La longue marche



C'est assez troublant la façon qu'ont certaines personnes de se comporter face à des situations qu'elles jugent sans issue, de voir qui elles sont vraiment, quand le vernis finit par craquer.
Nous avons tous notre part d'ombre, vous ne croyez pas ? L'ombre est plus ou moins dense, mais quand elle est partout, aussi noire qu'une nuit sans lune, qui peut encore en voir les nuances ?





La mère de Brian Crawford s'est enfin assoupie. Comme à son habitude, elle n'a pas arrêté de geindre, des plaintes à n'en plus finir, le regard méprisant et la bouche venimeuse : il ne venait pas assez vite quand elle l'appelait, son oreiller n'était pas bien remonté sous sa tête, elle avait froid sous ses montagnes de couvertures, son thé était à peine tiède…
- Veux-tu venir, je te prie ! aboyait-elle trop souvent d'une voix haut perchée depuis sa chambre, une pièce sentant vaguement le moisi où elle passait toutes ses journées.
Je te prie ! Combien de fois n'avait-il entendu ces trois mots tranchants comme un rasoir. Pas une demande aimable mais un ordre sec à accomplir sur-le-champ, sans aucun espoir du moindre remerciement.
Brian n'en peut plus de ses éternelles jérémiades. Il ferme soigneusement la porte de la chambre, s'engouffre dans les escaliers, enfile son gros manteau, et sort dans la rue sans même un regard vers la maison qu'il vient de quitter. Il y a bien trop de mauvais souvenirs dans cette maison sinistre. Ses murs résonnent encore de ses pleurs quand sa mère le battait sans raison, lorsqu'il n'était qu'un enfant.





Cette nuit de novembre est froide, un brouillard cotonneux envahit lentement la ville. Il redresse son col, enfourne ses mains dans ses poches, et commence à marcher. Il ne sait pas où il va, mais ce qu'il sait, c'est qu'il ne veut plus entendre les sempiternelles critiques de sa mère. Il a longuement réfléchi à la question, assis dans le vieux fauteuil en cuir du salon, pendant qu'elle faisait la sieste, mais maintenant sa décision est prise. Plus jamais il ne reviendra ici, plus jamais il ne l'entendra lui faire des remontrances acerbes sur sa façon de s'habiller, sur le café trop chaud ou la soupe trop froide.
Il y a quelques mois encore, tout allait à peu près pour le mieux. Mais c'était avant qu'elle ne tombe dans les escaliers, poupée de chiffon désarticulée grimaçante de douleurs. Ses vieux os n'ont pas résisté, et depuis elle reste allongée dans son lit, trouvant à redire à tout ce qu'il entreprend.
Jamais il n'a réussi à couper le cordon avec elle, elle a toujours été trop… écrasante. Durant les trente sept années de son existence, ça n'a été que des "oui maman", "non maman", "je suis désolé maman", une longue suite de résignation, de tête baissée et de dos courbé. Elle n'a jamais eu un caractère facile, et quand il était gosse elle avait la main suffisamment leste pour que ses joues soient aussi rouge que les coquelicots qu'il cueillait dans les champs pour les lui offrir. Un cadeau, presque une offrande à cette femme qui n'avait d'autres mots pour le remercier que lui demander s'il avait fait ses devoirs, alors récite-moi la table de huit, tout de suite mon garçon, pas demain ni après-demain, et si jamais il se trompait, une gifle sonore ponctuait chaque maladresse. Il bredouillait tellement de peur de se tromper qu'il ne savait plus si huit fois huit faisait soixante quatre ou cinquante six, et les gifles pleuvaient comme la grêle au mois de mars, sans aucune indulgence, sans aucune compassion pour ce petit garçon en larmes qui suppliait sa mère d'arrêter.
Pourtant il l'a toujours beaucoup aimé, comme une épouse aime son mari qui la bat et néanmoins reste avec lui, pour le meilleur et pour le pire. Trop souvent pour le pire.
Mère célibataire, fils unique, affection trouble et confusion des sentiments.





