Monsieur drôles de chaussures



Cela faisait maintenant une semaine qu'il se passait des choses vraiment étranges dans ce village au cœur de l'Auvergne. En fait depuis l'arrivée du marchand de friandises, pour la fête annuelle des Récoltes. Lors de ces réjouissances qui duraient quatre jours, les villageois s'adonnaient sans retenue aux ripailles et aux beuveries, surtout quand les récoltes étaient abondantes et les greniers pleins. Et cette année là, les récoltes avaient été particulièrement bonnes.
Ce fut d'abord les enfants Bertier qui eurent des nausées, à en vomir tripes et boyaux. Toute la nuit leurs parents restèrent à leur chevet, sans pouvoir appeler le médecin car ils n'avaient pas le moindre écu pour payer ses honoraires. Puis toute la famille Valette, prise de convulsions atroces. Quand Madame Valette réussit à se lever en se tenant le ventre et alla dans la chambre où dormait son petit garçon de six ans, ce qu'elle découvrit dans le lit la fit hurler de douleur et de désespoir. L'enfant gisait sur le drap dans une mare de vomi et de substance blanchâtre qui le recouvrait entièrement. C'était comme si une grosse toile d'araignée enveloppait le garçon, ou, plus exactement, une énorme barbe à papa, pareille à celles que vendait le marchand de friandises.
Et ainsi de suite. Dans toute la bourgade, ce n'était que pleurs et lamentations.
Sur les quatre cent trente huit habitants, soixante quatre étaient malades à en crever, et vingt huit enfants étaient morts, les yeux grand ouverts, la bouche dégoulinante de vomissure, et cette étrange substance cotonneuse sur tout le corps.
Tous avaient acheté cette chose rigolote que le marchand de friandises confectionnait avec du sucre dans sa drôle de machine, en tournant une manivelle à toute vitesse. L'étrange appareil, composé de tout un mécanisme de poulies entraînées par de minces cordes tressées, avait une grande bassine circulaire sur le dessus, dans laquelle il versait du sucre concassé en poudre très fine. Le sucre s'effilochait en chauffant sous l'effet de la force centrifuge et s'enroulait sur une baguette en bois, et jamais de toute leur vie les villageois n'avaient goutté quelque chose d'aussi délicieux. Le marchand de friandises ne demandait presque rien pour cette étonnante invention, à la grande joie des enfants et de leurs parents.
Mais jusqu'à présent personne n'avait fait le rapprochement, car pour la fête des Récoltes les forains, saltimbanques, troubadours et autres camelots étaient si nombreux qu'il était impossible de savoir d'où venait le mal.
Ils croyaient que c'était Dieu lui-même qui les punissait de leurs péchés, trop nombreux à son goût. A cette époque où le rien s'appelait quotidien, en l'année de Grâce 1698, les gens étaient simples, enclins à une ferveur religieuse proche de l'extase, la plupart fermiers, paysans ou journaliers. Les nobles et gens d'esprit habitaient plus au Nord, dans la grande ville de Clermont.
Il y avait bien le vieux Marquis de Farguas qui habitait en haut de la colline, au château de La Chaux Montgros, mais jamais personne ne le voyait. Pensez donc ! Se mélanger aux gens du peuple ? Seuls ses domestiques descendaient quelquefois au village.






Devant cette hécatombe inexplicable, la fête fut écourtée et ne dura que deux jours au lieu des quatre comme chaque année. On dénombra pas moins de cent vingt six cadavres, entièrement recouverts de cette matière filandreuse que l'on nomme aujourd'hui barbe à papa.
Mais ça ne faisait que commencer. Le mal allait empirer, et ce n'est pas toutes les prières du monde qui l'en empêcherait. L'Enfer, pris d'une soudaine envie d'air frais, se frottait déjà les mains de plaisir et de satisfaction en pénétrant dans la commune.






Le marchand de friandises (mais était-ce véritablement un marchand ?) décida donc de rester dans ce charmant village une semaine entière. C'était tellement réjouissant de voir ces pauvres créatures se délecter avec gourmandise de sa nouvelle sucrerie. Il rangea la machine dans sa carriole et s'installa à l'Auberge du Faisan Noir, moyennant trois sous par nuit et deux sous pour les repas.
