(le pays des chimères)

Il s'appelle le temps qui passe
(le pays des chimères)



Contrairement à nombre d'enfants de son âge, Brian aimait beaucoup l'école, surtout depuis qu'une nouvelle institutrice belle comme un cœur prodiguait son savoir avec autant de ferveur et d'abnégation qu'un prêtre envers ses ouailles. Quand la classe était terminée, il se dépêchait de rentrer chez lui, prenait un gouter sur le pouce et entamait l'éprouvante obligation des devoirs. Dans l'ensemble, c'était un assez bon élève, sauf en mathématiques où rien de cette matière qu'il jugeait trop ardue ne voulait entrer dans sa pauvre tête, même avec la meilleure volonté du monde. Combien de fois ne s'était-il énervé devant son cahier sur les problèmes de robinets qui s'amusaient à fuir juste pour l'embêter, les fractions incalculables et les équations insolubles, les angles qui voulaient obstinément être aigus ou obtus suivant leur bon plaisir, tout un tas de choses complexes qui restaient un grand mystère pour lui. Parfois, il en arrivait à pleurer de déception devant tant d'inaptitude à comprendre cette discipline si obscure, et c'était toujours avec un grand soulagement qu'il arrivait enfin à terminer ses exercices. D'ailleurs ses parents l'aidaient volontiers durant cette dure épreuve. Ils ne désespéraient pas de voir un jour une petite lumière s'allumer dans le cerveau de leur rejeton, chacune de ces inextricables énigmes devenant aussi claires que de l'eau de roche. Papa disait fréquemment que sans mathématiques il n'y a point de savoir, cette science étant la base même de la construction du monde, et, pourquoi pas, de l'univers dans son entier, une base fondamentale sans laquelle rien ne pourrait exister. Alors Brian, devant cette affirmation ténébreuse qui le laissait sans voix, s'appliquait de tout son cœur pour calculer les nombres avec ou sans virgule, mesurer les angles qui se voulaient soit obtus soit aigus, résoudre l'épineux problème des fuseaux horaires en différents endroits du globe, ou établir la difficile mais néanmoins nécessaire règle de trois qui permettait de trouver la solution à ce problème des plus ardus : combien coûte six kilos de cerises quand on en connaît le prix de quinze. Lui aussi voulait aider à construire le monde quand il serait grand, et même tout l'univers ! Ce n'était pas ces saloperies de mathématiques qui l'en empêcherait ! Quand il trouvait les résultats de tous ces calculs tarabiscotés, il soupirait d'aise et montrait fièrement sa feuille à ses parents, un grand sourire sur ses lèvres. "Ce n'était pas si difficile en fin de compte" affirmait-il fiévreusement en reprenant la phrase maintes fois prononcée par papa et maman. Et son père de rajouter, en prenant le ton dogmatique d'un philosophe qui sait de quoi il parle : "Difficile n'a jamais voulu dire insoluble mon garçon. Avec du courage et de la volonté, rien n'est impossible. Si tu veux réussir dans la vie, ce sont les deux seules qualités dont tu as besoin. Ne jamais renoncer, voilà la clé qui t'ouvrira bien des portes !".
Brian s'était promis avec toute la fougue indispensable pour une telle entreprise qu'un jour il trouverait cette clé mystérieuse qui ouvrait bien des portes, tout comme il obtiendrait le courage nécessaire pour construire le monde et l'univers dans son entier, grâce à ces foutues mathématiques. C'est papa qui le lui avait dit, et papa avait souvent raison.





Il avait un ami, Benjamin, qui habitait dans le même village que lui. Ses parents possédaient une grande maison, avec un immense terrain tout autour. Quand la saison le permettait, ils jouaient des heures entières sur ce qu'ils appelaient "la ferme". Benjamin avait son petit bout de terrain à lui, sur lequel il avait semé quelques rangs de maïs, d'orge, de blé, et même des plants de tabac dont il revendait chaque feuille à sa famille ou aux amis de passage, pour se faire de l'argent de poche. Et il les revendait chères ce petit morpion. Deux dollars la feuille, une vraie arnaque !
Il fallait les voir juchés sur leurs tracteurs en plastique, commentant la future récolte avec autant de sérieux qu'un cultivateur scrutant le ciel, angoissé par l'orage qui arrive. Une fois par an un de leurs voisins déversait un immense tas de fumier dans le champ d'à côté, pour l'épandre dans les jours suivants. Avec sa permission, les deux compères se munissaient chacun d'une brouette et remplissaient la précieuse denrée à ras bord, qu'ils ramassaient à mains nues bien entendu. Oui, je dis bien à mains nues ! Ils en avaient de la tête au pied, et l'odeur qu'ils dégageaient était si forte que même les mouches ne voulaient pas s'approcher d'eux. Ils ramenaient leurs brouettes jusqu'à "la ferme" et déchargeaient leur trésor dans une petite citerne qu'ils laissaient macérer un temps interminable. "C'est comme ça qu'il est le meilleur" affirmait Benjamin sur un ton péremptoire, "crois-en mon expérience !". Et Brian croyait dur comme fer en l'expérience de son ami, car il avait quand même six mois de plus que lui.
N'empêche, expérience ou pas, le soir ils étaient bons pour une douche aussi interminable que le fumier dans sa citerne, et ce n'était qu'une fois qu'ils sentaient aussi bon que le lilas du gel douche de maman ou les senteurs boisées de celui de papa qu'ils pouvaient en sortir. Propres comme un sou neuf qu'ils étaient, et heureux comme des coqs en pâte d'avoir passer de si bons moments ensemble.
Malgré sa grande érudition en matière de cultures, Benjamin avait une fâcheuse tendance à confondre certains mots. Ainsi, dernièrement, lorsque la maitresse lui avait demandé s'il savait ce qu'était un échafaud, il lui avait répondu avec un aplomb déconcertant que c'était le gros appareil que son papa avait installé dans l'entrée de leur maison, pour avoir de l'eau chaude. Mais dans la vie on ne peut tout savoir, il faut de très longues années d'études pour tout connaître. D'ailleurs échafaud et chauffe-eau, n'est-ce pas à peu prêt la même chose ?