Ses pas résonnent étrangement dans cette nuit froide de novembre. Il n'a pris aucune valise, ni même un sac, tellement ses pensées sont confuses. Il la revoit dans son grand lit à l'hôpital, après s'être empêtrée les pieds dans sa robe de chambre, maugréant contre les infirmières qui ne savaient pas calmer ses douleurs, pestant contre le médecin -cet abruti de charlatan qui désirait la faire mourir à petit feu- qui osa lui déclarer que plus jamais elle ne remarcherait, braillant contre lui-même parce qu'elle trouvait qu'il ne restait pas assez longtemps à son chevet.
Il allait la voir chaque après-midi, les mains moites, la tête en feu et le cœur prêt à exploser dans sa poitrine. Il n'aimait pas cet endroit. Cela lui rappelait trop un film qu'il avait vu tard dans la nuit, pendant que sa mère dormait. Si jamais elle l'avait surpris en train de regarder ce genre de film, elle aurait trouvé toutes les excuses possibles pour qu'il éteigne la télévision, avec des mots trempés dans du vitriol et jetés à son visage comme autant d'épouvantables accusations. "Dépravé" lui aurait-elle lancé, "vicieux, pervers, comment peux-tu regarder des cochonneries pareilles ?".
C'était "La nuit des morts-vivants", et les malades qui déambulaient dans le couloir lui faisait penser à ce film, de vieilles personnes arpentant lentement les allées, comme si l'essence même de leur souffle de vie leur avait été enlevé. Les hommes étaient vêtus de vieux pyjamas, chaussés de vieilles savates, les femmes portaient de vieilles combinaisons, chaussées de vieilles pantoufles. Tout était vieux ici, même les peintures qui s'écaillaient sur les murs. Il y avait quelque chose d'angoissant dans leurs lentes allées et venues, la démarche de personnes qui ne savent pas où elles vont, sans se presser, et qui en fin de compte ne vont nulle part. Ils avaient les yeux hagards, le souffle court, le visage creusé par des années de labeurs et de privations. Leurs rêves s'étaient envolés, leurs illusions perdues. En passant devant les chambres, ce n'était que murmures feutrés, gémissements étouffés, odeurs mélangées de corps décrépits et de médicaments.
Il arrivait enfin dans la chambre de sa mère, comme on arrive quelque part après une longue course éperdue dans une forêt peuplée de monstres, l'œil épouvanté et le corps transi d'effroi. La plupart du temps, elle dormait. Il observait sans mot dire cette voleuse de vie, ce démon qui un jour, tandis qu'elle chauffait du lait sur la cuisinière, lui avait jeté le liquide bouillant sur sa poitrine parce qu'il avait osé lui répondre, le trouvant beaucoup trop insolent pour un garçon de douze ans, lui hurlant de fermer sa gueule, sa putain de grande gueule, et les mots prêts à exploser dans sa bouche de petit garçon moururent sur-le-champ, aussi morts que ses espérances et sa joie de vivre.

Puis ce fut le retour à la maison, après deux longs mois passés dans cette chambre d'hôpital. Une infirmière venait chaque jour pour les soins, jusqu'à ce que, trop excédée par les propos acerbes de sa mère, elle décida que s'en était trop. Alors il engagea quelqu'un pour faire le ménage et la cuisine. Mais là encore, elle ne resta que quelques semaines. C'était pourtant une femme agréable avec qui il aimait discuter, se dépensant sans compter pour mener à bien ses tâches quotidiennes. Jusqu'au jour où, à peine entrée dans le living-room, elle demanda à Brian si elle pouvait lui parler.
- Bien sûr, qu'avez-vous donc de si important à me dire ?
- Je regrette infiniment, mais… heu… je dois vous donner mon congé. J'ai trouvé une autre place plus intéressante et…
- Je comprends, Madame, je comprends...
Il avait envie de lui dire : "Vous n'avez rien trouvé du tout. Vous partez parce que vous n'arrivez plus à la supporter. C'est ça la vraie raison n'est-ce pas ?"
Mais il n'avait rien répondu, ravalant des phrases inutiles.
Désormais c'était lui qui la soignait, l'emmenait aux toilettes, préparait les repas, écoutait presque religieusement ses éternelles remontrances et ses colères injustifiées. Son venin de vipère se déversait sur lui telle de la lave en fusion dès qu'elle ouvrait la bouche, avec toujours plus d'aigreur et de méchanceté.