La tenancière, une grosse femme débordant de graisse albumineuse, en apercevant cet étrange personnage entrer dans son établissement, fut tout d'abord saisie d'un curieux sentiment de malaise. Il était entièrement habillé de noir, avec une grande cape sur ses épaules et de drôles de chaussures rouge. Et ses yeux ! Mon Dieu ses yeux ! D'une limpidité si profonde qu'on aurait pu s'y noyer ! Elle mit une main boudinée sur son imposante poitrine, balbutia quelques mots indistincts, et monta les escaliers d'un pas chancelant en faisant craquer chaque marche, le marchand de friandises derrière elle. Il ne lui vint pas une seconde à l'esprit qu'un homme prenant une chambre pour une semaine entière n'avait même pas un baluchon avec lui. Elle ouvrit la porte de la chambre d'une main fébrile, laissa entrer son visiteur et redescendit le plus vite possible, en relevant le bas de ses jupons pour ne pas s'empêtrer les pieds dedans.
Dix minutes plus tard, se sentant franchement mal, elle alla se coucher dans son grand lit où elle avait connu tant de plaisir charnel lorsque son mari était encore vivant, avant qu'il ne soit emporté par une fièvre maligne. Il appelait ça "la foire à la saucisse", ce qui avait le don de la faire mourir de rire.
Sa fille, Emilie, âgée de treize ans à peine et aussi mignonne qu'une rose fraîchement cueillie, se démena tant bien que mal avec les consommateurs assoiffés qui n'arrêtaient pas de faire des plaisanteries douteuses sur sa jolie frimousse. Les habituels poivrots que même un tremblement de terre n'aurait pu déloger de leur table. Un homme, le visage atteint de couperose alcoolique et le nez aussi gros qu'une patate parsemée de petits cratères à en faire pâlir de jalousie la lune en personne, se permit même de lui dire qu'elle était bien plus charmante que sa grosse barrique de mère. En récompense de sa remarque déplacée et plus que méchante, il reçut un bock de bière tiède rempli à ras bord sur la tête, à l'hilarité générale.
A part la tenancière qui souffrait mille martyrs dans son lit, personne n'avait vu entrer le marchand de friandises dans l'auberge.
Tous s'étaient tus quand il avait franchi la porte, sentant un froid glacial pénétrer leurs os, mais aucun ne le vit réellement, telle une vapeur évanescente qui disparut dans les escaliers montant aux chambres.

Emilie passa la nuit au chevet de sa mère, tamponnant le front dégoulinant de transpiration avec une serviette humide et essayant sans succès de lui faire ingurgiter du bouillon de poule. La pauvre femme délirait en parlant d'un homme étrange qui était ici, dans son auberge, un homme avec de drôles de chaussures. "C'est le Diable criait-elle. Il est venu chez moi ! C'est le Diable qui est là !"
Emilie n'en pouvait plus d'appréhension et d'inquiétude, priant de toute son âme pour que sa mère reste en vie.

Mais le lendemain matin, la tenancière se sentait aussi fraîche qu'un gardon.
Lorsqu'elle se réveilla vers huit heures, Emilie sommeillait à côté d'elle. Elle la bouscula sans ménagement et lui demanda ce qu'elle pouvait bien foutre dans son lit au lieu de dormir dans sa chambre, et la fillette le lui expliqua. Madame montgolfière ne se rappelait de rien, encore moins de son étrange et unique visiteur qui lui ne dormait jamais.
La journée se passa comme à l'ordinaire, avec des boit-sans-soif n'ayant rien de mieux à faire que de passer leur temps dans son estaminet, criant et riant aussi fort qu'eux.
Le soir, lorsqu'elle mit tout le monde dehors et qu'elle put enfin s'occuper de ses activités personnelles, légèrement éméchée, elle alla avec Emilie nourrir les cochons enfermés dans la porcherie. L'un d'eux, qui s'autorisa le luxe de la bousculer, reçut un coup de pied féroce dans les côtes, histoire de lui apprendre la politesse à ce malotru mal dégrossi. Il faisait sombre dans la porcherie, aussi s'était-elle munie d'une lanterne à huile qu'elle avait posée sur un vieux meuble. Dès leur corvée terminée, elle s'empara de la lanterne et ressortirent. Il faisait presque nuit, et les premières étoiles scintillaient d'une faible lueur. A côté du gros chêne au milieu de la cour, il y avait une ombre immobile.