Brian avait une autre activité qu'il chérissait par-dessus tout. C'était la lecture. Dans sa chambre il possédait pratiquement toutes les aventures extraordinaires de Tom Sawyer, Moby Dick, Robinson Crusoé, Oliver Twist... et même les périlleuses mais oh combien fascinantes histoires d'Harry Potter. Il ne lisait pas ses livres, il les dévorait. Souvent il s'imaginait qu'il était le capitaine Crochet bataillant contre de féroces requins, ou Vendredi perdu sur son île déserte sans même un Mac Do dans les parages pour acheter un hamburger, ou alors Gulliver ficelé comme un saucisson par des Lilliputiens. Il refaisait l'histoire dans sa tête, et c'était lui le héros maintenant, pas ce petit garçon de dix ans qui laissait sa veilleuse bruler toute la nuit tellement il avait peur du noir. Une veilleuse Bob L'éponge pour chasser les fantômes et autres monstres qui se cachent sous le lit, il n'y a rien de tel pour se sentir en sécurité. Et si jamais une subite envie d'aller aux toilettes vous réveille en pleine nuit, il n'y a qu'à attendre le lever du jour en essayant de se rendormir. Il y a tant de dangers inconnus quand la nuit est profonde, comme celui de marcher pieds nus sur un chevalier Playmobil trainant sur la moquette, bardé de son épée acérée et de son casque pointu. Ou celui, bien plus terrifiant, d'un bras velu qui sort de dessous votre lit et vous attrape les chevilles. Si cela arrivait, votre cœur n'y survivrait pas, c'était absolument impossible. Voilà ce que ce disait Brian chaque soir, les couvertures remontées jusqu'à son petit nez en trompette.

Souvent il s'allongeait sur son lit quand les premières étoiles brillaient au firmament, allumait le planétarium que ses parents lui avaient offert pour son neuvième anniversaire, (planétarium projetant des milliers d'étoiles sur le plafond de sa chambre, cadeau qui avait quand même coûté la bagatelle de cent cinquante dollars, mais il travaillait tellement bien à l'école...), et partait dans de grandes aventures connues de lui seul, tout en contemplant son ciel étoilé personnel. Il n'y avait rien de meilleur que de laisser son esprit vagabonder en compagnie de ses héros préférés, laissant libre court à son imagination. Et de l'imagination, il en avait à revendre ! Un jour il avait même écrit sur une grande feuille en lettres capitales : "Quand je serai grand, je serai écrivain, comme Mark Touaine", tout en le proclamant haut et fort à ses parents éberlués par tant d'assurance. Ils en avaient ri aux éclats devant cette fracassante affirmation, non pour se moquer de lui, mais de bonheur d'avoir un petit garçon qui savait déjà ce qu'il voulait faire à tout juste sept ans. Ça ne s'écrit pas Touaine mais Twain, qu'ils lui avaient répondu en épelant chaque lettre après leur franche rigolade. Là-dessus il avait rétorqué aussi sec : "M'en fiche, je serai écrivain quand même !".
Ils avaient ri de plus belle en enlaçant leur petit chéri tout en le couvrant de baisers.





Un certain mercredi, jour où il n'avait jamais classe, il décida de se rendre chez son grand-père. Il adorait le vieil homme. Une tendre complicité s'était installée entre eux et Papy était son confident. Rien de ce qui préoccupait le petit garçon ne lui était inconnu. Ils discutaient de tout un tas de sujets, Papy tirant sur son éternelle pipe. Mais c'est dans l'ordre naturel des choses non ? Les papys fument la pipe, les mamies font de la bonne cuisine, les Benjamin vous initie aux exaltants travaux de la ferme, et les parents vous aident à comprendre la difficile science des mathématiques. Mais Mamie n'était plus là pour préparer de bons petits plats, elle était morte il y avait deux ans de ça. Comme il avait pleuré à l'époque, ne comprenant pas comment quelqu'un qu'il aimait tant pouvait disparaitre du jour au lendemain, sans espoir de la revoir. C'était trop... injuste, bien trop injuste. Il avait posé des tas de questions sur cette Mort inique qui tuait les gens comme bon lui semble, et ses questions apportaient d'autres questions encore plus terribles. "Les enfants aussi peuvent mourir ? Oui, les enfants aussi lui avait-on répondu d'un air triste. Même les bébés ? Oui mon fils, même les bébés."
Il n'en avait presque pas dormi de toute la nuit, priant le ciel que cette Mort si méchante ne vienne pas le prendre durant son sommeil, ou, pire encore, enlève ses parents ou son grand-père.

Donc vers quatorze heures ce fameux mercredi, il enfourcha son vélo, et, au lieu de traverser tout le village où il y avait cette côte si dure à monter, il décida de prendre un raccourci par la forêt toute proche. Contrairement à ses frayeurs de la nuit, le fait de se retrouver seul dans la forêt ne le dérangeait pas du tout, bien au contraire. Il aimait entendre le gazouillis des oiseaux, sentir le feuillage des arbres et de l'herbe folle parcourant les sentiers, toutes ces bonnes choses qui ne le laissaient jamais indifférent. Il pédalait comme un fou dans les chemins tortueux, en chantant à tue-tête, se grisant de vitesse et des effluves qui lui chatouillaient les narines, le vent sifflant dans ses oreilles en longues plaintes déchirantes. La forêt était son amie, et jamais elle ne l'avait déçue. Seulement voilà, il y a des jours où même sa meilleure amie peut vous jouer un vilain tour, aussi envoutante soit-elle. Le vilain tour qu'elle lui joua, ce fut lorsqu'il ne put éviter une grosse pierre tant il roulait vite. Cette traitresse se trouvait au beau milieu du chemin, et il l'a percuta si fort qu'il fit un vol plané dans un buisson de ronces. Sa tête cogna violemment contre un arbre à côté du buisson, et il resta évanoui de longues minutes. Il n'entendit pas les murmures étonnés s'élever autour de lui.
- Comme c'est un étrange petit bonhomme. Regardez-moi ce nez, il est plein de tâches de rousseur.
- On dirait une trompette. C'est ça, il a le nez en trompette !
- Et ses oreilles ! A t'on déjà vu des oreilles comme ça ? Elles sont toutes décollées.
- N'empêche, il est rigolo. Vous croyez que c'est lui ?
- Je ne sais pas. Mais d'après le Grand Livre, je crois bien que oui.
- Il a l'air si petit. Il ne pourra jamais !
- Pas si fort voyons ! Il ne faut pas le réveiller !
- Alors attendons. Nous verrons bien !
Et, comme ils n'avaient que ça à faire, ils attendirent.