Il est maintenant dans une rue mal éclairée, le brouillard l'enveloppe comme un habit funèbre. Il arrive près d'un groupe de clochards assis à même le sol, quelques planches ramassées ici et là brûlent dans un vieux tonneau. Ici la misère côtoie le quotidien, le dénuement devient banal. Il se sent épris de compassion pour ces êtres que la vie n'a pas épargnés. Ils doivent être là depuis que les cerises ont des queues, attendant sans espoir un maigre réconfort. Un homme aussi sale qu'un tas d'immondices lui demande s'il a une clope, et il répond que non, désolé, il ne fume pas. L'homme lui tend une bouteille de mauvais vin presque vide, et quand il refuse poliment, le clochard lui demande d'un air vexé si ce n'est pas assez bien pour toi, mon pote. Un autre, sorti tout droit d'une expérience de laboratoire qui aurait mal tourné tellement son visage est défiguré, lui prend le bas de son manteau et lui dit qu'il a un bien joli pardechus -il est si ivre qu'il n'arrive pas à dire pardessus- et qu'il ferait une sacrée bonne action s'il le lui donnait. D'autres mains se tendent, accrochent ses vêtements, des bouches à l'haleine épouvantable commencent à proférer des menaces parce qu'un gars si bien habillé n'a rien à faire ici, lui disent qu'il aille se faire foutre lui et ses beaux habits de riche. Il sent une tension presque palpable dans l'atmosphère. Alors il prend peur, se sauve en accélérant le pas, et il entend derrière lui des mots qu'il n'emploie jamais, parce que sa mère le lui a toujours interdit, des mots outranciers comme "connard", "enfoiré", "pédé", "sale enculé", des mots qui résonnent à son oreille comme autant de flèches empoisonnées.
La nuit l'avale, il n'est plus qu'un fantôme dans le brouillard, loin de ces êtres que la misère et le dénuement ont rendu pire que des bêtes.

Il repense encore à sa mère, à cette femme qu'il a laissée dans un tombeau, car il sait que personne ne s'inquiètera d'elle. Leur maison est à l'écart, personne ne va jamais par-là. Même le courrier est déposé dans une boîte postale. Elle ne réussira pas à atteindre le téléphone en bas dans le salon. Ses jambes l'en empêchent. Il l'a condamnée à une mort lente et douloureuse, et il trouve que cela est très bien, la meilleure décision qu'il ait prise de toute sa vie de frustration. "Je regrette Maman, je regrette tellement" murmure t-il doucement, et des larmes coulent le long de ses joues râpeuses. "Une horloge cassée donne l'heure deux fois par jour, mais je donne quand même la bonne heure Maman, je donne quand même la bonne heure".
Il s'accroupit sous une porte cochère, le visage dans les mains, et il sanglote maintenant, sanglote tel un gamin qui a trop souffert, les larmes s'extirpent de son corps comme une libération. Il reste là un long moment, ses pensées vont et viennent, semblables aux volutes de brouillard qui naviguent paresseusement autour de lui.
Il revoit le jour où il avait invité chez lui une collègue de travail -la douce et attirante Mary- boire un café, juste un petit café. Sa mère n'avait pas proféré un seul mot durant sa visite, gardant son éternel air renfrogné, mais dès que Mary était repartie, elle s'était déchaînée.
- De quel droit amènes-tu cette pétasse chez moi, dans ma maison ? Elle a l'air d'une pute, avec son rouge à lèvres et sa jupe trop courte (qui en fait lui descendait jusqu'aux genoux). Elle sent le sexe à plein nez, elle doit certainement s'enfiler tous les mâles du bureau, et toi, pauvre crétin, tu la ramènes ici, cette… chose qui n'en veut qu'à ton argent. Comment peux-tu être aussi bête mon pauvre garçon, comment est-ce que j'ai pu engendrer un abruti pareil ? Je ne veux plus jamais la revoir tu m'entends ? Oh mon pauvre fils, que ferais-tu si je n'étais pas là, à te montrer le droit chemin ? Les femmes sont toutes mauvaises, elles ne pensent qu'à une chose, à ce que tu as dans le pantalon, c'est pour ça qu'elles existent, uniquement pour ça…
Ses imprécations avaient duré une bonne demi-heure, elle n'était plus qu'une furie déversant des torrents d'insultes et d'invectives contre une jolie femme qu'elle ne connaissait même pas. Quand elle s'était enfin calmée, elle le prit dans ses bras, lui susurrant des choses encore plus abominables de par leur stricte vérité, l'appelant "mon petit ange à moi toute seule, mon chéri que j'adore, mon grand garçon que j'aime tellement…".
Il avait alors trente-deux ans, et ce soir là il ne descendit pas à la table familiale, prétextant une horrible migraine.
Sa mère lui apporta une tisane bien chaude, lui baisa le front et lui dit, d'un air satisfait et presque narquois : "Dors bien mon chéri, demain est un autre jour".
Le lendemain, il donnait sa démission.
Jamais il ne revit la douce et attirante Mary.