- Qui va là ? Qu'est-ce que vous faites ici ? L'auberge est fermée, allez vous-en !
Elles s'approchèrent doucement de l'arbre, levant la lanterne à hauteur de ses yeux.
- A qui parles-tu ? demanda Emilie. Je ne vois personne !
La mégère continuait néanmoins d'avancer, et ce qu'elle vit la tétanisa sur place. A une vingtaine de mètres se tenait son mari décédé il y avait maintenant trois longues années, tout sourire. Abasourdie, elle en laissa tomber sa lanterne dans l'herbe.
- Gustave ? C'est toi Gustave ? demanda t-elle bêtement.
Gustave ne répondit rien. Ses vêtements étaient en lambeaux, souillés par la terre de sa propre tombe, et de petites veines bleues saillaient de son visage et de ses mains décharnées. Quelques asticots se tortillaient sur ses lèvres craquelées, qu'il lécha goulûment.
Puis ce qu'elle avait pris pour son mari qu'elle avait tant aimé se transforma en une hideuse créature aux ongles effilés, se retransforma encore pour devenir cette fois-ci le marchand de friandises tout de noir vêtu, sa grande cape sur ses épaules et les yeux aussi limpides qu'un lac en plein été.
- Tu… tu le vois dis ? bafouilla t-elle vers Emilie. Dis-moi que tu le vois, toi aussi.
Emilie voyait, elle aussi.
- C'est qui maman ? Il me fait peur.
- C'est… c'est Monsieur drôles de chaussures. Je me souviens maintenant. Il… il est arrivé hier.
La petite porta son regard sur les pieds de celui qui ne bougeait toujours pas à côté du gros chêne.
- Monsieur drôles de chaussures ? On dirait… on dirait qu'il a… des sabots de bouc. Tout rouge. Oh maman, qu'est-ce qu'on va faire ?
Emilie se réfugia dans les jupes de sa mère, les yeux agrandis d'épouvante.
Et soudain, alors qu'à peine deux secondes plus tôt l'ombre spectrale était à vingt mètres de là, le marchand de friandises se tenait juste devant elles. D'une voix doucereuse où perçait toute la méchanceté du monde, il susurra, l'haleine chargée d'une puanteur extrême :
- Suivez-moi jolies madames, venez avec moi. Vous goutterez bien un peu de ma nouvelle sucrerie ?
Les jolies madames le suivirent dans la porcherie, hypnotisées par les yeux limpides du marchand de friandises. Elles s'y noyaient, y plongeant avec délice, littéralement sous le charme de la créature venue du fond des âges. Là, sur le sol plein de paille et de déjections des porcs, était entassé pêle-mêle tous les villageois qui avaient mangé de sa confiserie, hommes femmes et enfants, la bouche débordante de vomissure verdâtre et enveloppés dans un cocon filandreux, tels d'effroyables chrysalides. Un monstrueux tas humain qui se retrouvait maintenant dans ce lieu nauséabond et sale, par un inexplicable maléfice.
Une barbe à papa surgit comme par magie dans la main de l'homme.
- Vous en prendrez bien un peu non ? Gouttez-moi ça. Vous m'en direz des nouvelles. Allez-y, n'ayez pas peur.
D'une main ferme, elles se saisirent du bâton de confiserie et le dévorèrent en à peine quelques secondes.
Et puis ce furent les crampes et les douleurs. Les effroyables douleurs. Sorties de leur torpeur, elles chancelèrent à genoux dans la crasse et les excréments, la pisse de porc et la gadoue, tandis que le marchand de friandises les regardait, un sourire narquois sur ses lèvres. Elles commencèrent à vomir leur brouet du matin, leur poulet rôti accompagné de haricots du midi, et leur soupe aux légumes du soir. Pour faire bonne mesure, Maman vomit également les six bocks de bière tiède qu'elle s'était enfilée dans la journée, en compagnie de ses ivrognes de clients. Elles se contorsionnaient dans la fange en hurlant de douleurs, l'estomac et la gorge en feu, les yeux exorbités, la langue pendante, gémissant et hurlant en même temps. Ce n'était plus que deux malheureuses en proie à une folie sans nom, tapant de leur tête et de leurs poings sur la terre écœurante, prises de convulsions, maculées des pieds à la tête de leurs vomissements et de la bouillasse informe des animaux.