Au moment où Brian faisait sa rencontre malencontreuse avec la pierre au milieu du chemin, son grand-père était assis dans son fauteuil, tout en fumant sa pipe. Il ne se sentait pas très bien aujourd'hui. Son esprit l'emmenait sans cesse vers de sombres pensées. Ça avait commencé dès le matin devant le miroir de la salle de bain en faisant sa toilette. Une pensée brève qui s'était tout d'abord timidement dérobée, mais revenait avec toujours plus de forces. Alors que d'habitude son âge ne le préoccupait guère, aujourd'hui il se sentait vieux. Pas vieux comme parfois quand il regardait ses cheveux blancs dans le miroir et cette peau ridée qui avait vécu tant de choses, mais un sentiment d'amertume et de regrets face à l'inéluctable marche en avant du temps qui passe. Il avait perdu son épouse, s'était rendu un nombre incalculable de fois faire ses derniers adieux à des amis, dans cet antichambre de la mort qu'on appelle pudiquement le salon des souvenirs. Mais qu'y avait-il de pudique à se retrouver devant un être cher allongé sur son drap de satin dans ses plus beaux habits ? Nous sommes là dans ce salon feutré qui diffuse une douce musique à peine audible, triturant les bords de son chapeau entre nos doigts tremblants. Puis l'on s'approche du corps pour y déposer un dernier baiser sur ce front à la peau si froide. Le visage d'une pâleur extrême est si blanc que l'on se demande si une telle couleur peut vraiment exister. Vos lèvres à peine effleurées n'est qu'un sombre détail, parce qu'on a envie de prendre la dépouille à bras le corps tout en hurlant qu'elle se relève sur le champ, que non, ce n'est pas possible, ce n'est pas toi qui es là sur ce lit mortuaire. Allez, relève toi es t-on prêt à lui dire, arrête cette mauvaise plaisanterie, tu n'as pas le droit de me faire ça, tu n'as pas le droit ! On retient des larmes prêtes à déborder de nos yeux déjà humides, mais la douleur est si profonde qu'on se laisse quand même aller, oh pas de beaucoup par respect pour ce lieu où tout n'est que murmures à peine prononcés, car l'on sait qu'il n'y a qu'en pleurant que l'on arrivera à évacuer cette immense tristesse. Alors on pleure doucement, tout en posant ses mains sur celles bien croisées de celui qui bientôt ne sera qu'un souvenir.

Qu'y avait t-il de pudique à se retrouver seul devant son assiette ou dans son lit, voguant parmi les flots de nos ambitions perdues et de rêves illusoires, ressassant les merveilleuses années passées ensemble, instants magiques qui ne se reproduiront plus jamais ? On reste là, anéanti, et le cœur vous serre si fort que vous ne savez si vous pourrez un jour surmonter cette terrible épreuve. Et puis les larmes que vous avez retenues jusqu'à présent parce que vous avez fait preuve d'une étonnante pudeur jaillissent et ruissellent sur vos joues autrefois tendrement embrassées, vous vous mettez à sangloter, longtemps, très longtemps, et soudain une rage intérieure vous mord et vous déchire, parce que vous savez que vous ne pouvez rien y faire. Le temps continue sa route, prend ce qu'il veut sans jamais nous demander la permission, laissant derrière lui souffrances et chagrins. Il se fout de nos amours, de nos amitiés, de nos parents ou de nos enfants. Il avance, coûte que coûte. Il offre la joie de la naissance d'un enfant, d'un amour absolu, d'amitiés sincères, et les années passent, l'une après l'autre. Ce que le temps nous a offert avec largesse reprend ses cadeaux sans aucune compassion, ceux que nous aimons vieillissent ou tombent malades, puis disparaissent chacun leur tour. Le temps n'a qu'une amie, elle arpente le monde avec sa grande faux. C'en est presque choquant cette façon complaisante qu'ont ces deux alliés guettant le moment opportun pour emporter dans leur linceul ceux que nous chérissons de toute notre âme. Certains appellent ça destin, d'autres fatalité, mais le résultat est le même : jamais nous ne reverrons leur doux visage, admirerons leur franc sourire, ou réchaufferons notre cœur par leur seule présence, sachant qu'ils sont là, tout simplement, près de nous.
C'est la dure réalité de l'existence se disait grand-père dans son fauteuil, l'épée de Damoclès est toujours au-dessus de nos têtes, et il nous faut bien l'accepter, que l'on veuille ou non. Nous ne sommes que le rappel vivant de cette grande infortune. En fin de compte tout n'est que vanité, tout n'est que chimères, et il ne reste que le néant.
Il se leva péniblement, alla ouvrir la porte d'entrée pour guetter la venue de son petit-fils, quand soudain une violente douleur lui écrasa la poitrine. Il porta les mains à son cœur en faisant une horrible grimace, tenta d'agripper le chambranle, et s'effondra sur le parquet.