Il est maintenant près de minuit. L'humidité ambiante le transperce jusqu'aux os. Parfois il croise des ombres et perçoit des pas dont le martèlement hante les rues balayées par le vent. La brume enveloppe chaque immeuble, virevolte presque pensivement autour des réverbères qui diffusent leur lumière blafarde. Elle se répand en volutes fluides et impalpables, s'insinue dans chaque endroit où elle peut s'inviter, coule silencieusement en une vapeur évanescente qui disparaîtra aux premiers rayons du soleil. Mais le jour est encore loin. Il continue sa marche éperdue, il ne sait plus où il est, mais après tout quelle importance ? S'il n'était pas aussi absorbé par ses pensées, ces sentiments contradictoires qui crient dans sa tête que ce qu'il est en train de faire est déraisonnable, qu'on ne laisse pas sa mère mourir à petit feu dans une maison où les fantômes de mauvais souvenirs viendront la harceler, il se sentirait quelqu'un d'autre, un homme nouveau. Il est encore temps de faire marche arrière se dit-il amèrement, pardonner toutes ces années de souffrances et de mal de vivre. Mais le visage bourru s'impose à son esprit en une image grand format, sa bouche hargneuse qui n'a jamais su prononcer le mot "amour", ses yeux malfaisants le transperce. Alors il s'enfonce toujours plus loin dans l'inconnu, loin de cette maison où le bonheur n'a jamais vu le jour. Ses pas l'emmènent vers d'autres horizons, et il ne peut qu'espérer une vie meilleure, bien meilleure que celle qu'il a vécue jusqu'à présent.

