Sombre avenir, ou le mal effet



Les yeux vitreux et la bouche pâteuse, Josh Cameron enfila cul-sec un cinquième double whisky, s'essuya les lèvres d'un revers de main et rota. Pour la énième fois de la soirée, il se répéta qu'il n'en avait vraiment rien à foutre que le monde ne soit plus qu'un immense cauchemar éveillé.
- T'en dis quoi toi ? Sacré bordel non ? bafouilla t-il vers son chien couché à ses pieds. Mais qu'ils y viennent, qu'ils y viennent ces enfoirés, je suis prêt à les recevoir ! Aussi vrai que je m'appelle Josh Cameron !
Le corniaud leva la tête, tourna sur lui-même en baillant, et se rendormit aussitôt sur la couverture sale qui lui servait de couche.
Qu'est-ce qu'il s'était passé nom d'une pipe pour en arriver là ? Il chercha une réponse dans les méandres de son cerveau embrumé, mais n'en trouva aucune. Tout se mélangeait dans sa tête. Le passé, le présent... D'accord, la clientèle de sa quincaillerie se faisait de plus en rare, parce que les gens hésitaient à venir chez lui à cause de son caractère de cochon. Il toisait trop souvent les clients d'une manière hautaine, d'un regard sombre et agressif, comme si tout à coup il allait se jeter sur eux pour leur casser la figure. Son penchant pour l'alcool n'arrangeait rien, et plus d'une fois il arrivait dans sa boutique déjà légèrement éméché à neuf heures du matin. Les gens en avaient peur, si bien que la célèbre "Quincaillerie Cameron Père et fils depuis 1955" était devenue un magasin triste où la clochette de la porte d'entrée ne tintait qu'en de rares occasions.
De toute façon, il n'y avait plus ni quincaillerie, ni un seul magasin ouvert dans toute la région désormais. Pour ce qu'il en savait, les gens avaient autre chose à faire que de courir les boutiques en ce moment. Sauver sa peau, c'était ça qui comptait, uniquement ça.
Il pensa à sa femme qui s'était barrée il y avait des années de ça, sans laisser d'adresse et enceinte jusqu'aux oreilles, parce qu'elle en avait mare de ses ivresses et de ses coups de gueule. Qu'est-ce qu'elle était devenue, cette pétasse qui l'avait laissé tout seul ? Et son mouflet, c'était quoi ? Une fille ou un garçon ?
- Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Réponds-moi Josh, qu'est-ce que j'en ai à foutre, hein ?
Il se servit un sixième double whisky, porta un toast à lui-même, et vida son verre encore une fois cul-sec. Affalé sur une chaise, il regarda d'un œil morne les planches clouées contre les fenêtres en tripotant la crosse de son fusil, contempla la vaisselle sale qui s'accumulait dans l'évier de la cuisine, les vêtements crasseux empilés pêle-mêle sur un fauteuil miteux, la montagne de choses hétéroclites amoncelées sur la table, et se répéta pour la dixième fois qu'il n'en avait vraiment rien à foutre.
Le chien leva brusquement la tête et se dirigea droit vers la porte d'entrée en gémissant.
- Qu'est-ce qu'y a ? T'as entendu què'que chose ?
Il se leva péniblement, alla jusqu'à la porte d'un pas mal assuré et l'ouvrit à toute volée, son fusil dans les mains.
Il y avait une forme étendue sur le sol à une trentaine de mètres. Le pied emprisonné dans les mâchoires d'acier d'un des nombreux pièges à ours dissimulés dans l'herbe qui s'étendait devant chez lui.
- Putain j'en ai eu un ! Je t'ai eu salopard hurla t'il comme un dément, le fusil braqué vers celui qui gémissait en se tenant la jambe.
Adossé contre le mur, les jambes bien écartées, il ajusta son tir d'une main tremblante.
- Fais tes prières, enfoiré !
Il appuya sur la détente. Par trois fois.
La troisième fut la bonne.
Quand il se rendit compte de son erreur, il dégueula tout le whisky qu'il avait ingurgité.





Comment tout a commencé, quelques jours auparavant.

Monsieur Calgrow essuya ses mains graisseuses dans un torchon puis retourna les quelques brochettes qui grésillaient allègrement sur son barbecue.
- Punaise qu'est-ce qu'il fait chaud, maugréa t-il en épongeant son front.
- Chéri, arrête de rouspéter veux-tu ? Regarde ce que je t'amène dit sa femme en lui tendant une bière. Voilà de quoi te...
Le front de son mari était zébré de larges taches de graisse brunâtre, et elle éclata de rire.
- Quoi ? rétorqua t-il, légèrement énervé. Qui a t-il de si drôle à rester planté devant ce foutu barbecue ?
- Ton front, réussit-elle enfin à exprimer en hoquetant de rire, ton front… on dirait… on dirait un indien sur le chantier de la guerre.
- Un indien ? Je vais t'en donner moi des indiens ! Tu vas voir si j't'attrape !
Il vida son verre d'un trait et s'élança derrière elle, en faisant des "whou-whou-whou" hystériques, son gros ventre ballottant comme une baudruche prête à exploser.
Allan, leur fils de neuf ans, très occupé à dresser la table sous un grand parasol, se joignit aussitôt à eux en hurlant comme un fou, grimpa sur la montagne dégoulinante de transpiration qui servait de dos à son père (il dut s'y reprendre en trois fois avant d'y parvenir tellement ça glissait là-dessus, c'était pire qu'une anguille, une grosse anguille de 126 kilos de chair moite et poisseuse) et décréta que papa était un bison qui pourchassait une squaw dans les hautes plaines du Far-West.
Ils jouèrent aux indiens une dizaine de minutes, mais Monsieur Calgrow, trop épuisé après tant d'efforts et soufflant comme un phoque, fut obligé de s'arrêter. D'après sa respiration anarchique, on aurait dit qu'il pompait tout le Gulf Stream à lui tout seul.
- Mes brochettes ! Punaise mes brochettes ! s'écria t-il tout à coup.
Dans un dernier effort presque surhumain, il s'élança vers le barbecue, mais les brochettes étaient pratiquement carbonisées et bonnes pour la poubelle. Son épouse en apporta une autre assiette, qu'il fit cuire en s'abreuvant de bière fraîche et en riant tous les trois de tout et de rien.

Après le repas et une bonne douche, ils s'installèrent sur la terrasse, tout heureux de voir de gros nuages s'étendre paresseusement au-dessus de leur tête. La température avait enfin baissé de quelques degrés, ce qui était beaucoup plus supportable après la canicule de la journée.
Soudain un vent tiède se leva, soufflant d'abord en petite brise, puis se transformant en grosses bourrasques agitant les arbres comme de vulgaires fétus de paille. Les nuages recouvraient le ciel d'une teinte sombre qui ne présageait rien de bon.
- Ça va faire boum ! prédit le père d'un air grave.
- Boum et re-boum répondit aussitôt son fils.
- Mouais, pour sûr, ça va péter, y a pas de doute !
- Pire qu'une vache qui pisse !
- Tu rigoles fiston ? Un troupeau de vaches tu veux dire. Tout un foutu troupeau qui va pisser en même temps.
- Arrêtez donc de philosopher bêtement tous les deux les sermonna madame Calgrow en observant le ciel, mi-amusée, mi-inquiète. On ferait mieux de rentrer.
A peine eut-elle terminé sa phrase qu'une grosse goutte tomba sur le sol, puis une autre, et encore une autre, jusqu'à ce qu'un véritable rideau de pluie diluvienne s'abatte devant chez eux. Le ciel était maintenant d'un noir d'encre, le vent soufflait en rafales, mugissait dans les arbres en longues plaintes lancinantes, hurlait dans les branches en sifflements déchirants. Un éclair fourchu déchira les nuages en une interminable zébrure et aussitôt le tonnerre éclata avec une force épouvantable. D'autres éclairs jaillirent, si nombreux que l'on se serait crû en plein jour. Les coups de tonnerre emplissaient l'air de colossales déflagrations, puis la grêle remplaça la pluie. Une épaisse couche de grêlons gros comme le pouce recouvrit leur pelouse toute neuve, détruisant les jolis parterres de fleurs qu'ils avaient eu tant de mal à mettre en place. La foudre frappa un arbre qui s'écrasa en une longue plainte douloureuse, tout étonné qu'elle s'en prenne à lui. Il y eut même une boule de feu qui s'en échappa, aussitôt éteinte par le déluge de grêle.
C'était l'apocalypse, la fin du monde, et Allan pleura beaucoup devant cette effroyable force de la nature. Ses parents, aussi effrayés que lui mais essayant de ne pas trop le montrer, s'ingénièrent à le calmer, mais en vain.
Il était bien trop terrorisé.
Vers vingt deux heures, l'orage cessa enfin, remplacé par une pluie fine tombant sans discontinuer. Au loin le tonnerre grondait encore en quelques coups sporadiques à peine audible. Allan finit par s'endormir sur le canapé, le visage hanté par la peur et gémissant faiblement dans son sommeil.