Quand Brian se réveilla, il se demanda où il pouvait bien être. Il tâta la bosse qu'il avait au front en s'extirpant du fourré de fougères tout en regardant autour de lui, les jambes chancelantes, et fut fort étonné de voir que son vélo n'était plus là. La forêt elle-même semblait avoir changé. Il se souvint de la pierre, de son cri éperdu durant son vol plané, du bouquet de ronces où il était tombé, de l'arbre qui l'avait assommé. L'arbre était toujours là, mais point de ronces ni de pierre, et encore moins de bicyclette. Il fit quelques pas sur le chemin, encore quelque peu étourdi, et observa les alentours. Un silence de mort régnait dans la forêt. Il n'y avait plus de chants d'oiseaux, ni de senteurs agréables dégagées par la verdure. C'était comme si elle retenait son souffle, attendant de voir ce que le petit garçon allait faire. Même le vent ne disait plus rien, alors que d'ordinaire il avait tant de choses à raconter. Alors Brian fit ce que tous les petits garçons de son âge font lorsqu'ils sont perdus dans une forêt qu'ils ne connaissent pas, il se mit à pleurer. De longs sanglots déchirants que seuls peuvent avoir ceux qui éprouvent une tristesse infinie. Il en était à son douzième reniflement quand une voix se fit entendre.
- Pourquoi pleures-tu mon jeune ami ?
Il sursauta comme un écureuil surpris en plein festin de succulentes noisettes, et demanda d'une voix timide où perçait un soupçon d'inquiétude :
- Qui est là ? Montrez-vous s'il vous plait. Je suis perdu.
Et la voix de répondre :
- Je suis ici, devant toi. Ne me vois donc tu pas ?
Mais il n'y avait que cet arbre immense devant lui, celui sur lequel il s'était cogné, et jusqu'à preuve du contraire les arbres ne parlaient jamais. Seulement... seulement celui-là avait des yeux, des yeux grands ouverts qui l'observaient, et une bouche qui parlait. Brian en resta stupéfait. Après quelques secondes interminables, il réussit enfin à déclarer, reprenant l'expression favorite de son ami Benjamin, celle qui le faisait se tordre de rire à chaque fois qu'il la prononçait :
- Nom d'un brocoli poilu ! Tu parles ? Tu parles et tu me vois ?
- Bien sûr répondit l'arbre, comme si c'était la chose la plus banale qui existe ici-bas. Tout le monde ici te vois.
Brian tourna lentement la tête et faillit tomber à la renverse. Tous les arbres avaient les yeux rivés sur lui, jusqu'au moindre petit conifère. D'ailleurs un chêne haut comme trois pommes se mit à crier en agitant ses branches : "C'est lui le petit garçon qui doit nous sauver, voui voui voui, c'est lui, je suis sûr que c'est lui".
- Arrête de t'agiter comme ça le somma le grand chêne. Tu vas perdre toutes tes feuilles. Il nous faut être certain avant de dire que c'est lui. Nous devons observer dans le moindre détail ce que dit le Grand Livre. Il doit d'abord trouver l'énigme.
- L'énigme ? questionna Brian. Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Et d'abord, où suis-je ? C'est quoi ce Grand Livre ? Je suis en train de rêver, c'est ça n'est-ce pas? Je suis tombé sur la tête et je rêve. Punaise, allez-vous me répondre à la fin ?
- Holà mon garçon, que de questions ! Non tu n'es pas en train de rêver. Tu es au Pays des Chimères, là où tout existe sans exister. Nous avons un ennemi, que tu connais également, même si tu ne comprends pas exactement ce qu'il est. Il s'appelle le Temps. Il détruit tout sur son passage. Je sais que tu lis beaucoup, des histoires qui te passionnent. Ici, tu n'es pas dans ton monde, ni dans un de tes livres. Ce n'est pas une histoire rocambolesque ni un conte des mille et une nuits. Mais il y a une chose que tu dois faire, maintenant, dans notre monde, c'est nous sauver. Parce que le Temps continue d'avancer, et un jour ou l'autre chaque arbre de cette forêt mourra, comme meure toute créature qui existe sur terre.
- Je ne comprends rien à ce que vous racontez ! Je veux rentrer chez moi ! Tout de suite !
- Tu ne peux pas mon jeune ami. Tant que tu n'auras pas réussi ta mission, jamais tu ne pourras rentrer chez toi. Ne voudrais-tu donc pas sauver ton grand-père ?
- Grand-père ? Mais qu'est-ce qu'il a ? Que lui est-il arrivé ?
- Regarde ! Regarde dans cette flaque d'eau !
Brian se pencha sur une minuscule flaque apparue par enchantement. Dans ce miroir improvisé, il vit son Grand-père se lever de son fauteuil, ouvrir la porte d'entrée, porter les mains à son cœur et s'écrouler sur le parquet.
- Grand-père hurla t-il ! Nooon !
- Voilà ce que fait le Temps chuchota le grand chêne d'un air désolé. Il veut reprendre la vie qu'il a donnée. Mais il y a un moyen pour changer le cours des choses. Tu peux sauver ton Grand-père, il suffit que tu le veuilles, vraiment. Ton papa t'a souvent dit que pour réussir, il fallait de la volonté et du courage, la clé qui ouvre bien des portes. Alors va sur les chemins, et trouve ce Temps qui laisse tant de misères et de souffrances derrière lui. Il faut que tu l'arrêtes, pas de beaucoup, juste une seconde, une toute petite seconde avant que ton Grand-père ne s'écroule. Il n'est pas encore mort, il a juste eu un malaise. Seulement si personne ne vient le secourir, il n'en a plus pour longtemps. Si tu réussis, il aura encore de longues et belles années devant lui. Et tu nous sauveras également.
- Mais qu'est-ce que je dois faire ? Je n'ai que dix ans. Je suis beaucoup trop petit.
- L'âge n'a rien à voir avec ça, au contraire. Tu es très jeune et si tout va bien, tu vivras longtemps, tu auras des enfants, tu les verras grandir. Personne ne sait ce qu'il nous réserve, mais le Temps passe, et au fil des jours il construit le monde, lui aussi.
- Ça a quelque chose à voir avec les mathématiques ? demanda Brian soudain anxieux.
- Non non mon jeune ami répondit le grand chêne en riant. Quoique l'on peut comparer le Temps à un jeu de cartes, le même que celui de ton ami Benjamin quand il fait ses tours de magie. Cinquante deux cartes pour les cinquante deux semaines, les quatre suites pour les quatre saisons, et si l'on additionne le nombre de symboles sur toutes les cartes, on arrive à 365, soit le nombre de jours dans une année.
- Waouh ! Vous en savez des choses !
- J'ai 492 ans. Alors, tu penses bien que depuis toutes ces années, j'en ai appris pas mal, oui. Maintenant, il faut que tu trouves la solution à cette énigme, afin que nous soyons sûr que c'est toi la personne choisie par le Grand Livre.
- Allez-y, je suis prêt. Je veux sauver Grand-père et je tuerai le Temps.
- Ne sois pas si arrogant mon petit. L'arrogance précède toujours la ruine. Personne ne peux tuer le Temps. Bien. Voici donc cette énigme : Qu'est-ce qui se lève sans jamais tomber et qu'est-ce qui tombe sans jamais se lever ?
Brian fronça les sourcils, en réfléchissant de toutes ses forces. Tic-tac tic-tac faisait le chêne haut comme trois pommes, tandis que les secondes s'écoulaient.
- J'ai trouvé hurla Brian. C'est le jour et la nuit. Le jour se lève et la nuit tombe. C'est comme ça qu'on dit ! C'est ça la réponse n'est-ce pas ?
- Bravo Brian, c'est effectivement ça. Nous sommes fiers de toi. Va maintenant, cours à la recherche du Temps et arrête-le. Nous sommes de tout cœur avec toi.
- Cours Brian, cours ! s'exclamèrent tous les arbres en agitant leurs branches. Le petit chêne était si exalté qu'il en perdit quand même la plupart de ses feuilles et se retrouva presque nu. Si cela avait été possible, il en aurait été rouge de confusion.
Et Brian couru à la recherche de ce Temps capable de briser les cœurs sans la moindre émotion.
Lorsque qu'il fut déjà loin sur le sentier, il se retourna une dernière fois et agita les mains pour saluer ses nouveaux amis.
- Tu crois qu'il réussira demanda un châtaignier à son plus proche voisin ?
- Je ne sais pas, mais ce petit bonhomme est capable de bien des choses, je l'ai vu tout de suite.
- N'empêche, arrêter le Temps, ce n'est pas une mince affaire.
- Tais toi voyons, oiseau de mauvais augure ! Il faut qu'il réussisse, sinon nous sommes perdus.