Elles se tortillaient sur le sol comme des serpents, une substance blanchâtre se formant autour d'elles, jusqu'à ce qu'elles ne puissent plus bouger, prisonnières de ces cocons infâmes.
Elles mirent longtemps à mourir, mais le marchand de friandises avait tout son temps. Quand le dernier souffle de vie les quitta pour de bon, il contempla les deux femmes pendant de longues minutes puis se dit qu'il était maintenant l'heure de partir.
Il en avait assez fait.






On ne sait pas exactement ce que devinrent les cadavres amoncelés dans cette porcherie ignoble. Les annales du village n'en parlent pas. Peut-être ont-ils été dévorés par les cochons ? Pourquoi pas après tout ? Ne dit-on pas qu'un cochon mange de tout ? Si c'est vraiment le cas, ils ont dû se régaler.
Les siècles s'écoulèrent, et le temps effaça des mémoires cette étrange aventure, comme si jamais rien ne s'était passé.
N'ayant pas de descendance, lors du décès du Marquis de Farguas, le château de La Chaux Montgros tomba peu à peu en décrépitude. A l'heure actuelle, il est presque en ruine et tous les ans on y montre un magnifique feu d'artifice devant sa haute bâtisse. C'est là, en compagnie de mon meilleur ami et de sa petite fille, que je me suis rendu lors de mon anniversaire le 14 juillet dernier, alors que je passais quelques jours de vacances chez eux, dans leur superbe maison en bois. Mais les évènements en avaient décidé autrement, et personne n'a pu admirer le feu d'artifice.
Absolument personne.






Mon ami, Raphaël de son prénom, m'avait expliqué comment la fête devait normalement se dérouler. De chaque côté du château était installé d'immenses écrans où seraient projetées des vidéos accompagnant la musique, tandis que s'élèveraient dans les airs les fusées du feu d'artifice. L'an passé, alors que tout le monde avait le nez en l'air pour admirer le flamboiement des gerbes lumineuses, les organisateurs avaient choisi des morceaux de Pink Floyd, Led Zeppelin, Deep Purple et autres groupes que j'aime beaucoup. J'espérais qu'il en serait de même cette année.
Nous étions arrivés assez tôt sur place, vers dix neuf heures trente, car selon Raphaël il y avait des centaines de personnes qui venaient ici pour l'occasion. Après avoir garé la voiture, nous avons gravi le long chemin qui conduisait au château. Nous nous sommes baladés derrière lui, sur une grande prairie, où s'étaient installés les vendeurs de hot dogs et de gaufres, les obligatoires bars improvisés pour les insatiables buveurs de bière, et le chapiteau pour le bal. Il y avait déjà beaucoup de monde.
Beaucoup trop de monde.
Un peu fatigué de notre marche le long du chemin, nous nous sommes assis dans l'herbe, discutant de choses et d'autres. Raphaël surveillait sa fille du coin de l'œil, afin de ne pas la perdre de vue. Son épouse, Angélique, était restée à la maison, travaillant très tôt le lendemain.
La discussion s'éteignant d'elle même, je me suis allongé sur l'herbe en contemplant le ciel. Je ne pensais à rien de précis, lorsque soudain de drôles d'idées me sont venues. Pas vraiment des idées, mais une histoire qui se déroulait dans ma tête. Une histoire qui avait vraiment eu lieu, ici même, dans ce village, à une époque bien différente.

Le vieil homme se sert un autre verre de liqueur et sort sur le chemin de ronde pour le déguster. Il aurait très bien pu le prendre à l'intérieur, dans la bibliothèque, mais il lui semble que sa boisson sera bien plus savoureuse à l'air libre, sous le chaud soleil de septembre. Il s'avance jusqu'au parapet, sa gouvernante derrière lui, dans un chuchotement de jupons et de vieilles dentelles.