Après l'orage, Monsieur Calgrow voulut téléphoner à sa sœur, mais les lignes étaient coupées, et il n'y avait plus d'électricité. Elle devait se sentir bien seule dans sa grande maison depuis que son mari était décédé. Les médecins avaient diagnostiqué un accident vasculaire cérébral et employé tout un tas de mots savants auxquels personne n'y comprit grand chose, mais le fait était là, il était mort un point c'est tout. C'était un écrivain, et le destin dans sa grande loterie avait voulu qu'il meure juste une semaine avant la parution de son dernier livre, "Jamais je ne vous ai promis un jardin de roses". Des nouvelles d'horreur, rien que ça. Un jour Monsieur Calgrow lui avait demandé pourquoi il écrivait ce genre de choses. Pourquoi pas, lui avait-il répondu, comme si c'était une évidence. Son beau-frère lui avait alors expliqué qu'il travaillait dans l'imaginaire et que c'était pour lui une technique de survie, une sorte de mécanisme d'adaptation pour faire face à des problèmes trop importants par rapport à ce qu'il était capable d'affronter. C'était pour ça qu'il écrivait des histoires, pour essayer d'établir un équilibre avec le monde externe et sa propre personnalité, comme s'il entrait dans un monde parallèle, un monde où se cacher. Alors pourquoi pas des histoires d'horreur ? Monsieur Calgrow n'avait pas très bien saisi toute la subtilité de son explication nébuleuse, mais voilà où ça l'avait mené son travail dans l'imaginaire : il était tombé raide tête la première sur le clavier de son foutu ordinateur, mort d'avoir trop réfléchi par une putain d'hémorragie dans la cervelle. Monsieur Calgrow préférait quant à lui ne pas trop réfléchir plutôt que de choper une de ces saloperies de maladie. C'était sa devise de tous les jours, prendre la vie comme elle vient et ne pas se poser trop de questions.
Jusqu'à présent, ça lui avait plutôt bien réussi.
Sa sœur habitait pas très loin de chez eux, et il avait très envie d'aller voir si tout allait bien. Mais il était déjà tard, et il ne pouvait quand même pas laisser sa famille seule après un tel orage.
- Demain est un autre jour se dit-il, et il sera encore temps de lui rendre visite.
Il se rassit dans son fauteuil et dégusta une autre bière, à la lueur de bougies posées sur la cheminée.





A deux kilomètres de là, dans un lieu qui normalement est destiné au repos éternel, il y eut tout d'abord un léger frémissement sous la terre détrempée. Puis elle se mit à onduler, comme si quelqu'un cherchait son chemin à travers la boue, et soudain une main écorchée en sortit, portant au doigt une jolie chevalière en or, puis tout un bras décharné dressé vers le ciel, un bras osseux où pendait encore quelques morceaux d'étoffe.
La terre continua de se soulever et d'onduler, comme si elle possédait une vie propre, et bientôt d'autres bras surgirent, puis des têtes, et enfin des corps entiers s'extirpant laborieusement de leur dernière demeure, renversant les pierres tombales sous lesquelles logiquement ils auraient dû croupir jusqu'à la fin des temps. Les yeux profondément enfouis dans ce qui leur restait de visage, leurs dents claquaient stupidement dans le vide car ils avaient faim, une faim monstrueuse que rien ni personne ne semblait pouvoir apaiser.
Le cimetière vomissait ses cadavres, une multitude de morts-vivants affamés qui prirent la direction de la maison la plus proche, mus par un inexplicable instinct.
Et la maison la plus proche, c'était celle des Calgrow.

Dans toute cette horde malfaisante et nauséabonde, il y avait la grand-mère de Madame Calgrow, morte de chagrin après une longue existence avec son époux décédé deux ans avant elle, et qui maintenant la suivait péniblement en poussant des grognements sauvages. Il y avait également le petit David Freemantle, qui lui était mort en tombant d'un arbre dans le jardin de ses parents, alors qu'il fêtait son douzième anniversaire. Son corps avait rebondi de branche en branche jusqu'à ce qu'il s'écrase comme un pantin sur le sol dur et rocailleux, sous les yeux horrifiés de ses camarades d'école. Ses parents décidèrent de couper ce maudit arbre sanguinaire, comme si c'était de sa faute, alors qu'ils avaient formellement interdit à leur cher petit garçon de grimper si haut. Il y avait aussi Madame Stonepillow, assassinée par son mari de trente huit coups de couteau, parce qu'il avait découvert que celle-ci fricotait avec un autre homme et qu'il était terriblement jaloux. Maintenant il pourrissait en prison pour vingt longues années, sans circonstance atténuante, ce qui était somme toute aussi bien au vu de ce qui se tramait dans le village de son enfance. Il était au moins en sécurité. Enfin par pour longtemps si l'on considère qu'il n'allait pas tarder à se faire bouffer par ses propres gardiens, devenus eux aussi des morts-vivants après avoir été mordus par les cadavres enterrés dans le cimetière de la prison, il y avait bien longtemps. Des cadavres qui sortaient par dizaines, le plus âgé datant de 1865, et franchement il n'était pas très frais celui-là. Il y avait encore, et ce sera tout pour cette longue énumération car un livre de cinq cent pages ne suffirait pas, ce vieux chnoque de George Weiderman, célibataire endurci qui puait comme une fosse septique, radin jusqu'au bout des ongles et prenant souvent un malin plaisir à emmerder ses voisins parce que leur chien aboyait trop fort à son goût. A croire que Dieu dans son immense miséricorde avait créé ces bestioles uniquement pour faire chier le monde, avec leurs aboiements intempestifs. Lorsqu'il était décédé d'une crise cardiaque par un bel après-midi de septembre, à force de trop hurler à sa fenêtre pour que le chien se taise enfin, ses voisins assistèrent eux aussi à l'enterrement, laissant leur animal pisser sur sa tombe toute fraîche, sous les yeux courroucés du prêtre qui débitait son sermon.

Voilà en gros ce qui composait cette armée de zombies qui se dirigeait lentement vers la maison des Calgrow, avec dans ce qui leur restait de cerveau un unique objectif : manger, manger, et encore manger.