Brian courait, courait à n'en plus finir, sans trop savoir ce qu'il cherchait exactement. A chaque foulée, les arbres bordant les chemins l'encourageaient avec de hauts cris. Les acclamations étaient si fortes que c'était comme si le tonnerre grondait dans le ciel. "Vas-y Brian, vas-y", entendait-on de partout à la fois. Les poumons en feu et la tête prête d'exploser, le petit garçon avait l'air de voler au-dessus du sol. A bout de forces, il fallut bien qu'il s'arrête pour reprendre sa respiration. Il était maintenant à la lisière de la forêt, et devant lui s'étendait une grande prairie, pleine de fleurs multicolores qui elles aussi l'encourageaient.
- Je ne peux pas, s'exclama t-il les mains sur ses genoux en soufflant comme un phoque, je ne peux pas continuer de courir aussi vite. Je ne sais même pas ce que je cherche.
- Le Temps mon garçon, tu cherches le Temps. Tu le verras, il est si grand !
- Alors s'il est certain que je vais le rencontrer, pourquoi dois-je courir ?
Devant cette évidence fondamentale, les fleurs en restèrent toutes perplexes. Personne n'avait pensé à ça, pas même le grand chêne avec ses années d'expérience. Elles se concertèrent quelques minutes et se dirent que oui, il n'y avait nul besoin de courir comme un fou pour rattraper le Temps.
- Tu fais preuve d'une sagesse exemplaire pour un garçon de ton âge, c'est vraiment remarquable. Marche puisque tu en as envie, marche mais ne t'arrête pas. Il y va de notre vie à tous, et à celle de ton grand-père. Ne l'oublie jamais répondit une grosse marguerite qui se balançait doucement au gré du vent.
Et Brian reprit sa marche, sans se douter un seul instant des dangers qu'il rencontrerait sur sa route.

Il était maintenant à quelques kilomètres de la forêt où, pour la première fois de sa vie, il avait rencontré des arbres qui pouvaient voir et parler. Mais les enfants sont ainsi, rien ne les surprend, surtout quand on a pour lecture des œuvres aussi passionnantes que celles d'Harry Potter dans son école de sorcellerie, en proie aux machinations perverses de l'infâme Voldemort, ou les aventures extraordinaires du facétieux Tom Sawyer et de son copain Huckleberry Finn. Même une bûche pouvait se mettre à parler et en faire voir de toutes les couleurs à son nouveau papa, comme dans Pinocchio transformé en marionnette. Alors des arbres... pff... pourquoi pas après tout ? N'était-on pas dans le Pays des Chimères, là où tout existe sans exister ?
Il s'engagea dans une autre forêt, sentant au plus profond de lui-même qu'il était dans la bonne direction. La faim et la soif le tenaillait, et la fatigue se faisait sérieusement sentir. Mais il devait continuer, parce que le Temps ne s'arrêtait jamais, laissant derrière lui les secondes, l'une après l'autre, puis les minutes, les heures, et même les années, jusqu'à ce qu'elles forment des siècles. C'en était étourdissant cette valse infinie qui avançait sans cesse, sans jamais se reposer.
Cette forêt avait l'air beaucoup moins hospitalière que la précédente. Aucun arbre n'ouvrait de grands yeux pour regarder ce petit garçon qui allait Dieu sait où, aucun tronc n'ouvrait la bouche pour l'encourager dans sa quête. Ici, la végétation était grise, les feuilles semblaient mortes. De nombreux fourrés de ronces s'étalaient un peu partout. Il y avait une odeur persistante de bois et d'humus en décomposition. Exténué, Brian s'approcha d'un arbre abattu presque pourri et se coucha à côté, espérant trouver le sommeil.
- Dors petit garçon, murmura le tronc dans un souffle, dors et reprend ta route.
Brian, que rien ne pouvait plus surprendre, demanda dans un demi-sommeil pourquoi cette forêt semblait si morte.
- C'est le Temps, répondit le tronc, il est déjà passé par ici. Il détruit tout sur son passage et ne laisse derrière lui que des souvenirs. D'ici peu je vais mourir, j'ai fais mon temps comme on dit dans ton monde. Comme c'est risible, cette expression, quand on y réfléchit. Le futur devient présent, puis le présent devient passé. N'est-ce pas là une chose immuable ? Rien n'est permanent, tout disparait, un jour où l'autre.
Brian ne comprit pas très bien ce que le tronc voulait dire par "immuable", mais se promit d'en parler le plus tôt possible à son ami Benjamin et à son grand-père s'il arrivait (oh mon Dieu, aidez-moi s'il vous plait) à interrompre la marche du Temps d'une seule petite seconde.
Il posa une main sur le tronc, le caressa pour l'aider à passer de l'Autre Côté, et s'endormit d'un sommeil sans rêves.
Ce qui le réveilla, ce fut la sensation qu'il n'était plus tout seul dans cette forêt de désolation. Il entendit un craquement sec, comme si quelqu'un de très lourd marchait sur une branche. Il retint son souffle, leva légèrement la tête pour observer les alentours, mais n'aperçut que des arbres à perte de vue, de cette teinte couleur de cendres. Il se recroquevilla du mieux possible contre le tronc pourri. Des cloportes sortirent de dessous l'écorce et se promenèrent sur ses jambes. Il faillit hurler en les chassant d'une main fébrile. Il écouta, les oreilles aussi tendues que la corde d'un arc, mais aucun autre son ne lui parvint. La chose (la monstrueuse chose aux bras velus qui se cachait d'ordinaire sous son lit se dit-il en claquant des dents) devait le guetter, attendant le moment opportun pour fondre sur sa proie. Au bout d'une éternité, une autre branche craqua, et il se mit à trembler de tous ses membres. Il la voyait tendre l'oreille, essayant de repérer d'où venait ces cliquetis d'os qui s'entrechoquent et de dents qui claquent. Il la voyait humer l'air de ses grosses narines, puis se diriger vers lui en tendant ses pattes griffues, sa langue se pourléchant les babines, déjà prête à dévorer ce succulent petit garçon. Tout ça, il le voyait dans son esprit. La chose avait faim, et un délicieux repas l'attendait, caché derrière un tronc. Alors Brian, face à toutes ces images épouvantables, se dressa comme un diable hors de sa boîte et couru à perdre haleine, en hurlant que la chose le poursuivait. Il sentait le souffle de cette horrible créature dans son cou, lui agripper l'épaule et la déchirer comme une vulgaire feuille de papier. Dans sa fuite éperdue, son pied s'enfonça dans un trou, et il s'étala de tout son long dans une bouillasse informe. Il se retourna, couvert de boue, essayant frénétiquement de retirer son pied. Il l'en extirpa avec dans la voix ce qui ressemblait à un gargouillis, en proie à une terreur sans nom. Sa chaussure resta dans le trou boueux. La chose était devant lui, dressée de toute sa hauteur, ses pattes démesurées tendues pour l'attraper. Il hurla à n'en plus finir, hurla à en avoir mal à la gorge pendant des jours. Ce n'était pas la créature penchée sur son petit corps, mais un vieil arbre qui, devant tant de vacarme, s'était réveillé. L'arbre ouvrit à peine les yeux, pour les refermer aussitôt. Brian extirpa sa chaussure, l'essuya brièvement dans l'herbe, et reprit sa course folle. Quand il fut certain que la chose ne le poursuivait pas, il s'arrêta enfin, le cœur prêt d'exploser.
La nuit tombait, chargée de frayeurs et de terribles angoisses, mais ce fut plus fort que lui, il s'écroula et s'endormit.