- Vous ne devriez pas sortir ainsi, le soleil n'est pas bon pour vous, Monsieur le Marquis.
- Laissez-moi décider ce qui est bon ou non pour moi voulez-vous. Je suis peut-être un vieil homme, mais j'ai encore toute ma tête. Racontez-moi plutôt ce qui se passe dans le village.
- Hé bien, beaucoup de gens sont morts d'un mal inconnu. On ne compte plus le nombre de cadavres. On ne sait plus où les mettre tellement il y en a. Le fossoyeur et le curé n'ont jamais eu autant de travail. C'est tout ce que je sais.
- Hum ! répond-il laconiquement. Laissez-moi seul maintenant, j'ai besoin de réfléchir.
Et la gouvernante s'en retourne à ses occupations, dans un nouveau chuchotement de jupons et de vieilles dentelles, donner ses ordres aux cuisiniers pour le repas du soir.
Le marquis reste accoudé au parapet, les yeux dans le vague, regardant sans le voir vraiment le village qui s'étend en bas de la colline. Son esprit le ramène des années en arrière, lorsqu'il était tout jeune homme, sans ces horribles douleurs sur tout le corps qui l'empêche de dormir. Mais il n'y a pas seulement ses rhumatismes qui l'empêchent de fermer l'œil. Il y a aussi l'ombre de souvenirs qu'il n'arrive pas à oublier, les cendres d'un passé douloureux qui le hante chaque nuit. Les morts ne vous laissent jamais en paix. Ils vous tapent sur l'épaule, se dressent devant vous, alourdissent votre allure, s'approprient votre vie entière. Ils sont toujours là, fantômes à l'affût, à vous rappeler sans cesse des évènements que seul votre propre fin pourra définitivement anéantir.
C'était donc par une belle journée ensoleillée qu'il s'était rendu avec ses deux sœurs jusqu'à l'étang des Maures, à quelques lieues du château, à côté du hameau de Ségnoux. Hameau est un bien grand mot, puisqu'il n'y avait que quelques maisons qui constituaient l'endroit. Ils y étaient allés à cheval pour y passer l'après-midi. Lui avait une vingtaine d'année, et ses sœurs, des jumelles, étaient âgées de seize ans. Seize ans de bonheur, de joie de vivre et d'espérance.
Ils s'étaient assis dans l'herbe, lisant quelques poèmes à voix haute et se délectant du plaisir d'être ensemble. Dans l'étang, des poissons affamés sautaient au-dessus de l'eau pour attraper des libellules. De magnifiques papillons voletaient de fleur en fleur, et le babillage des oiseaux emplissaient leur cœur d'une folle allégresse.
Puis il s'éloigne cueillir quelques fleurs sauvages pour les offrir aux jeunes demoiselles, et quand il revient elles sont dans l'eau jusqu'à mi-cuisses, leurs belles robes flottant autour d'elles, avançant vers ce qui parait être un homme au milieu de l'étang.
L'intrigant personnage semble non pas dans l'eau, mais au-dessus, et il en reste pétrifié sur place.
Il sort enfin de sa torpeur et court vers le rivage en hurlant le nom de ses sœurs. Il voit distinctement la silhouette diabolique tendre ses mains vers elles, et elles continuent d'avancer irrémédiablement vers ce personnage sorti d'on ne sait où. L'étrange apparition a une grande cape noire sur ses épaules. Il se rend compte qu'elle n'a rien d'humain, qu'elle est quelque chose d'autre, quelque chose qui défie l'imagination. Il lui semble entendre des mots sortir de son affreuse bouche. Ou est-ce le vent qui vient de se lever qui lui murmure ces paroles épouvantables ? Mais le vent ne dit pas "Venez à moi mes chères amies, venez à moi".