L'électricité était enfin revenue et Monsieur Calgrow regardait les dernières informations sur CNN, sa femme blottie contre lui sur le canapé. La chaîne diffusait son lot journalier de bonnes nouvelles : des guerres, encore des guerres, du chômage, des meurtres, des raz-de-marée, des maladies incurables... que des choses réjouissantes, comme d'habitude. Il avait porté Allan dans son lit, laissant une veilleuse allumée au cas où il se réveillerait. Mais le petit garçon dormait bien tranquillement, la peur ayant enfin quitté son visage angélique. Il était minuit passé, et Monsieur Calgrow bailla à s'en décrocher la mâchoire.
- Une dernière petite bière, et après dodo dit-il à sa femme presque assoupie.
Il était sur le point de se lever quand il entendit une espèce de raclement derrière les volets. Il tendit l'oreille, se demandant ce qui pouvait faire ce bruit incongru à cette heure de la nuit, et les raclements se firent nettement plus fort. On aurait dit que quelqu'un frottait le bois avec ses ongles. Voulant en avoir le cœur net, il alla jusqu'à la porte d'entrée, muni de la batte de base-ball qu'il laissait toujours à côté de la cheminée. On ne sait jamais de nos jours se disait-il, avec tous les malades qui traînent un peu partout sur cette maudite planète, ça peut toujours servir. Surtout depuis qu'il avait vu un film qui s'appelait "ils", une histoire d'ados entrés par effraction dans une maison pour torturer à mort le jeune couple qui y habitait. D'après le film, c'était tiré d'une histoire vraie, alors que Dieu nous garde, même dans ce petit village où jamais rien d'intéressant ne se passait - à part l'autre crétin qui avait assassiné sa femme et qui moisissait en prison - qui pouvait dire que des jeunes ne viendraient pas par ici pour s'amuser un peu, hein ? Qui pouvait certifier ça la main sur le cœur ? Personne à son avis, alors autant prendre ses précautions.
Il avait regardé ce film quand sa femme et son fils étaient déjà couchés, et lorsque le générique de fin défila sur l'écran, il avait dans la bouche un arrière-goût d'écœurement devant toute cette barbarie gratuite. "Putain de merde avait-il alors pensé, y a quand même de sacrés dégénérés qui se baladent sur terre".
Voilà pourquoi, en caleçon et chaussettes, il se dirigea vers la porte, sa batte de base-ball dans une main.
Il ouvrit doucement la porte, engagea sa tête dans l'entrebâillement, mais il n'y voyait rien parce que la lune était cachée derrière les nuages et que ça faisait des lustres qu'il devait installer un luminaire sur le mur extérieur. Toujours remettre à demain ce qu'il pouvait faire le jour même, c'était une autre de ses devises.
Il ouvrit plus largement, posa un pied sur le carrelage encore humide de la terrasse, les yeux grands-ouverts, puis un deuxième, et encore un troisième, fit quelques pas supplémentaires qui l'éloigna davantage de la porte d'entrée. Dans la pénombre qui régnait au-delà de son champ de vision, il aperçut une masse indistincte qui se rapprochait.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? grommela t-il à son épouse derrière lui.
Elle portait une jolie nuisette presque transparente, dévoilant des courbes avantageuses fort appréciables en d'autres circonstances.
Ils entendaient des espèces de grognements, comme ceux d'un chien prêt à sauter sur sa proie. Il brandit la batte à hauteur de sa tête, la tenant bien fermement dans ses poings, prêt à défendre chèrement sa peau et celle de sa famille. Une trouée se forma dans les nuages, et la lune éclaira faiblement ce qui se tenait à quelques mètres d'eux. Les yeux exorbités et la bouche grande ouverte, il en fut saisi d'horreur, sans pouvoir faire un seul geste tellement ce qu'il apercevait était démentiel. C'était trop… choquant. Des dizaines de gens étaient là, certains entièrement nus, se balançant d'un pied sur l'autre, si on pouvait appeler ça des gens tellement ils ressemblaient peu à quelque chose d'humain. Ils... (mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai !) ils tendaient leurs bras et se rapprochaient, avec dans ce qui leur restait de regard la lueur d'un appétit féroce.
Sa femme le tira vivement en arrière en hurlant.
- VIENS, RENTRONS DANS LA MAISON ! VIIIIIITE !
Elle se retourna en empoignant le bras de son mari qui restait bêtement la batte en l'air, tétanisé par ce qu'il voyait. C'était trop pour lui, son cerveau se refusait d'admettre une telle monstruosité, cette marée inhumaine de choses se bousculant sur sa terrasse.
Mais la porte était loin, si loin, beaucoup trop loin, et... et... NON, NON, PAS ÇA, NOOOOON ! certaines de ces choses pénétraient dans le salon.
Monsieur Calgrow sortit enfin de sa torpeur et balança son arme sur la tête d'un zombie qui le prenait à la gorge. Ça fit un "chklong" écœurant, comme quand on écrase une tomate trop mure. Il continua en hurlant de taper comme un forcené, mais ils étaient beaucoup trop nombreux. Des mains squelettiques s'agitaient frénétiquement et les cadavres se jetèrent sur eux en poussant des cris de bêtes sauvages, les renversèrent sur le carrelage et plantèrent leurs dents dans le ventre grassouillet de monsieur Calgrow et dans celui blanc et excitant de son épouse.
La dernière pensée qu'ils eurent avant d'être dévorés tout cru fut pour leur fils, qui déjà hurlait dans sa chambre.





La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre dans le village. C'est le facteur qui découvrit le massacre, et il en dégueula tout son petit déjeuner sur ses chaussures toutes neuves. Les yeux fous, il braillait à qui voulait l'entendre que les macchabées s'étaient relevés de leurs tombes et avaient bouffé la famille Calgrow. Il avait bien failli y passer lui aussi, parce qu'un zombie -le seul resté sur les lieux-, encore penché sur le corps de Madame Calgrow, la bouche dégoulinante de ses entrailles, s'était soudain relevé et dirigé droit sur lui. Putain, il ne l'avait même pas remarqué tellement il était choqué. C'était, à en croire ses dires, le petit David Freemantle, mort à peine un mois plus tôt. Quand ils entendirent ça, Monsieur Freemantle balança son poing en pleine figure du facteur pour avoir osé proférer une telle ânerie et Madame Freemantle éclata en longs sanglots déchirants.
Une voiture se rendit chez les Calgrow pour constater s'il avait dit vrai ou si ce n'était que des élucubrations complètement folles de sa part, comme s'il avait subitement perdu la tête. Les quatre hommes, pourtant de solides gaillards bâtis comme des bucherons, tournèrent de l'œil et vomirent eux aussi leur petit déjeuner en découvrant les carcasses éventrées sur la terrasse de la maison. Totalement hébétés, ils cherchèrent le gamin, et en trouvèrent quelques morceaux éparpillés dans sa chambre.
Il n'en restait vraiment plus grand-chose.

D'autres allèrent au cimetière et il fallut bien se rendre à l'évidence : les tombes étaient vides de leurs occupants.
Face à l'urgence de la situation, le maire convoqua le village dans la salle des fêtes. Dans le brouhaha général, il essaya de se faire entendre, ce qui n'était pas chose facile car tout le monde parlait en même temps.
- Silence hurla t-il. SILENCE S'IL VOUS PLAIT !
Des dizaines d'yeux se braquèrent sur lui.
- Bien. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Mesdames et messieurs, l'heure est grave. Une chose affreuse et... inexplicable s'est produite cette nuit. D'après les explications du facteur, la famille Calgrow a été euh... dévorée par... par... par ceux que nous avions enterrés au cimetière. (Il n'osait pas dire zombie ou mort-vivant tellement ça semblait incroyable). Il nous faut donc nous défendre, si nous ne voulons pas finir comme eux. Je propose donc que nous fassions des tours de garde dans les rues, au cas où ces... choses réapparaissent. Et il nous faut des armes, beaucoup d'armes.
- Mais vous n'allez quand même pas tiré sur mon mari s'horrifia une femme dans l'assistance.
- Qu'est-ce que ça peut foutre, il est déjà mort non, rétorqua quelqu'un qui n'avait aucune famille par ici.
La femme lui lança un regard noir de reproches.
- Et qu'est-ce qui nous dit qu'ils mourront pour de vrai cette fois-ci, s'égosilla le vieux Matt Barrow. Il cria tellement fort qu'il fut prit d'une affreuse quinte de toux et cracha un gros mollard dans son immense mouchoir à carreaux.
- J'en sais rien Matt, affirma le maire. J'en sais vraiment rien. En tous cas, je pense que personne n'a envie de se faire bouffer par ces... ces choses n'est-ce pas ?
- Surtout qu'avec toi, Knack, ils auront de quoi manger un bon moment persifla la femme du boucher.
Le maire rougit jusqu'aux oreilles. Il avait horreur de ce surnom ridicule, rapport à ses doigts roses et boudinés qui ressemblaient à de petites saucisses.
Tout le monde s'esclaffa, trop heureux de pouvoir se moquer de ce gros plein de soupe.
- "Bien, assez rigolé", s'époumona le gros plein de soupe en brandissant ses knacks devant lui pour apaiser la foule. "Je demande que tous ceux qui ont des armes les apportent ici. Ainsi que des tronçonneuses. On en aura également besoin."
- Hého, tu crois peut-être que je vais laisser ma famille sans rien pour se défendre pendant que je vais attendre tranquillement que ces zombies viennent par ici ?
- Alors qu'est-ce que tu proposes ? Vas-y, dis-le !
- Les femmes et les gosses n'ont qu'à se regrouper ici. Elles amèneront de quoi manger et de quoi dormir pendant qu'on règle cette affaire. Il y a un frigo et une cuisinière dans la petite salle à côté. Si c'est pas suffisant, on peut en apporter d'autres.
- OK. Pas de problèmes. Y a t-il des objections ?
- Ouais, moi j'en ai une s'exclama le croque-mort. Qui c'est qui va payer leur deuxième enterrement et tout le boulot supplémentaire que je vais avoir ?
- "Arrête de dire des bêtises" le sermonna sa femme qui n'avait jamais sa langue dans sa poche. Elle empoigna fermement la tête de son époux par ses oreilles et l'enfouit au creux de son opulente poitrine, deux citrouilles dignes de recevoir le premier prix d'un concours agricole. "J'vais t'payer en nature, si y a qu'ça pour te faire plaisir."
Et les choses s'organisèrent.