Il entrevoit imperceptiblement une lumière à quelques dizaines de mètres. En s'approchant, il s'aperçoit que c'est un café encore ouvert à cette heure indue de la nuit. Il pousse la porte, s'assoie à une table, et commande un café. Les quelques clients qui sont là lui ressemblent, ce sont des gens qui recherchent désespérément quelqu'un à qui parler, rompre cette solitude qui les étreint jour après jour. Du moins, dans son état mélancolique, c'est ce qu'il essaie de croire. Ça sent le vieux mégot, la poussière et l'alcool dans ce café. Les lampes posées sur les tables donnent un reflet fantomatique aux consommateurs.
Un couple d'ados chahute dans un coin, puis le jeune homme embrasse la jeune fille à pleine bouche, longuement, très longuement, un baiser interminable digne d'entrer dans le livre des Records. Quand enfin ils reprennent leur respiration, il lui caresse les seins sans aucune gêne, lui murmure quelque chose à l'oreille et elle se met à glousser comme une pintade dans une basse-cour. Un autre couple assis trois tables plus loin que la sienne s'accroche par les yeux, la main de l'homme dans celle de la femme, et ils se regardent si intensément que ce ne peut être que des amants venus se réfugier ici en attendant des jours meilleurs.
La vie ordinaire se déroule sous ses yeux, faite de gens ordinaires, de gens qui n'ont pas abandonné leur mère dans une maison froide et inhospitalière.
Deux personnes d'un certain âge sont attablées devant un verre, et quelque chose en eux le trouble. Ils portent sur leur visage ce qu'il connaît de sa mère. Ces deux là n'ont rien d'aimable, et encore moins de généreux. Ils ont le regard méchant, leurs gestes sont crispés, presque coléreux. La vie les a vidés de toute bonté, de tout espoir, si jamais ils en ont eu, ne leur laissant qu'une hargne engluée d'amertume. Il présume qu'ils n'ont jamais eu d'enfants, car il n'ose imaginer ce que ces deux êtres dégoulinant de suffisance leur aurait fait subir. Faire des enfants est un acte purement égoïste, les parents ne savent pas dans quel bourbier ils jettent leur progéniture quand vient le temps de construire leur vie. Certains élèvent leurs enfants comme on élève des poules, leur jetant quelques graines pour la journée, et quand il n'y en a plus, ces pauvres êtres qui n'ont jamais demandé à vivre attendent le lendemain, et s'il n'y a pas de lendemain, ils se débrouillent comme ils peuvent. Il a presque envie de se lever et demander à la femme si elle était une mère acariâtre qui prenait un malin plaisir à humilier son fils.
Soudain elle attrape son regard, un air de défi se lit sur son visage, et il courbe la tête, comme il l'a fait durant trente sept années. Il se sent tout petit devant cette vieille femme venue là avec son vieil époux, cette mégère qui l'observe comme on observe un animal dans un zoo. Alors il se lève, car il n'en peut plus de toutes ces personnes ordinaires dans leur petite vie ordinaire, de ces rescapés à la dérive en plein océan. Il a l'impression de se regarder dans un miroir. En se levant, sa chaise racle le parquet, et tous les yeux se braquent sur lui, excédés d'être dérangés dans leurs occupations. Les yeux se font perçants, inquisiteurs, l'accusent de n'être rien. Il en devient rouge de confusion. Il laisse un billet sur la table, sans prendre le temps de recevoir la monnaie, et sort précipitamment. Son cœur bat à tout rompre et une envie irrépressible de vomir lui tord le ventre, dégoûté de lui-même, de son manque de confiance, de sa perte d'identité.
La nuit et le brouillard l'avalent de nouveau, un sentiment de sécurité l'étreint, comme une mère étreint son bébé, avec tout l'amour dont elle est capable.





Ses pas l'entraînent toujours plus loin, possèdent leur propre volonté, sans se rendre compte du temps qui passe. Il ne sait pas où il se trouve. Jamais il n'est venu dans ce quartier désert. Il n'y a aucunes habitations, que de grands bâtiments aux murs gris et sales. Ce sont des entrepôts. Le brouillard semble plus dense ici. Il ne s'arrête pas, marchant silencieusement vers une destinée inconnue. Le café l'a à peine réchauffé et lui a laissé un goût amer dans la bouche. Ne serait-ce pas plutôt le fait que ces gens lui ont montré toute la grandeur de son état d'homme misérable ? "CE N'EST PAS MA FAUTE" hurle t-il à la nuit, CE N'EST PAS MA FAUTE, C'EST A CAUSE D'ELLE, C'EST ELLE QUI A FAIT DE MOI CE QUE JE SUIS". Les mots résonnent en un écho éclatant de reproches, lui répondent que si, c'est de ta faute, tu n'as aucune excuse, tout homme digne de ce nom peut se rebeller contre l'inacceptable. L'écho hurle tout seul et lui affirme une chose terrible : c'est bien trop facile de rejeter les torts sur une mère possessive, une mère qui a consacré toute sa vie à ton éducation, une mère qui a mis des barrières pour te protéger, uniquement pour te protéger. "ET LES COUPS, LES PRIVATIONS, LE MANQUE D'AMOUR, C'EST MOI QUI L'AI VECU, PAS ELLE ! MOI, UNIQUEMENT MOI !" crie t-il encore vers le ciel, mais le ciel ne veut rien lui répondre, trop occupé à répandre la noirceur de la nuit sur le monde. Ses mots ne deviennent plus qu'un murmure larmoyant, puis meurent dans sa bouche, braves petits soldats qui battent en retraite car ils ne savent pas ce qu'ils pourraient ajouter.