Il pénètre lui aussi dans l'étang, sans prendre le temps d'ôter ses beaux habits, et court dans l'eau à la poursuite des deux jumelles, soulevant des gerbes dans sa course. Mais le liquide devient vite un mur infranchissable. Il avance péniblement, un pied après l'autre dans un magma visqueux d'algues et de boue, mais ses pieds sont comme englués. Alors il nage le plus vite possible pour rattraper ses sœurs, hurlant encore et encore leurs prénoms, mais elles sont déjà au milieu de l'étang, tout près de cet homme qui ne désire qu'une chose, les noyer. Il voit ses sœurs prendre chacune une main de l'homme en noir, toujours de l'eau jusqu'à mi-cuisses, par un incompréhensible phénomène. Il les emmène encore plus loin, et là, par cette journée qui devait être si belle, il appuie sur leurs têtes et il voit ses sœurs disparaître dans l'eau, sans un seul geste pour se défendre.
Le pire, c'est qu'en sombrant dans cette eau glaciale, elles ont un grand sourire sur leurs lèvres.
Jusqu'à ce qu'elles disparaissent entièrement, elles n'arrêtent pas de sourire.
Il se met à hurler comme un dément, et les oiseaux s'envolent, effrayés par ces cris inhumains.
Il nage avec plus de ferveur, mais il sent peu à peu ses forces le quitter. Ses vêtements pèsent des tonnes dans cet étang maudit. A bout de forces, il perd connaissance et son corps flotte sur l'eau comme un fétu de paille, ballotté par de petites vagues.
Il reprend ses esprits quelques instants plus tard, et il est maintenant sur la terre ferme, allongé sur le dos. Comment y est-il arrivé ? De ça, il n'en a aucun souvenir. Mais l'homme en noir est agenouillé à côté de lui. Epouvanté, il essaie d'échapper à l'horrible vision en reculant sur ses fesses. La créature avance une main, lui prend le visage sous le menton avec ses doigts de mort, ses doigts glacés qui lui font éprouver une horrible sensation. Les yeux de la créature sont transparents, et il y voit toute la perversité qui s'en dégage. Elle ouvre la bouche, une bouche qui exhale un parfum de cadavre en décomposition, et lui murmure contre l'oreille ces deux mots qu'il n'oubliera jamais.
"Je reviendrai".
Et le jeune marquis, âgé d'à peine vingt ans et qui aimait ses deux jeunes sœurs plus que tout au monde, sombre dans l'inconscience.

Les recherches pour retrouver les jeunes filles n'eurent aucun succès. Leurs parents prirent le deuil, et leur mère en mourut de chagrin quelques mois plus tard. Jamais il ne parla à quiconque de l'homme en noir apparu ce jour là. Pour tout le monde, ses sœurs s'étaient tout simplement noyées. Son père lui en voulut beaucoup, puis, au fil des années, lui pardonna son manque de vigilance.
Mais ce qui est arrivé hante ses nuits, et le vieil homme qu'il est devenu est sûr d'une chose. Toutes ces morts mystérieuses dans le village ne peuvent être qu'à cause de "lui".
"Je reviendrai", avait-il dit. Et il était revenu, semant la terreur et le désespoir dans les familles.
Quelque chose le trouble néanmoins. Quelque chose qu'il s'efforce de se rappeler. Un détail qui lui revient enfin en mémoire, après de longues minutes de concentration.
La créature avait de drôles de chaussures.
Et elles étaient…


- … rouges. Ses chaussures étaient rouges.
- Hein ? Mais qu'est-ce que tu racontes, me demanda Raphaël. Tu t'es endormi et maintenant tu parles de chaussures rouges. Ça va pas ta tête ?
- J'ai dormi ? Ici ? Au milieu de tous ces gens ? C'est bizarre, j'ai dû faire un rêve, mais je n'arrive pas à m'en souvenir. D'ailleurs, où est ta fille ? Je ne la vois pas.
- Mais si ! Regarde ! Elle est là-bas, vers le marchand de barbe à papa. Alice ! Viens ici ma chérie, cria-t-il assez fort.
Mais Alice ne bougea pas, ne tourna même pas la tête vers son père qui l'appelait.
- T'es sûr que ce camelot était là tout à l'heure ? Je ne me souviens pas de l'avoir vu en arrivant.
- Non il n'était pas là, il vient juste d'arriver par les airs dans un chariot de feu, comme celui d' Ezéchiel. Bien sûr qu'il était là, on y a pas fait attention, c'est tout. Allez, lève-toi et allons voir ce que cette petite chipie a de si intéressant à regarder.