Les jours passèrent, et il n'y avait nulle trace de morts-vivants se baladant dans la nature. Les hommes commençaient sérieusement à se sentir idiot à arpenter les rues avec un fusil sous le bras.
Mais les nouvelles n'étaient pas bonnes aux informations. Toutes les chaînes diffusaient les mêmes, à savoir que des millions de morts se relevaient à travers le monde et dévoraient les vivants. Les médias appelaient ça "le mal effet", parce qu'ils n'avaient pas trouvé d'expression plus juste concernant ce qui se passait. "Le mal effet". Foutaises et encore foutaises ! C'était plutôt "Le mal est fait" oui.
Certains étaient simplement mordus et devenaient aussitôt d'autres zombies. D'autres préféraient se faire sauter la cervelle plutôt que de servir de casse-croûte sur pattes, et devenaient par ce fait également des zombies. Bien que mort des pieds à la tête avec un trou encore fumant dans leur crâne, ils recommençaient à bouger à peine quelques minutes plus tard, puis se relevaient comme si de rien n'était, pour rejoindre l'innombrable armada en quête de nourriture humaine. Même l'armée n'y pouvait rien, malgré tout son arsenal. Bientôt l'armée se réduisit à une peau de chagrin, et il n'y eut plus d'armée du tout. La résistance s'organisa un peu partout dans chaque pays, chose amplement méritoire mais absolument inutile, car comment tuer ce qui est déjà mort ?
D'éminents scientifiques élaborèrent des théories aussi farfelues les unes que les autres pour donner une explication rationnelle à cet horrible phénomène, et les débats furent plus que houleux sur les plateaux de télévision. C'était à cause de l'air, de l'eau, de produits chimiques, de groupes terroristes, de la pollution, de la colère divine, du réchauffement planétaire, des extra-terrestres, de tout ce qui leur passait par la tête, chacun défendant sa propre théorie avec une détermination farouche. Les téléspectateurs eurent même droit à un match de boxe improvisé sur une chaîne câblée, lorsqu'un éminent professeur de physique italien (un certain Mario Vanouilli) se jeta sur son homologue allemand (qui lui s'appelait Hantz Christianus Laagschtatt, ce qui n'a pas grand intérêt vu la façon indigne dont leur brillante carrière s'acheva quelques jours plus tard) en le traitant de tous les noms tirés de son vaste vocabulaire, parce qu'il n'était pas d'accord avec lui. Des prédicateurs hystériques haranguaient les foules avec une ferveur quasi mystique pour que chacun se repente de ses péchés ; le jugement dernier était enfin arrivé, et malheur à celui qui ne voulait pas faire pénitence. Les images télévisées prises du haut d'hélicoptères montraient des rues grouillantes de zombies, des corps à moitié dévorés gisants par terre comme de vulgaires jambons, des gens errants sur des routes désertes en pleine campagne, l'air hébété, trop choqué pour résister aux morts-vivants qui se jetaient sur eux, la bouche grande ouverte et les dents saillantes. Des milliers d'oiseaux et des meutes de chiens se repaissaient de ce qui restait des corps, sans oublier les mouches qui voulaient elles-aussi avoir leur part et y pondaient leurs œufs. Elles avaient tellement de choix qu'elles ne savaient plus où donner de la tête. Nombreux étaient les pillages, les vitrines fracassées, les voitures brûlées, les émeutes, les gens qui se battaient pour une bouchée de pain.
Et puis il n'y eut plus d'informations du tout, plus d'électricité, plus rien. Le monde explosait dans un immense chaos.

L'assaut eut lieu six jours après les délibérations dans la salle des fêtes de ce petit village de la côte est de l'Angleterre. A deux heures et quart du matin, alors que Bob Kasprick roulait une dernière cigarette pour éviter de s'endormir, assis sur un muret en face de l'église en compagnie du jeune Hogan Berning, il entendit soudain un murmure dans les profondeurs de la nuit. Il braqua sa torche vers ce bruit bizarre, et hurla à n'en plus finir. Il souffla comme un forcené dans la trompette dont il se servait habituellement lors des défilés de l'harmonie municipale. Hogan Berning, en train de sommeiller sur le muret, se réveilla en sursaut et tomba lourdement sur le trottoir. Il avait déjà la bouche grande ouverte pour engueuler Kasprick assez vertement, car ce n'est pas une façon bien sympathique de réveiller les gens, mais il la referma aussitôt. Les autres rappliquèrent à toute vitesse.
- BORDEL DE MERDE ! PREPAREZ- VOUS, ILS ARRIVENT !
Des dizaines de zombies marchaient inexorablement vers eux. Autant morts de peur que révoltés devant cette vision apocalyptique, ils firent feu sur cette effroyable marée inhumaine qui les attaquait. Des têtes explosaient dans un magma sanguinolent de chair et d'os, des corps putréfiés tombaient puis se relevaient aussitôt et se remettaient à avancer, les bras bien droit devant eux et claquant stupidement dans le vide avec leurs mâchoires. Certains se tortillaient comme des serpents sur la route, la colonne vertébrale brisée. Ils avaient la peau d'un gris cadavérique, ce qui est somme toute normal pour des cadavres. Les quelques vêtements qui leur restaient tombaient en lambeaux, leurs corps étaient couverts d'ecchymoses et de plaies purulentes, mais ils avançaient, d'une marche saccadée d'automate. Les tronçonneuses rugirent dans la nuit, découpèrent des bras, des jambes, des têtes, et il y en eut même, dans l'hystérie collective et la confusion générale, qui tranchèrent des membres de personnes bien vivantes, ne faisant plus la distinction entre les uns et les autres.
Ça criait, ça hurlait, c'était l'épouvante totale.

Le jeune Hogan Berning eut droit aux faveurs particulières de sa propre mère décédée un an plus tôt d'une leucémie. Le croque-mort avait retiré son dentier avant de la mettre dans le cercueil, et quand il sentit les lèvres répugnantes se poser sur sa peau juvénile, produisant un horrible bruit de succion et essayant désespérément de le mordre, cela lui fit penser un bref instant à deux grosses limaces baveuses, ou à son grand-oncle édenté plongeant sa tête directement dans son assiette de purée pour en avaler le contenu. Schlurp schlurp schlurp que ça faisait sur sa peau...
Il en devint fou à lier.
Pas très longtemps car d'autres zombies, avec des dents ceux-là, donnèrent un bon coup de main à sa maman, qui n'en manifesta aucun contentement ni ne daigna en remercier quiconque.
Ainsi se termina cette bataille mémorable dans les rues de ce charmant village. Les quatre-vingt cinq hommes qui le composait servirent de repas à leur ex-famille, ex-amis, ex-collègues, ex-voisins, mais il faut bien que chacun mange à sa faim non ? Autrement, où irait le monde ?

Les cadavres se dirigèrent ensuite vers la salle des fêtes, en reniflant comme des chiens affamés qui sentent un bon repas à portée de truffe. La porte fermée à double tour ne résista pas très longtemps à l'assaut. Ils pénétrèrent dans la grande salle, plus habituée à la joie et à la bonne humeur des mariages et des fêtes du village plutôt qu'à ces hurlements de terreur de femmes et d'enfants recroquevillés dans un coin, et se jetèrent sur cette nourriture toute fraîche. Une femme contempla quelques secondes, les yeux horrifiés et le menton jusqu'au nombril, sans pouvoir faire le moindre geste, la triste nudité de son cadavre de mari, sa vieille peau fripée et ses fesses pointues comme deux silex émoussés, ses jambes grosses comme des allumettes sous un abdomen proéminent et tout grumeleux de cellulite. Une pensée fugace et totalement idiote lui traversa l'esprit : "Mon Dieu, qu'il est ridicule !". Et puis elle n'eut plus l'occasion d'avoir la moindre pensée.
Une autre se débattit avec la force du désespoir pour repousser son mari décédé cinq ans plus tôt. Dans son état hystérique, elle lui hurla d'arrêter ses conneries et de retourner immédiatement dans son trou s'il ne voulait pas qu'elle se mette vraiment en colère, puis elle le gifla violemment, mais le mari ne voulut rien entendre. Il la mordit sauvagement au bras, en arracha un gros morceau qu'il mastiqua goulument. Dans un geste désespéré et sous le coup de la douleur intense qui irradiait son bras, elle saisit son ex-mari par le service trois pièces qui pendait lamentablement à son entre-jambe, telle une petite bourse noire et desséchée. La petite bourse se détacha comme une cuisse de poulet bien cuit, et elle se retrouva avec une paire de couilles toutes fripées dans sa main, deux pruneaux aussi secs qu'inutiles, les porta à hauteur de ses yeux sans bien comprendre ce que c'était et hurla de plus belle. Son mari et quelques autres la trouvèrent très appétissante.
Et les enfants ! Mon Dieu, les enfants !
Et bien ils furent bouffés aussi.
Comme des petites cerises sur de succulents gâteaux.