Il s'adosse à un mur, totalement épuisé. L'humidité s'est transformée en petites aiguilles qui le transperce de toutes parts, mais c'est à peine s'il s'en rend compte, et pourtant il grelotte de froid. Des odeurs de vieilles pierres, de grains, d'huile moteur, d'eau croupie, de détritus, de tout ce qui compose des entrepôts aux abords d'un canal se mélangent à la brume, s'entrelacent et s'accouplent en un enivrante fièvre enflammée qui lui arrache quelques gémissements. Une atroce migraine lui vrille la tête. Presque en titubant il reprend sa marche, et le voici maintenant au-dessus d'un pont qui enjambe le canal. Les entrepôts sont à quelque mètres derrière lui, masses gigantesques qui l'écrasent de tout leur poids. L'eau du canal coule silencieusement, une eau noire qui l'appelle, lui tend les bras, l'hypnotise. L'eau lui dit qu'elle est prête à l'accueillir s'il le veut, lui murmure combien il serait délicieux d'y plonger. Ne plus penser à rien, laisser l'eau le submerger, l'engloutir, et tout serait terminé. Mais des souvenirs qu'il croyait enterrés affleurent son esprit, deviennent si clairs qu'il en reste choqué. Il revoit les dessins qu'il faisait quand il était enfant, ce don que la nature avait daigné lui accorder. Chacun de ses dessins racontaient une histoire, maigre consolation pour toutes ses heures de solitude. Jamais il n'a eu droit au moindre compliment pour ses beaux dessins, pas même un merci quand il les lui offrait.

Il se souvient de ses anniversaires sans cadeau, des Noëls sans sapin, des longs dimanches sans amis. Quand il était enfant il s'imaginait que sa mère l'avait abandonné. Un couple venait à l'orphelinat et le choisissait, lui, ce petit garçon apeuré et craintif, des gens débordant d'amour et de tendresse. Ils l'emmenaient dans une belle maison, lui offrait de beaux cadeaux lors des fêtes, et la maison résonnait toujours des cris joyeux de ses nouveaux frères et sœurs. L'homme était un papa si gentil que souvent il le prenait par la main, une main géante dans laquelle il enfouissait la sienne, et ils allaient se promener tous les deux, rien qu'eux deux, sous le chaud soleil de l'été. Ça sentait bon l'herbe fraîchement coupée, les pommiers en fleurs, l'après-rasage de son papa quand il l'embrassait, et de jolis papillons voltigeaient autour d'eux, aussi légers que ceux qui voltigeaient autour de son cœur.
Il se souvient du jour où il avait trouvé un petit chat tout noir dans la remise, miaulant avec détresse. Il l'avait recueilli dans ses mains, petite boule vivante qu'il aimait déjà de tout son cœur. Sa mère n'avait rien dit quand il le lui avait montré, et les jours qui suivirent furent les plus heureux de sa vie, parce qu'il avait un chat rien que pour lui, un animal sur qui reporter toute son affection. Et puis un matin, alors qu'il l'appelait partout dans la maison et au-dehors pour lui donner sa pitance, passant des heures à le chercher, il l'avait retrouvé sur le dessus de la grande poubelle, comme un vulgaire papier de détritus, sa petite tête formant un angle bizarre avec le reste de son corps.
- Comme ça, il ne sera plus dans mes pattes avait-elle déclaré méchamment, et arrête de chialer bon sang, t'es pas une fille !
Il repense à la journée de ses dix ans où il était entré dans la chambre maternelle, croyant qu'elle était au jardin. Sur la pointe des pieds il s'était approché de la commode et ouvert l'un des tiroirs, le cœur battant comme un tambour dans ce lieu interdit. Dans le tiroir, il avait découvert des photos de sa mère au bras d'un homme, un homme qui lui ressemblait étrangement. Et si c'était son vrai papa s'était-il demandé avec extase. Il en était tout heureux, de nouveaux rêves et de nouveaux espoirs naissant déjà dans sa tête. Mais son petit bonheur n'avait pas duré bien longtemps. Tandis qu'il était plongé dans ses rêves les plus fous, trop absorbé devant cette énigmatique photo et oubliant toute prudence, une voix derrière lui l'avait fait sursauter.
- Qu'est-ce que tu fais là demanda t-elle, rouge de colère. Viens ici, je te prie.
Elle l'avait empoigné avec ses mains aussi sèches que son cœur, puis jeté dans la cave, comme on jette un chien pouilleux dont on veut se débarrasser. Sans lumière et sans manger. La nuit fut terrible pour lui, criant et suppliant pour qu'elle le laisse sortir. Dans ce lieu sombre et mystérieux, il ne pouvait y avoir que d'horribles monstres prêts à le dévorer, des monstres sans pitié possédant le même visage que sa mère.
Le lendemain, elle l'avait enfin libéré, lui ordonnant de ne plus jamais fouiller dans ses affaires. Mais il avait tellement eu peur dans cette cave noire et nauséabonde que la nuit suivante il avait mouillé son lit. Bien sûr elle s'en était tout de suite aperçue et l'avait expédié sous la douche pour qu'il lave "toute cette pisse dégueulasse". Alors qu'il frottait son corps avec énergie, comme si l'humiliation de ce qu'il avait fait pouvait disparaître à l'aide d'une savonnette, elle était entrée dans la salle de bain, un grand couteau à la main, et placée le métal froid sous son entrejambe.
- Si jamais tu recommences à pisser au lit, je te coupe ce ver de terre qui te sert de bite et jamais tu ne sauras ce que les hommes en font quand ils sont grands. Tu m'as bien comprise ?
Au bord de la panique, il lui avait répondu en pleurnichant que oui Maman, il avait tout à fait compris.
Plus jamais il ne mouilla son lit.
Depuis ce fameux anniversaire si joyeux, pas une seule fois il n'osa demander qui était cet homme mystérieux et souriant qui tenait le bras de sa mère sur la photo.