Il se réveilla à l'aube, et, dans ce lieu où toute vie avait l'air d'avoir disparu, il pleuvait. Alors que le jour se levait, il se trouva vraiment idiot d'avoir cru qu'une créature immonde le poursuivait la veille. Il se lava rapidement la figure sous cette pluie fine. Son estomac gargouilla car il avait vraiment très faim. Il s'approcha d'un arbuste qui tendait ses branches pour lui offrir quelques baies toutes ratatinées. Il en gouta une, trouva cela très bon, enfouit toute une poignée dans sa bouche et mastiqua longuement. Punaise ! Que c'était agréable! Il ne se priva pas pour en faire la remarque, la bouche dégoulinante de jus noirâtre. L'arbuste, qui était lui aussi sur le point de passer de vie à trépas, remercia Brian de sa gentillesse et ferma les yeux, pour toujours.
Maintenant qu'il avait repris des forces, il se remit en chemin, dans le fouillis inextricable de ronces qui griffaient ses jambes. Heureusement, il trouva un sentier, et même un petit ruisseau presque à sec pour étancher sa soif. Il marcha encore longtemps, quand une violente douleur lui tordit le ventre. "C'est à cause des baies se plaigna t-il, courbé en deux en se tenant l'estomac, ou bien c'est l'eau, elle était empoisonnée". Il rota d'un gros rôt bien gras et vomit sur le sol, secoué par des spasmes qui lui brulaient la gorge. A la seule vue de ce dégueulis tout noir et tout gluant qui sortait de sa bouche et se répandait dans la poussière, son estomac se noua encore plus fort, un long jet brulant remonta encore une fois et s'échappa de ses lèvres. Puis se furent ses intestins qui se contractèrent, et il eut juste le temps de s'accroupir tout en descendant fébrilement son short. La sensation de se vider complètement fut si répugnante qu'il en poussa un petit cri de révolte. Une fois terminé, les yeux brulants de fièvre, il chercha ce qu'il fallait quand on avait terminé ce genre de besogne dégoutante mais indispensable si l'on ne veut pas exploser, en marchant comme un canard, son short sur les chevilles. Il ramassa quelques grandes feuilles et s'en servit suivant l'usage, la mine dégoutée. Une fois terminé, il se rajusta, mais sa tête lui tournait toujours, un marteau pilon lui martelait le crâne, et fut pris de vertige. Il fit quelques pas en titubant comme un poivrot, et, pour la deuxième fois en seulement deux jours, s'évanouit sur le sol rocailleux.
Les pierres l'accueillirent avec toute la dureté dont elles étaient capables.

Deux heures se passèrent avant qu'il n'ouvrit les yeux. Il avait mal partout, comme si quelqu'un l'avait roué de coups. Mais il n'avait plus mal à la tête, et son estomac s'était calmé. C'était déjà ça ! Il se remit debout et pensa à Benjamin. Pas à ses parents ou à son grand-père étalé sur le parquet de son salon, mais à son jeune ami qui l'initiait souvent aux travaux de sa ferme. Le fumier qu'ils ramassaient à mains nues n'était rien à côté de ce qui était sorti de ses entrailles. Le fumier c'était... (il réfléchit l'espace d'un instant) du pipi de chat. Comme il aurait de choses à lui raconter ! Soudain il se sentit très triste que son ami ne soit pas avec lui, il lui manquait tellement ! Il en avait les larmes aux yeux, prêt à renoncer à cette folie, quand il entendit distinctement une voix dans sa tête. C'était Benjamin qui lui parlait, il en était sûr et certain. "Vas-y Brian, tu peux le faire. Tu peux trouver le Temps et sauver ton grand-père". Il écouta encore, mais la voix s'était tue. Ragaillardi par ce qu'il venait d'entendre, il reprit sa route vers ce Temps mystérieux qui, tout en continuant sa marche éternelle, faisait de lui un petit garçon courageux et plein d'assurance. Le Temps forgeait son caractère et sa personnalité. Ce que Brian ne savait pas encore, c'est qu'après toutes ces péripéties, il n'aurait jamais plus besoin d'une veilleuse Bob L'éponge pour le tranquilliser quand la nuit est profonde, que jamais plus il ne redouterait de se lever pour aller aux toilettes, de peur qu'un bras velu ne sorte de sous son lit et attrape ses chevilles. Pour lui, l'âge des frayeurs enfantines étaient terminées, grâce à ce Temps qui passe et lui faisait vivre une fabuleuse aventure.