Sur les 227 habitants de ce petit village où d'habitude il ne se passait jamais rien, pas un seul ne survécut.
A part le quincailler qui avait préféré rester chez lui et écluser son whisky, ainsi que la belle et riche veuve de l'écrivain qui n'avait aucunement peur de ce qui arrivait en ce moment.
Elle attendait tranquillement le retour de son mari.





A environ deux cents cinquante kilomètres de là, un groupe d'adolescents marchaient dans la forêt, à la lueur de torches qu'ils avaient "empruntés" dans une maison déserte.
- On pourrait pas s'arrêter, j'sens plus mes pieds, supplia un jeune garçon qui n'en pouvait plus.
David Morrison réfléchit quelques instants.
- OK. On montera la garde chacun notre tour pendant une heure. Et attention, pas question de s'endormir. C'est bien compris ? C'est moi qui commence.
Ils acquiescèrent, trop heureux de pouvoir enfin se reposer.
Leurs parents avaient servi de casse-croûte à des morts-vivants, invités surprise lors du dernier marché aux légumes sur la place de leur village. David n'avait jamais connu son père. Sa mère avait également fait partie du festin, comme tous les autres habitants. Eux seuls réussirent à se sauver. Ça faisait des jours qu'ils marchaient, empruntant des routes secondaires et des chemins forestiers pour ne pas rencontrer de zombies.
Les premiers jours, ils ne parlèrent pratiquement pas, traumatisés par ce qui s'était passé. Ils se suivaient les uns les autres, mus par une sorte d'union invisible qui les rapprochait les uns les autres. Mais les enfants sont les enfants, et leur naturel enjoué fini par reprendre le dessus, ce qui ne voulait pas dire qu'il n'y n'avait aucune tristesse dans leur cœur. Chaque nuit, des cauchemars les hantaient et ils se réveillaient en hurlant, trempés de sueur et les yeux hagards.
Sur la route, ils avaient rencontré Franck Duke. David ne l'aimait vraiment pas celui-là. Il était trop... personnel, trop égoïste. Il ne lui faisait pas confiance. D'abord il leur avait raconté que son père était ingénieur, (ex-ingénieur depuis qu'il avait servi de repas à quelques zombies affamés), puis professeur d'école, puis technicien en informatique, et enfin un richissime homme d'affaires. Sa mère ne faisait rien, elle passait ses journées à papoter avec ses copines sur leur yacht à Worthing, un petit port de plaisance. Worthing, c'était à l'autre bout du pays, alors comment se faisait-il que lui soit ici ? Là-dessus, il n'avait rien répondu et s'était emmuré dans un silence boudeur.
David en avait discuté avec son meilleur ami, Olson McGrégor. Il lui avait répondu qu'il pensait la même chose.
- Je crois même que ce mec est à moitié fou. Il passe son temps à raconter des bobards et je suis sûr qu'il y croit dur comme fer. T'as vu comme il nous regarde des fois ?
- On ne sait même pas d'où il vient. Il vaut mieux l'avoir à l'œil.
- Mouais. M'a l'air d'un sacré trouduc.
Et puis il y eut l'épisode de la maison où ils avaient pris les torches. Il n'y avait personne à l'intérieur. Ils y passèrent la nuit, priant le ciel qu'aucun zombie ne rapplique. Le lendemain, Franck avait tout bousillé, jetant la télé par terre, renversant les meubles et cassant les vitres avec la canne du grand-père, maintenant étalé dans la nef de l'église avec les autres paroissiens, les boyaux à l'air. Franck s'était déchainé, et quand il s'était enfin calmé, David lui avait demandé :
- Tu ne respectes donc rien dans la vie ? Ces choses, elles appartenaient à des gens, même s'ils sont morts.
- Je pisserai sur ta cervelle et je cracherai sur ta tombe, David chéri, avait répondu Franck, alors me casse pas les couilles avec tes états d'âme. Ils n'ont que ce qu'ils méritent.
David eut beaucoup de mal à se contenir pour ne pas se jeter sur lui et lui casser les couilles, comme il disait, mais il préféra lui répondre cette réflexion philosophique d'une rare et profonde intelligence :
- T'es vraiment trop con, mec !

Le jour se leva dans une brume cotonneuse, vite dissipée par le franc soleil de la matinée. Ils mangèrent quelques biscuits et se remirent en route. David voulait se rendre à Breaktown, un petit village au cœur des Highlands, parce que sa mère lui avait avoué dernièrement (après quatorze années de longs silences) que son père habitait là-bas. Elle lui avait même donné une vieille photo de sa maison ainsi que l'adresse complète. Sans fournir plus d'explications, comme si elle redoutait qu'il veuille le voir. De toute façon, ils n'avaient aucun autre endroit où aller, alors pourquoi pas Breaktown ?
David mourrait d'impatience de tenir son père dans ses bras, en espérant de tout cœur qu'il soit... et bien qu'il soit encore en vie. Il préférait ne pas trop y penser.

Ils marchaient depuis deux bonnes heures quand, à un détour du chemin, ils aperçurent un zombie qui se tenait contre un arbre, en griffant l'écorce avec ses ongles. A leur approche, il tourna la tête et les regarda de ses yeux morts. Il avait à peu près une vingtaine d'année, portait sur son maigre torse ce qui restait d'un tee-shirt en lambeaux, et des traces de chairs écoeurantes collait à son bermuda déchiré.
Franck Duke se mit à hurler en lui jetant des pierres.
- HE CONNARD ! VIENS PAR ICI QUE JE TE FOUTE UNE BONNE RACLEE !
- La ferme Franck ! Il n'est peut-être pas tout seul.
- Et alors, tu vas faire pipi dans ta culotte ? C'est ça bougre de plouc, tu vas pisser dans ton slip ? ALORS CONNARD, TU TE DECIDES OUI OU NON ? J'AI PAS TOUTE LA JOURNEE !
- Si tu fermes pas ta grande gueule, c'est moi qui vais le faire. T'as compris ça, tête de nœud ? Tu mets tout le groupe en danger avec tes hurlements débiles.
- J'en ai rien à foutre du groupe, vous pouvez tous crever. De toute façon je vois bien que vous ne m'aimez pas. Pourquoi tu me détestes hein ? Pourquoi ? T'en sais rien toi-même. T'es comme mon père, tiens !. Ce vieux poivrot ! Bien fait pour sa gueule s'il s'est fait bouffé. Tu sais ce qu'il était ? Un flic, un putain de flic qui prenait son pied en tapant sur ma mère. Tous les soirs il la frappait, et moi avec. C'était le roi des connards de sadiques.
Il parlait si vite qu'il avait du mal à respirer.
- Tu sais, j'suis assez sympa quand on m'connait, mais je ne sais pas m'y prendre avec les gens. J'ai jamais su y faire. C'est vrai quoi, un mec a besoin d'amis dans la vie, et moi, ben j'en ai pas, j'en ai jamais eu. C'est... c'est trop con.
De grosses larmes coulaient sur ses joues, refoulement d'une vie sans joie et sans amis.
Soudain il ramassa un bâton et couru droit sur le zombie. Il se déchaîna dessus en exprimant toute sa colère et ses frustrations, mais le mort-vivant réussi à lui tordre le bras et planta ses dents dans sa gorge. Franck porta ses mains autour, fit quelques argh argh argh mousseux sanguinolents et s'écroula dans la poussière.
D'autres cadavres, alertés par tout ce remue-ménage, approchaient par dizaines. Il en sortait de partout, et les enfants se sauvèrent en hurlant comme des damnés, mais les morts-vivants réussirent néanmoins à en choper quelques-uns tellement ils étaient nombreux.
Leurs cris affolés se répercuta dans l'immense forêt, un écho douloureux qui fit s'envoler les oiseaux, exaspérés par tant de bruit à une heure si matinale.

Ils n'étaient plus que deux désormais. David et Olson. Ils marchèrent sans rien dire un long moment, trop choqués par ce qui venait d'arriver. Ils avaient retrouvé Pete Seamons sur le chemin, assez loin du carnage, titubant comme un homme ivre, les mains plaquées sur son ventre pour retenir ses intestins qui s'échappaient en glissant lentement entre ses doigts. Un zombie lui avait ouvert l'abdomen avec ses ongles crochus et effilés comme des rasoirs, mais il avait quand même réussi à se sauver. Ses tripes ballotaient entre ses jambes comme un chapelet de saucisses rouges et luisantes. C'en était presque obscène. Il s'arrêta, se pencha pour récupérer ce qui lui appartenait, essaya d'enfourner le tout à sa place habituelle, et vomit un gros jet de bile et de sang. Et il se remit en route, les yeux hagards.
- Arrête-toi Pete, arrête-toi, tu ne peux pas continuer comme ça, le supplia Olson au bord des larmes.
- Je... je crois qu'ils m'ont eu les copains. Je crois bien qu'ils... qu'ils m'ont eu. Je suppose que je... je dois vous abandonner ici, bredouilla Pete dans un dernier souffle.
Il s'affala parmi les feuilles. David s'assit à côté de lui et posa la tête du malheureux sur ses genoux. Les yeux de Pete prirent un aspect vitreux, un filet de bave rougeâtre s'échappa de ses lèvres.
- Repose en paix, chuchota David le cœur serré.
Il lui ferma les yeux et se mit à pleurer.