Les souvenirs continuent d'affluer en vagues monstrueuses. Ils sont si mauvais que son souffle lui manque et se met à respirer par petites saccades. Toute l'horreur de sa vie défile devant ses yeux, une vie que personne n'a le droit de connaître. L'eau du canal continue de l'inviter à ne faire qu'un avec elle, se fait plus attrayante, revêt un charme qui le fascine. Elle le supplie d'enjamber la rambarde et de se joindre à elle. Les mots qu'elle emploie se font gracieux, séducteurs, envoûtants. La brume devient son complice, s'enroule paresseusement autour des jambes de celui qui se tient là, l'encourage à faire le grand saut. L'eau, devant cette aide inattendue, en devient rouge de plaisir, si rouge, comme le rouge qui macule le lit de sa mère. Le canal charrie du sang, une rivière de sang qui s'écoule sous ses pieds.
- Qu'est-ce que je fais mon Dieu, qu'est-ce que je fais, murmure t-il doucement, mais ses mots disparaissent dans le brouillard.
Celui-ci est choqué par ce qu'il vient d'entendre, car il sent que l'homme lui échappe, se réveille de sa torpeur. Mais il est trop tard. Ni l'eau ni la brume n'auront le plaisir d'arriver à leurs fins.
- Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas la laisser seule. Elle a besoin de moi. Comment pourrai-je faire une chose aussi monstrueuse ? Je ne suis pas comme elle. Non, jamais je ne serai comme elle.
A la lueur d'un réverbère il regarde ses mains pour y enfouir son visage, tellement sa détresse est profonde. Il y remarque de petites taches brunes, des taches qui ne sont ni de la boue ni de la saleté. Ce sont des taches de sang, celui de sa mère. D'abord il les regarde sans bien comprendre ce qu'elles peuvent être, puis la vérité le frappe avec violence, et elle le fait avec une extrême satisfaction. Non il n'a pas attendu qu'elle s'endorme pour s'en aller loin de cette maison, non il n'est pas parti en la laissant seule dans sa chambre. Cela lui revient maintenant, et il se frappe la tête tellement l'horreur de son acte le gifle de toute sa force. Comme dans un mauvais rêve, il la revoit dans son lit et lui demander, je te prie, de lui apporter immédiatement une autre tasse de thé car celui-ci est trop léger. Il l'entend lui dire de sa voix haut perchée que décidément il ne sait rien faire de bien, que ce thé est aussi insipide que toi, mon pauvre garçon. Tout ce que tu fais est fade, insignifiant, sans aucune saveur. Tu ne seras jamais un homme. Comment une femme pourrait-elle vouloir de toi ? Regarde-toi, trente-sept ans et encore puceau ! "Puceau-puceau-puceau" criait-elle en se moquant de lui, et son rire de crécelle résonne encore à ses oreilles, un rire chevrotant suraigu et plongé dans l'acide, acéré comme la lame d'un couteau.
Pris de nausée, il revoit sa main se tendre et s'emparer d'un lourd cendrier en jade posé sur la table de nuit, et il frappe, frappe, encore et encore, sur la tête de cette femme qui ne sait que dire des choses épouvantables, des choses qui en fin de compte ne sont que la stricte et amère vérité.
- ARRÊTE ! ARRÊTE MAMAN ! ARRÊTE ! ARRÊTE ARRÊTE ARRÊTE hurle t-il en frappant, devenu fou furieux. Son bras n'est que rancœur, amertume, ressentiment trop longtemps étouffés.
Le sang gicle en fines gouttelettes et macule les draps, petites taches rouges qui l'encouragent dans son acte de folie, et elles le font dans toute leur horrible brutalité.
La tête de sa mère n'est plus qu'une bouillie informe.
Son esprit disjoncte totalement, se refuse à comprendre ce qu'il vient de faire. Comme dans un mauvais rêve, il repose le cendrier à sa place, ferme soigneusement la porte, s'engouffre dans les escaliers, enfile son gros manteau, et sort dans la rue sans même un regard derrière lui.
Il commence sa longue marche à travers la ville, dans un brouillard cotonneux qui l'enveloppe tel un habit funèbre.