Il continua donc sa route et marcha encore très longtemps, avec dans la tête la pensée que son meilleur ami l'accompagnait dans son périple. C'est ainsi qu'il arriva à l'entrée d'un village, aussi mort que la forêt qu'il avait quittée quelques heures auparavant. A sa droite, un immense panneau mangé par la rouille proclamait les vertus du Coca-cola. Une jeune fille en bikini tenait une bouteille dans sa main. "En boire est une bé..." pouvait-on lire en bas du panneau. Il essaya de trouver la suite, effacée par la rouille. "Une bénédiction, c'est ça Mademoiselle ? demanda t-il à la jeune fille qui lui souriait. La jeune demoiselle ne daigna pas lui répondre, trop occupée à sourire niaisement à celui qui la regardait. "Bon ben c'est pas tout ça, j'ai des choses à faire moi. Au revoir Mademoiselle, heureux de vous avoir rencontré".
Il la salua en soulevant un chapeau imaginaire et s'engagea sur la route principale. Le long des trottoirs, des automobiles aussi rouillées que le panneau étaient affalées sur leurs pneus dégonflés, les vitres cassées. Les maisons étaient en ruine, leurs murs effondrés en de gigantesques tas de pierres et de béton. De grosses boules d'herbe sèche roulaient au gré du vent. Cela le fit penser à ces tumbleweeds qu'il avait vu dans un western. Tout n'était que désolation ici. Il se mit à courir pour traverser ce village triste et sans vie, une angoisse monstrueuse lui étreignant la poitrine. Les doigts crochus de la peur lui serrèrent le cœur comme dans un étau. Il était presque arrivé au bout quand il aperçut une vieille femme appuyée sur une canne qui se tenait au milieu de la route. Il s'arrêta tous freins dehors et la regarda en penchant la tête, signe d'une intense réflexion : se sauver ou rester ? Il décida de rester. Elle avait l'air d'avoir mille ans, la peau aussi parcheminée qu'une momie.
- N'aie pas peur mon petit. Approche voyons, viens jusqu'ici. Il faut que je te dise quelque chose.
Brian s'approcha lentement, prêt à déguerpir si jamais il sentait le moindre danger. Quand il fut assez prêt, la femme lui dit d'une voix rocailleuse :
- Ce que tu vois ici n'est que la représentation de ce que le Temps fait, jour après jour. Il laisse derrière lui le passé, ce qui peut te paraitre d'une évidence absolue. Tout n'est que vanité, tout n'est que chimères, il ne reste que le néant. C'est ton grand-père qui le dit, et il a bien raison. Comprends-tu ce que je veux dire ?
Brian comprenait très bien, on le lui avait assez expliqué depuis qu'il s'était réveillé de sa chute de vélo, même s'il n'en saisissait pas toutes les subtilités. C'était tellement... immatériel cette conception du temps qui passe, aussi inconsistante que le vent qui lui ébouriffait les cheveux. Comme il était quelqu'un de très poli, il répondit que oui Madame, j'ai très bien compris.
- Toutes ces maisons effondrées et ces voitures rouillées, elles ne sont là que pour te montrer que rien n'existe pour toujours. Ce qui "est" devient "était", ton livre d'Histoire regorge de faits qui se sont produits autrefois. Vois-tu mieux ce que j'essaie de te faire comprendre ?
- Oui Madame, c'est très clair maintenant. (Ce n'était pas si clair que ça dans sa tête, mais à dix ans nul n'est besoin d'étudier un concept aussi compliqué que celui du temps qui passe).
- Alors va mon garçon, tu n'es plus très loin maintenant. Sauve ton grand-père, il n'y a que toi qui le peut. Le chemin importe peu, c'est la volonté d'y arriver qui compte. Tu es un petit garçon courageux, il suffisait simplement de te le faire comprendre. Va je te dis, va, rejoins le Temps avant qu'il ne s'échappe.
Et la veille femme disparut dans une brume évanescente, tout comme le village. Il n'y avait plus que lui dans une immensité désertique, dans ce Pays des Chimères où tout existe sans exister. Il reprit sa marche vers l'inconnu, comme la vieille femme le lui avait dit. Ses jambes lui faisaient énormément souffrir, mais il ne s'arrêtait pas, conscient de l'importance de sa tâche. Ça faisait longtemps qu'il était parti, et son grand-père ne pourrait pas survivre s'il ne faisait rien. A bout de force, il s'assit à même le sol, pour récupérer. Il s'allongea sur le dos et explora le ciel, à la recherche de nuages en forme d'animaux. Bercé par leurs allées et venues incessantes, il finit par s'endormir. Ses rêves furent terribles, remplis de créatures qui le pourchassaient, d'arbres à l'agonie qui le sommaient de se lever, de vieilles femmes édentées qui lui ordonnaient de marcher sans s'arrêter, jusqu'à épuisement. Il rêva même de mathématiques, de problèmes de robinets qui coulaient sans cesse uniquement pour l'embêter, de gigantesques angles obtus qui le narguaient, d'horloges qui tournaient, tournaient, tournaient, encore et encore, suivant des fuseaux horaires qui changeaient constamment. Sa nouvelle institutrice, la bouche collée à son oreille, lui hurlait "Combien ça fait Brian, combien ça fait, dis-le moi, combien ça fait six kilos de cerises quand on connait le prix de quinze. La règle de trois, fais moi cette foutue règle de trois, c'est pourtant simple non ?".
Il se réveilla en sueur, se demandant où il était. L'institutrice continuait d'hurler dans sa tête, mais il n'y avait pas d'institutrice, il était seul au milieu de tout ce désert.
- Je n'y arriverai jamais, c'est impossible pensa t-il amèrement. C'est beaucoup trop dur.
Cette pensée venait à peine de quitter son esprit qu'il entendit un vrombissement énorme dans le lointain. Il mit une main au-dessus de ses yeux pour apercevoir ce qui faisait un tel raffut, et ce qu'il vit le cloua sur place. Une chose monumentale venait vers lui, une chose ronde comme une meule de meunier, roulant sur la tranche. Au fur et à mesure de son approche, Brian pouvait se rendre compte des dimensions de cette meule, terrifiante de gigantisme. L'ombre qu'elle projetait sur le sol n'en finissait plus.
- C'est le Temps se dit Brian, éberlué de l'avoir enfin découvert. C'est celui qui écrase tout sur son passage, celui qui avance sans jamais s'arrêter. Il... il va m'écraser moi aussi.
Il se leva et couru comme jamais il n'avait couru jusqu'à présent. Ses petites jambes montaient et descendaient comme des pistons, mais le Temps avançait vite, bien trop vite. Le bruit était si assourdissant qu'il avait l'impression que les cloches d'une église résonnaient dans son crâne. Le sol tremblait, se fendillait en de longues zébrures. Il était maintenant juste derrière lui, projetant son ombre sur Brian. Le garçon se jeta de côté au moment même où la colossale meule passait, manquant de peu l'engloutir. Une seconde plus tard, il aurait été écrasé par cette monstrueuse pierre. Le nez presque collé contre elle, tremblant comme une feuille, Brian regarda ce grand voleur de vies. Sur le flanc de la meule, les aiguilles d'une énorme horloge affichaient les secondes et les minutes incrustées dans la pierre, tout ce qu'il laisse derrière lui depuis la création du monde.
Et le Temps, continuant sans répit sa course folle vers un avenir inconnu, disparut dans le lointain.
- Je n'ai pas réussi à l'arrêter sanglota Brian, je ne pouvais pas. Il est bien trop grand. Mon papy va mourir, à cause de moi. C'est de ma faute, je n'ai rien pu faire...
Les larmes se déversaient sur ses joues, un torrent de larmes de déception, de chagrin et de rage face à son impuissance pour arrêter le Temps qui passe, ne serait-ce que d'une seule petite seconde, pour sauver son grand-père.
Il resta longtemps assis sur le sol, pleurant et délirant tout à la fois, désespéré et malheureux de n'avoir pas réussi sa mission.