Ils marchaient maintenant sur une petite route goudronnée, et les quelques panneaux rencontrés ici et là indiquaient qu'ils étaient dans la bonne direction. Plus que cent trente kilomètres.
Après un long silence, Olson se décida enfin à parler.
- Tu vas faire quoi si jamais... si jamais ton père est... enfin tu vois ce que je veux dire.
- J'en sais trop rien. Merde ! Elle est vraiment con ta question.
- Excuse-moi. Je ne voulais pas te blesser.
- Tu ne me blesses pas. C'est seulement que je n'y ai pas trop réfléchi. Il faut qu'il soit vivant. IL LE FAUT !
- N'empêche, je suis bien content d'être avec toi.
- Moi aussi Olson, moi aussi.
- Alors, à la vie à la mort ?
- Ouaip, à la vie à la mort !
Et ils se mirent à rire comme des fous, un rire nerveux et libérateur, heureux d'être en vie, heureux d'être ensemble, heureux d'être amis.

Quand la nuit tomba, ils s'arrêtèrent dans une cabane de bûcheron plantée en plein milieu d'une clairière. Ils étaient restés cachés derrière des arbres, attentifs au moindre bruit, de peur que des zombies ne soient à l'intérieur ou dans les parages. Quand ils furent certains que la voie était libre, ils pénétrèrent dans la cabane. Il y avait de tout là-dedans. Des conserves, des biscottes, des jus de fruits, et même une douche approvisionnée par une citerne sur le toit. Ils y restèrent longtemps, appréciant le jet d'eau à peine tiède sur leur corps meurtri par des jours de marche. Ils se rhabillèrent, puis mangèrent comme des goinfres tout ce qui leur tombait sous la main. Exténués et rassasiés, ils s'endormirent sur une bonne paillasse de foin.
Aucun des deux ne fit le moindre rêve ni le moindre cauchemar.

David se réveilla le lendemain vers huit heures. Il jeta un œil au dehors, pour voir si tout était tranquille. Il aperçut une biche qui broutait à la lisière des arbres. Il s'en approcha doucement pour la caresser. L'animal leva soudain la tête, observa l'adolescent de ses yeux noirs et disparu dans la forêt. David couru derrière elle, oubliant toute prudence. Il couru longtemps, la biche semblant vouloir jouer à cache-cache avec lui. Il finit par se perdre, retrouva son chemin, et ce qu'il vit devant la cabane lui glaça les sangs. Olson était debout contre les rondins de bois, le dos plaqué sur le mur et les yeux épouvantés. Trois zombies l'encerclaient. Ils se balançaient d'un pied sur l'autre, comme s'ils se demandaient ce qu'ils faisaient là. Olson tourna la tête et aperçut David. Ses yeux le supplièrent de faire quelque chose. Jamais il n'y eut tant de détresse dans un regard. Mais David n'eut pas le temps de faire le moindre geste pour détourner leur attention car soudain les morts-vivants se jetèrent sur Olson, et le jeune garçon hurla, hurla, hurla...
David, fou de terreur, de désespoir, et de chagrin, réussit entre deux sanglots étouffés à murmurer quelque chose.
- Adieu mon ami, adieu.
Et il se sauva dans la forêt pour s'y cacher.





Il était maintenant dans une prairie et observait la photo que sa mère lui avait donnée. C'était bien cette maison là, celle où son père habitait, juste devant lui. Des planches étaient clouées contre les fenêtres, pour que les morts-vivants ne puissent pas entrer. D'autres habitations étaient éparpillées sur les flancs des coteaux. Le centre du village devait se trouver en contrebas, derrière ce grand virage. Il s'approcha en écarquillant les yeux et en tournant la tête de tous côtés, de peur de voir surgir des zombies. Il était à une trentaine de mètres de la porte d'entrée quand une douleur fulgurante lui traversa la jambe. Son pied était emprisonné dans un piège à ours, et il hurla de douleur. Il entendit un chien aboyer furieusement, et il vit la porte s'ouvrir. Celui qui devait être son père avait un fusil dans les mains. Il entendit quelque chose comme "Putain j'en ai eu un, je t'ai eu salopard". Il le vit s'adosser contre le mur, ajuster son tir et appuyer sur la détente. Il le supplia d'arrêter, mais son père n'y prêta aucune attention. Deux balles sifflèrent à ses oreilles, et la troisième l'atteignit en pleine poitrine.
Il vit son père venir vers lui, sorte de feu follet dansant dans la lumière matinale.
Tout ça, il le vit et l'entendit, comme dans un mauvais rêve.
Il réussit à dire quelques mots :
- C'est moi... papa, je... je suis ton fils. Je suis David.
Et il expira.
Ainsi mourut David Morrison, ce jeune garçon plein d'espoirs, fils de Camille Morrison et de Josh Cameron.
Josh, horrifié par son acte, dégueula tout son whisky dans l'herbe haute, s'agenouilla à côté du jeune garçon et hurla vers le ciel, complètement dessoulé :
- JE CROYAIS QUE C'ETAIT UN PUTAIN DE ZOMBIE. JE VOUS JURE QUE C'EST VRAI. MON DIEU PARDONNEZ-MOI, J'AI TUE MON PROPRE FILS !

Il enterra David dans son jardin, oubliant la plus élémentaire des précautions quand on assassine son fils d'une balle en pleine poitrine. Il ne faut JAMAIS, JAMAIS, JAMAIS laisser le corps en entier. Toujours bien le découper en plusieurs morceaux si vous ne voulez pas qu'il se relève de sa tombe et vienne vous prouver combien il vous aime, alors que vous êtes affalé sur votre lit en train de cuver votre cuite.
Ce que David n'hésita pas à faire dans la nuit, en compagnie d'autres de ses nouveaux camarades qui erraient dans les parages.
Même s'il ne l'avait jamais connu, il prouva à son père tout l'amour qu'il lui portait. Il l'aimait tellement qu'il en reprit plusieurs fois.
Papa ne se défendit pas beaucoup, tellement il était bourré.
Certainement pour oublier son chagrin d'avoir si vite perdu son fils.
Ou alors à cause du remords qui le tenaillait.
J'sais pas trop, en fin de compte.
Les gens sont si bizarres, parfois.





La sœur de Monsieur Calgrow attentait donc tranquillement le retour de son mari. Souvent elle repensait à sa mort soudaine, quand il s'était affalé sur le clavier de son ordinateur. Bien entendu elle en avait éprouvé un immense chagrin, et bien des fois elle s'était retrouvée un mouchoir en soie à la main, pleurant silencieusement toutes les larmes de son corps. Elle pouvait rester des heures à la fenêtre, assise sur une chaise capitonnée du plus bel effet dans l'immense salon de leur cottage. Elle repassait dans sa tête tous les bons moments passés avec lui, et ils étaient forts nombreux. C'était quelqu'un son mari, un écrivain génial qui avait le don de la mettre dans un état proche de l'extase quand elle lisait ses histoires. Comme elle tremblait de peur au fur et à mesure de sa lecture ! Et puis son dernier roman, "Jamais je ne vous ai promis un jardin de roses", avait-on trouvé jusqu'à présent un titre aussi poétique ? En dépit de ce que sa famille en disait, elle l'avait toujours défendu face aux réflexions parfois malicieuses de son père. Le brave homme trouvait qu'il fallait avoir un cerveau sérieusement déjanté pour inventer de telles choses. Ce qui ne l'empêchait pas d'aimer son gendre comme un fils, et on pouvait même dire qu'il était assez fier que sa fille ait pour époux un écrivain aussi renommé.
Seulement voilà. Sous ses dehors d'homme affable et bienveillant, son mari cachait un lourd secret qu'elle était seule à connaître.
Il redoutait le concept même de la vie, et c'était pour échapper à cette existence qu'il trouvait parfois si fade et sans consistance qu'il inventait des histoires. Combien de fois l'avait-elle surpris dans son bureau, tournant comme un fauve en cage en lui exprimant toute la futilité des choses. Il employait des phrases que jamais elle ne réussirait à répéter, même en faisant des efforts considérables, mais elle n'était pas écrivain, après tout. Elle comprenait néanmoins ce qu'il voulait dire, et savait que tout l'amour qu'elle lui portait ne suffirait jamais à atténuer ce mal qui le rongeait. Il était comme ça depuis son enfance, un écorché vif que rien ni personne ne pourrait apaiser. De tels êtres doivent beaucoup souffrir, se disait-elle souvent, et elle employait tous les moyens mis à sa disposition pour essayer de le rendre heureux. Un tendre baiser sur sa joue quand ses doigts valsaient sur les touches de son clavier, une excellente bouteille de vin le soir au souper, une délicate sollicitude quand elle sentait qu'il en avait besoin, et dans l'intimité de la chambre conjugale elle s'adonnait à lui de tout son cœur, espérant qu'il soit heureux d'avoir dans ses bras une femme si pleine d'abnégation. De menus plaisirs en fin de compte, mais que serait la vie sans eux ?