"Je suis un assassin, j'ai tué ma propre mère" répète t-il inlassablement dans un état second, et il implore le ciel de lui pardonner. Mais le ciel a encore autre chose à faire, il faut maintenant qu'il se prépare pour une longue journée, car l'aube n'est plus très loin.
Il continue sa marche, presque en titubant, sort du quartier des entrepôts et se dirige vers la ville. Quelques automobiles roulent lentement vers des destinations inconnues, des gens qui sont peut-être aussi troublés que lui, aussi désireux de trouver la miséricorde pour un acte odieux qu'ils auraient commis. Mais c'est à peine s'il les voit, immensément perdu dans ses pensées, car ses prières pour trouver le pardon ne trouvent aucune fin. Absorbé par ses prières, il traverse une rue au moment où un énorme camion surgit du néant, roulant bien trop vite dans ce brouillard épais.
Le coup de frein est brutal, presque rageur, mais il est trop tard.
Un choc abominable se répercute sur les murs des maisons.
Son corps heurte violemment le métal et est projeté quelques mètres plus loin, sa tête cogne brutalement le pavé, et les roues gigantesques écrasent ce pantin désarticulé qui n'a plus à se soucier des conséquences de son acte, ni à implorer le ciel pour qu'il écoute ses prières.
Brian Crawford n'est plus, il a enfin trouvé le repos.
Sa longue marche est terminée.





L'ombre était partout, aussi noire qu'une nuit sans lune, si dense qu'il n'y avait aucunes nuances dans tout son désespoir.
Mère célibataire, fils unique, affection trouble et confusion des sentiments.
Un mélange explosif qui n'avait d'autre issue que la mort.
Mais celle-ci est encore plus noire que l'ombre qui nous encercle, parfois.
Sans aucun espoir d'y échapper.
Et bien plus écrasante qu'une mère trop possessive.

Auteur : mario vannoye
Le 18 octobre 2009