèlement continuel car je n'en pouvais plus. Ils ont très bien compris et ont mis ma ligne en surveillance. Le soir même, mon correspondant fantôme a rappelé. J'ai juste décroché, sans rien dire. Dix minutes plus tard, la police m'a appelé pour me dire que ça venait de chez moi, de ma propre maison, que ce numéro m'appartenait. En entendant ça j'ai été pris de vertiges, les yeux agrandis de stupeur. J'ai raccroché et commencé à monter l'escalier qui menait à mon bureau au premier étage. J'y ai une deuxième ligne que j'utilise très peu souvent. J'avais une angoisse terrible qui s'insinuait dans chaque fibre de mon corps. Je montais les marches très doucement, en serrant la rampe de toutes mes forces. Je levais la tête en grimpant, comme hypnotisé par cette porte fermée, là où quelqu'un venait de me téléphoner, dans ma propre maison. J'ai ouvert à la volée. Le téléphone était décroché, le combiné gisant par terre.
La pièce était vide.

J'’ai compris.
J'ai compris ce qu'elle voulait dire par "Tu es beaucoup trop fragile". Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse directement. Cette fragilité fait partie de chaque être humain, nous qui nous croyons parfois si important alors que nous sommes si peu de chose au regard de l'immense univers, au milieu de cette société souvent trop déshumanisée dans laquelle nous vivons.
Le monde continue simplement de tourner, sans le moindre égard pour l'’intensité de nos souffrances.






Une autre partie de moi même, la part sombre, me fait comprendre certaines choses. Pourquoi à moi plutôt qu’à un autre ? Je ne sais pas. Peut-être parce que j’ai cette faculté de les ressentir profondément. D’où ces mystérieux appels téléphoniques qui ne viennent de nulle part. Mais que puis-je faire ? C'est comme ouvrir un vieil ouvrage de doutes aux pages moisies par le hasard.

Vous avez déjà vu dans un dessin animé un personnage qui continue de courir après avoir dépassé le bord d'un précipice ? Il ne tombe pas jusqu'à ce qu'il regarde en bas. C'est peut-être ça le secret de la vie, ne jamais regarder en bas. Mais c'est plus que cela, il ne suffit pas de ne pas regarder, il ne faut jamais se rendre compte que l'on est en l'air, et que l'on ne sait pas voler.
Le vent qui souffle dans nos têtes n’'est que l’'ombre de nos remords qui font hurler les anges. Le destin n'existe pas, il n'y a que nos choix personnels. Chacun de nous cache ce qu'il est de temps à autre, refusant de voir les choses en face. On l'enfouit si profondément qu'il est nécessaire de nous rappeler que ce que nous sommes vraiment existe encore.
Parfois on le cache simplement pour oublier qui nous sommes réellement. Quand nous l'aurons compris on se retrouvera à la 25ème heure, celle qui ne sera jamais et où tout est possible, subtile alchimie imaginaire qui nous fait dire que nous sommes encore vivants, pas des pantins qui suivent simplement la foule, le coeur endurci et tellement peu humain.


Va, meurs, deviens !
Nous avons tous des vies de porcelaine.
Nous ne sommes que des hommes de paille.
Il nous faudrait si peu de choses pour devenir samouraï.

auteur : mario vannoye
le 17 janvier 2008