Oh bien sûr cela n'enlevait rien au fait que la bataille était rude pour lui donner la joie de vivre, et chaque jour était un éternel recommencement. En fait ce n'était pas vraiment la vie en elle-même qui lui faisait peur, bien que se posant féquemment la question du pourquoi de l'existence, mais la façon de penser des gens qui composaient le monde. Pour exemple, elle se souvint de cet homme venu réparer la tuyauterie de la cuisine, il y avait de ça quelques mois. Il n'y avait pas de plombier dans le village, aussi ils firent appel à un artisan de la grande ville. L'homme, un gros joufflu court sur pattes dont la combinaison de travail devait énormément souffrir d'avoir tant de chair à contenir, prête à se déchirer au moindre de ses mouvements, arriva dans sa petite camionnette jaune avec une heure de retard. Ce qui n'était pas bien grave, puisque qu'ils avaient toute la journée devant eux. L'artisan était un intarissable bavard, et même accroupi sous l'évier avec sa clé à molettes, les coutures de sa combinaison se retenant de toutes leurs forces pour ne pas exploser, il ne pouvait s'empêcher d'agiter sa langue pour raconter tout et n'importe quoi. Elle réprimait de solides bâillements devant ce flot de paroles creuses et sans intérêt, regardant constamment les minutes qui défilaient sur la pendule, et elle eut vraiment peur de passer sa journée à devoir l'écouter. Quand il eut enfin terminé, la bienséance voulant qu'on ne laisse pas partir un homme sans lui offrir un petit rafraichissement, elle appela son mari, enfermé dans son bureau pour écrire une nouvelle histoire. Il vint dans la cuisine, proposa à l'homme de l'art de trinquer avec lui d'un jus de fruit naturel expressément commandé dans le sud du pays.
L'homme accepta avec grâce, et ce fut l'enfer qui se déchaîna sur leurs épaules quand l'autre aperçut une revue posée sur la table de la cuisine. C'était un vieux numéro de Newsweek, dont la couverture montrait Miles Davis, en hommage à l'artiste disparu.

Le gros joufflu, à qui l'on aurait donné le bon Dieu sans confession tellement il avait l'air gentil et aimable, partit dans une grande conversation unilatérale dans laquelle il expliqua avec forces détails que les Blancs étaient supérieurs aux Noirs, et que c'était presque immoral de les présenter sur des couvertures de magazine. Ils ne comprirent pas tout de suite de quoi il parlait. Ils crurent en fait qu'il s'agissait du jeu de Dames ou du jeu d'échecs, se demandant ce que ça venait faire sur le tapis. Et puis, comme l'autre s'énervait en faisant de grands gestes tandis qu'il montrait Miles Davis soufflant dans sa trompette, ils comprirent ce qu'il voulait dire en réalité. Ce bonhomme court sur pattes et joufflu comme un crapaud calamite en train de chanter pour attirer des femelles était un raciste de niveau 8, la pire espèce qui existe sur terre.
Il continua de pérorer comme un prédicateur hystérique que l'on voit sur certaines chaines de télé américaines, devenant au fur et à mesure de ses diatribes perverses à l'encontre des hommes de couleur aussi rouge que la crête d'un coq dans un combat du même nom.
- On peut rien faire contre ça que j'vous dis m'sieur dame, c'est génétiquement prouvé depuis... comment qu'i s'appelle déjà sui 'là... ah oui, Darvine. Charles Darvine. Vous d'vez connaitre, des gens aussi cultivés que vous. Les Blancs sont supérieurs aux Noirs, y a aucun doute là-d'sus. Alors y'm'font bien rigoler à la télé avec leur politique d'intégration et tout et tout, jamais un foutu nègre ne sera aussi intelligent qu'un blanc.
Horrifiée par de tels propos, elle voyait le visage de son mari se décomposer à vue d'œil, car, le connaissant, il était absolument impossible qu'il le laisse continuer de débiter d'aussi infâmes insanités. Mais son mari ne disait rien, d'une part par politesse, et d'autre part, et elle le sut une fois que cette... chose immonde soit enfin partie, il voulait savoir jusqu'à quel point ce petit bonhomme arrogant pouvait aller dans ses propos monstrueux.
- Même les Jaunes avec toute leur technologie y z'arrivent pas à la cheville des Blancs. Alors pensez-donc, les Noirs !".
Il prononçait le mot "Noirs" comme s'il lui brulait les lèvres, avec une petite moue de dégoût.
- Darvine il l'a bien expliqué dans un bouquin. Il a dit que ça s'appelait la sélection naturelle. Ça c'est une sacrée expression bien trouvée, la sélection naturelle. Vous qu'êtes un grand écrivain M'sieur, j'suis même pas sûr que vous auriez pu trouver une expression aussi juste. Tiens ! Vous savez pourquoi les Noirs y zont des grosses queues et rien dans l'ciboulot ? S'cusez moi M'dame si j'suis grossier, mais faut bien que j'vous explique. Et ben c'est que dans l'temps, quand y z'étaient là-bas chez eux en Afrique, la sélection naturelle, elle a fait les Noirs avec une toute petite cervelle, parce qu'y avait pas besoin d'être bien malin pour vivre dans leur jungle, mais par contre y z'avaient besoin de se reproduire comme des lapins à cause de la survie de leur espèce, alors la sélection elle leur a donné une grosse queue, parce que c'est de ça qu'ils avaient le plus besoin pour survivre. Comme des animaux qu'ils vivaient. Et ça n'as pas changé beaucoup depuis. Nous les Blancs, on a des p'tites bites, enfin moins grosses que la leur, parce que nous on se sert de not' cervelle, on a pas besoin de baiser du matin au soir pour perpétuer l'espèce.
Il continua de bavasser comme ça un bon moment, jusqu'à ce que, n'ayant plus d'arguments à leur présenter, la source de son vil babillage s'éteigne de lui-même.
Il repartit satisfait, persuadé d'avoir prodigué la bonne parole et convaincu de nouveaux disciples à son affreuse façon de penser.
Voilà le genre de choses qui minait son mari. Voir tant de bassesse et d'indignité humaine, alors que les hommes auraient dû se montrer magnanime et généreux de cœur les uns envers les autres, peu importe la couleur de leur peau ou leurs origines. De par leur complexité intrinsèque, ils auraient dû s'élever au même rang que les Dieux. Et dire qu'ils étaient des millions à penser la même chose que ce triste personnage infatué de sa personne, des gens gonflés d'orgueil, de supériorité raciale et de sottes prétentions. Pourquoi sommes-nous comme ça, demandait-il souvent. Pourquoi ? Jamais il ne trouva la réponse.
Son frère demanda un jour à son mari pourquoi il écrivait des histoires d'horreur plutôt qu'autre chose. Il lui avait expliqué qu'il travaillait dans l'imaginaire pour essayer d'établir un équilibre entre le monde externe et sa propre personnalité. Son frère n'avait pas saisi ce qu'il avait voulu exprimer, elle en était à peu près certaine. Elle adorait son frère, mais il était, comment dire... trop... trop superficiel, voilà le terme exact.
C'était ça la véritable raison de sa vie de romancier, à son mari. Exprimer toutes les vilaines choses qui existent à cause de l'infinie petitesse de l'être humain et de son abyssale stupidité. Enfermer tout ce qu'il ressentait d'écœurant dans des mondes artificiels imaginaires, construits de ténèbres et de lieux interdits. Il inventait ses histoires comme une expiation pour le genre humain, tel le bouc d'Azazel emmené dans le désert en sacrifice, afin qu'il emporte avec lui toutes les fautes et les péchés du monde.
Voilà qui était son mari, cet écorché vif qui ne supportait pas la fadeur et la vacuité de l'être humain. Son décès fut en fait une délivrance pour cet homme débordant de bonté et de générosité, et, en y réfléchissant un peu, elle était certaine que le subconscient de son époux désirait cette mort de toute sa force.
Ce qui arriva par une hémorragie cérébrale foudroyante.