La mort dans l'âme, il s'en retourna vers la forêt où il avait rencontré le grand chêne. Durant son long voyage, il ne rencontra sur sa route que des arbres morts et de la végétation à l'agonie. Le Temps avait fait son œuvre destructrice, il était passé et avait fait mourir chaque élément de ce qui constitue la vie, comme disparaissent tout ce qui est formé de chair et de sang.
C'est ainsi que Brian se retrouva au pied du grand-chêne. Celui-ci avait les yeux presque fermés et sa bouche pouvait à peine parler.
- C'est trop tard mon jeune ami, je meure moi aussi. Ce n'est pas de ta faute, mais les choses sont ainsi faites, rien n'est éternel.
Brian fut prit d'une rage incontrôlable, hurla en tapant de ses poings sur le tronc.
- Non, tu n'as pas le droit de mourir, tu n'as pas le droit. Je n'ai pas fait tout ça pour rien. Je veux que tu vives. Je veux que mon grand-père vive. Il le faut !
Alors, devant tant de colère et d'injustice exprimées, face à ce petit garçon courageux et téméraire, malgré sa marche implacable vers l'avenir, le Temps daigna revenir en arrière et retira une toute petite seconde, juste avant que Grand-père ne sente une douleur dans sa poitrine. Il y eut une vibration dans l'air, le sol trembla et chaque horloge, chaque pendule, chaque montre de par le vaste monde hésitèrent un instant, puis reprirent leur course effrénée.
Le grand chêne sentit en lui une montée de sève comme jamais il ne l'avait connue, même quand il était un tout petit arbrisseau, tandis que le printemps faisait éclore les fleurs et danser les papillons, il y avait de ça des siècles.
Les arbres ouvrirent leurs yeux bien grands, le petit chêne haut comme trois pommes s'ébroua en admirant les nouvelles feuilles luisantes qui venaient d'apparaître sur ses branches, et tout ce beau petit monde témoignèrent leur reconnaissance à Brian en chantant allègrement. Brian n'en pouvait plus de bonheur et de joie. Il enlaça le grand chêne et l'embrassa affectueusement.
- Tu as réussi mon jeune ami, lui dit l'arbre majestueux. Grâce à ton courage et à ta volonté, le Temps a bien voulu s'arrêter. Merci, merci mille fois. Tu nous as sauvé. Va maintenant, rejoins ton grand-père, il est sain et sauf.
Une singulière opération s'effectua, les arbres perdirent leurs yeux et leurs bouches, et il ne resta plus qu'une simple forêt, respirant la nature et le bonheur de l'admirer.
Le Pays des Chimères, celui qui existe sans exister, avait disparu.

La bicyclette de Brian reposait tranquillement sur le talus. Elle n'était nullement amochée par sa rencontre avec la pierre. D'ailleurs, il n'y avait plus de pierre au milieu du chemin. Brian l'enfourcha et pédala aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient jusque chez son grand-père. Celui-ci l'attendait avec impatience sur le pas de sa porte, un grand sourire sur les lèvres.
- Et bien fiston, tu as fait vite. A peine dix minutes, pas mal pour un jeune freluquet !
- Quoi ? Dix minutes ? Mais... mais...
- Il n'y a pas de "mais" qui tiennent ! Mon Dieu, que tu es sale ! Et tu as une bosse sur le front. Tu es tombé ?
Brian, tout à sa joie de retrouver son grand-père si alerte, n'eut jamais l'occasion d'expliquer son aventure. Même pas à son ami Benjamin, parce que, dès qu'il avait quitté la forêt, ce qu'il avait vécu était devenu flou dans sa mémoire, comme quelque chose que l'on veut se rappeler sans arriver à mettre le doigt dessus.
Dès qu'il rentra chez lui, il retira sa veilleuse Bob l'éponge, sans en comprendre la raison. Il n'en avait plus besoin désormais. Sur son visage, il n'y avait plus cette candeur propre à tous les enfants de son âge. Le temps de l'innocence était révolu. Son aventure l'avait muri, même s'il n'avait que dix ans.





Les années passèrent. Papy était bien parti pour vivre jusqu'à la fin de l'éternité, et même au-delà, vu son ardeur. Souvent Brian, en compagnie de Benjamin, se promenait dans la forêt toute proche. Ils s'asseyaient au pied du grand chêne et ne disaient rien, appréciant chacun à leur manière le silence et la beauté des lieux. Brian communiait avec les arbres, en se demandant pourquoi il s'en sentait si proche.
Le soir, lorsque la maison était endormie, il s'asseyait dans un fauteuil et écoutait le doux tic-tac de la grande horloge. "J'écoute le temps qui passe" se disait-il, sans comprendre pourquoi il aimait tant ça.
Le jour de ses seize ans, il eut le prix d'excellence en mathématiques. Cette science si compliquée n'était plus un grand mystère.
Grâce à sa fabuleuse aventure au Pays des Chimères, une sorte de voyage initiatique pour vaincre ses propres démons, il avait trouvé cette clé qui ouvrait bien des portes, avec du courage et de la volonté.
Les seules qualités dont on a besoin pour réussir dans la vie.
C'est son père qui le lui avait dit quand il était petit garçon.
Et papa avait souvent raison.
Pas toujours, mais souvent.

Si vous ne croyez pas à cette histoire, regardez votre montre. Elle a une seconde de retard. C'est le Temps qui l'a gardée pour lui, pour faire plaisir à un petit garçon larmoyant au pied d'un chêne, désespéré de n'avoir su sauver son grand-père.
Des secondes, il en a tellement en réserve.
Alors une de plus ou une de moins...

Auteur : mario vannoye
Photo de l'arbre : Materne Linder
Le 05 février 2010