Elle n'ignorait pas ce qui arrivait actuellement, avec la disparition cruelle de millions d'êtres humains dévorés par des morts-vivants. Elle éprouvait pour tous ces malheureux un immense chagrin, d'autant plus exacerbé car sa famille avait disparu elle aussi dans d'horribles conditions. Tout ça, elle le savait parfaitement.
Dans l'après-midi cinq jours plus tôt, elle avait entendu tirer des coups de feu. Trois, au total. Venant de la direction de chez Monsieur Cameron. Certainement que celui-ci devait se défendre contre l'attaque de zombies... Mais à quoi cela servait-il de vouloir se défendre ? Ce qui devait arriver arriverait, et l'on ne pouvait rien y faire. Elle espérait que tous ces cadavres soient partis se faire pendre ailleurs, très loin d'ici, car ils ne devaient plus avoir grand-chose à se mettre sous la dent dans la région. Peut-être était-elle la seule survivante à tout ce carnage, l'unique rescapée sur toute la planète ? Elle frissonna rien que d'y penser. Elle ne désirait qu'une seule chose, que son mari vienne la retrouver au plus vite, et seul si possible. Il avait connu de si merveilleux instants de bonheur en sa compagnie, quand il réussissait à ne pas prendre toute la bassesse du monde sur ses épaules.

Vers vingt heures un certain vendredi, alors qu'elle s'apprêtait pour son diner du soir à la lueur de candélabres (diner qui se réduisait à pas grand-chose depuis qu'il n'y avait plus d'électricité pour conserver les aliments), elle entendit quelque chose gratter au volet de la cuisine. Serait-ce son cher époux qui revenait enfin à la maison, ou bien simplement un chat affamé qui réclamait un peu de nourriture ? Elle choisit de faire comme si de rien n'était. Si son mari était manifestement la cause de ce grattement lugubre, nul doute qu'il se manifesterait à nouveau. Elle continua son repas, tendant l'oreille vers la fenêtre, au cas fort probable où le bruit recommencerait. Et il recommença quelques instants plus tard, un petit grattement étouffé, comme si celui qui se tenait derrière le volet hésitait à déranger la maitresse des lieux à une heure si tardive.
Elle décida de ne pas le faire attendre plus longtemps et se dirigea d'un pas résolu vers la porte, qu'elle ouvrit en grand. La nuit était déjà bien noire, et c'est à peine si elle apercevait les quelques arbres de son jardin qui se balançaient doucement au grès d'une petite brise. Raffermissant son châle autour de ses épaules car il faisait assez frais, elle appela doucement, d'une voix empreinte d'amour pour son mari décédé quelques semaines plus tôt :
- Michael, mon chéri, est-ce toi ?
Ce qu'elle distingua à quelques mètres dans la pénombre répondit en une espèce de grognement sinistre.
Elle recula de quelques pas, entra de nouveau dans la cuisine, laissant la porte grande-ouverte, et s'assit sur une chaise.
Ce qui pénétra dans la maison n'était pas tout à fait Michael, mais ce qui restait de lui, c'est à dire un cadavre où la peau pendait en longs lambeaux grisâtre. Son crâne n'était qu'un amas de chair purulente, et elle voyait de petites boursoufflures se gonfler et se dégonfler, comme si ce qui restait de son cerveau était sous le coup d'une intense réflexion. Il lui restait encore quelques fragments de vêtements déchirés et boueux, et les os qui ressortaient de son torse malingre grouillait de petites choses mystérieuses dont elle préféra ne pas en connaître la consistance exacte. Ses yeux n'étaient que deux globes noirâtres suppurants de matière gélatineuse.
L'odeur qu'il dégageait était insupportable.
- Mon Dieu, comme tu sens mauvais, mon pauvre Michael ! lui dit-elle comme un léger reproche.
Il s'approcha, effleura sa gorge de ses doigts squelettiques, et ouvrit ce qui lui restait de bouche encore plus grand, tout près de son visage. Ses dents claquèrent dans le vide. Il avait faim, très faim.
Saisissant un long couteau qu'elle avait déposé sur la table, elle enfonça la lame de toutes ses forces dans un œil. L'œil fit un petit bruit écœurant en explosant et la matière gélatineuse se déversa lentement sur sa joue écorchée.
Il s'agrippa à cet objet incongru embroché dans son crâne, recula en titubant et tomba à la renverse sur le carrelage. Cela fit un drôle de bruit mat quand ses os devenus trop friables s'écrasèrent sur le sol dur et immaculé de la cuisine. Il réussit à enlever le couteau fiché dans son œil et se releva péniblement, sa mâchoire claquant de plus belle car il n'était pas venu jusque là tout seul et l'estomac vide nous ne pas arriver à mettre fin rapidement à ce désolant spectacle. Elle s'empara d'une pelle qu'elle avait préparée dans un coin. Tenant fermement le manche à deux mains, elle fit un grand mouvement de balancier et la lame entailla profondément le mollet gauche. Une matière organique écœurante s'en échappa. Il retomba à la renverse, cette fois-ci sur le ventre, et s'avança en se tortillant comme un serpent, toujours aussi déterminé dans son action. Il tendit une main et agrippa le bas de sa robe de chambre, mordit aussitôt dedans et le mâchouilla quelques instants, pour finir par le recracher.
- Tu ne peux pas continuer ainsi, mon chéri. Tu ne peux pas continuer de manger les gens, ce n'est pas bien.
Elle leva la pelle bien droit devant elle, comme un homme plantant un crucifix dans le cœur d'un vampire, et de toutes ses forces abattit celle-ci sur le cou de son mari. Sous l'effet du choc, la tête fut tranchée net et roula jusque sous le vaisselier. Le reste de son corps frissonna violemment quelques secondes et s'immobilisa dans une mare de sang.
- Voilà qui est mieux dit-elle, satisfaite. Je suis heureuse que tu sois venu, très heureuse.
Elle enfila ses gants de caoutchouc, se saisit d'une scie égoïne, et commença à découper chaque membre qu'elle enfourna dans un grand bac en plastique, celui qui servait d'ordinaire à récupérer les eaux de pluie. Elle y passa pratiquement toute la nuit, se reposant de temps en temps sur une chaise quand elle sentait de petits coups de pied dans son ventre. Bébé manifestait son mécontentement de ne pouvoir dormir tranquille. Alors elle s'asseyait, essuyait son front poisseux et sanguinolent d'une main poisseuse et sanguinolente, et attendait que le petit être en son sein veuille bien se calmer.
Quand elle eut terminé sa dure besogne, elle traina le bac à l'extérieur, y déposa un couvercle et une grosse pierre par-dessus. Il était hors de question que des charognards viennent en voler le moindre morceau. Ensuite elle lava à grande eau le sol de sa cuisine qui n'était plus si immaculé que ça, prit une longue douche glacée et se coucha sans même prendre le temps de se rhabiller, trop exténuée par autant de labeurs.
Elle dormit longtemps, et ses rêves furent des plus doux tellement elle se sentait heureuse.
Son mari était revenu, rien que pour elle, pour son plus grand plaisir.

Elle dormit ainsi une douzaine d'heures d'affilée, et elle se réveilla en pleine forme. Il lui restait encore une dernière chose à accomplir. Elle sortit sous le chaud soleil de cette journée qui promettait d'être magnifique, ouvrit le couvercle du récupérateur de pluie en pinçant le nez car l'odeur n'était pas des plus agréables, et emporta chaque morceau dans le grand trou qu'elle avait creusé il y a quelques jours. Elle referma le tout bien soigneusement quand elle eut fini, tout en chantonnant. Au moins, découpé comme il est, il ne pourra pas en sortir se disait-elle.
Ensuite elle prit le dernier roman de son mari, "Jamais je ne vous ai promis un jardin de roses", le déposa délicatement sur la tombe et fit une petite prière, en hommage à son œuvre d'écrivain. Puis elle enfouit le livre profondément dans la terre, pour que lui et son époux soient réunis dans la même sépulture.
- Je planterai un jardin de roses ici, au-dessus de toi. Je te le promets, mon chéri.
Le bébé donna un petit coup de pied, en signe d'assentiment. Elle posa sa main sur son ventre rebondi.
- Et si c'est un garçon, je l'appellerai Michael, comme toi.
Puis elle se dirigea vers la maison, espérant de tout cœur que les zombies la laissent tranquille désormais.
Son enfant allait naître d'ici peu, et il lui faudrait des années pour bien l'éduquer.
Et ça, c'était autre chose que de batailler avec des morts-vivants, une chose bien plus difficile.
Mais tellement exaltante.

Auteur : mario vannoye
Le 22 novembre 2009