Nous nous sommes approchés d'Alice, sans porter la moindre attention au marchand de barbe à papa.
Elle était devant la machine, toute seule, la tête levée vers l'homme, les yeux grands comme des soucoupes, sans faire un seul geste.
Nous avons nous aussi regardé celui qui vendait ces délicieuses friandises.
Et j'en suis resté comme deux ronds de flan.
L'homme avait une grande cape noire sur ses épaules, une chemise et un pantalon de cuir de la même couleur, de ce style gothique que des jeunes en mal d'existence ont décidé d'adopter, mais sans les chaînes, les tatouages et les piercings qui vont avec. Et un visage encore plus blanc que mon bronzage en plein hiver. Un visage long comme un jour sans pain, d'une tristesse infinie. Ses yeux, punaise ses yeux, jamais je n'en avais vu de pareils. Fixes et aussi limpides qu'un lac, comme s'il voulait nous hypnotiser. "Tu parles d'un accoutrement, ai-je pensé. Et s'il continue à tirer une gueule pareille, il n'est pas prêt d'en vendre beaucoup, de ses barbes à papa".
Et le visage du marchand de friandises s'est tout à coup mis à s'animer, à faire des grimaces et des mimiques de clown devant Alice. Elle n'en pouvait plus de rire tellement ses expressions faciales étaient hilarantes. Il s'est approché d'elle et a dit, d'une voix nasillarde de canard : "Vous z'avez quèque chose besoin zolie mad'moiselle ?". Notre zolie mad'moiselle a mis sa main sur sa bouche en pouffant de rire.
- Zolie mad'moiselle, a t-il ajouté de sa voix de canard, vous z'êtes ma première cliente. Permettez que ze vous z'offre une déééliiicieuuuse barbe à papa. Ainsi qu'à ces charmants messieurs qui vous z'accompagnent.
Il a versé du sucre dans sa machine et nous a offert à chacun une barbe à papa.
C'est là que j'ai remarqué ses chaussures. De drôles de chaussures rouges. Ça m'a rappelé vaguement quelque chose, mais il m'était impossible de savoir quoi exactement.
Puis nous nous sommes éloignés en dégustant notre friandise, et c'est vrai qu'elle était franchement délicieuse. Les gens commençaient à affluer vers cet étrange camelot, surtout des enfants qui avaient une envie soudaine et irrépressible de barbe à papa.
Il y avait quelque chose d'autre qui me titillait l'esprit. Le marchand de friandises était à l'écart, et je n'ai pas vu de câbles reliant sa machine pour la faire fonctionner. Ni de groupe électrogène. Alors comment pouvait-il la faire marcher ? J'en ai parlé à Raphaël qui m'a répondu que c'était certainement grâce à des capteurs lunaires installés par des martiens en vacances sur notre planète, venus tout spécialement admirer le feu d'artifice eux aussi.
Ah Raphaël et ton irrésistible sens de l'humour…
Nous avions encore au moins deux heures devant nous avant qu'il fasse vraiment nuit et que commence le feu d'artifice. Ce qui fait qu'un nombre très important de personnes ont acheté de la barbe à papa.
Sans se douter un seul instant de ce qui allait suivre.






Nous sommes allés boire un jus de fruit pour faire passer ce goût sucré dans la bouche. J'avais un curieux sentiment de malaise, une espèce d'intuition qui m'a fait dire à mon ami que l'atmosphère ambiante était en train de changer. "Changer ? Comment ça changer ? Regarde les gens, ils n'ont pas l'air heureux d'être ici ?". Il avait à peine terminé sa phrase qu'il s'est mis à se tenir le ventre en gémissant. "Hé mec ! Ça va pas, qu'est-ce qui t'arrive, t'es malade, lui ai-je demandé". De grosses gouttes de transpiration coulaient de son front. Et puis il a commencé à vomir, directement sur notre table. Alice aussi a vomi, sur ses belles chaussures toutes neuves. Je me suis levé d'un bond et j'ai gueulé aussi fort que j'ai pu. "Un médecin bordel ! Est-ce qu'il y a un médecin ici ?". Et soudain je me suis tenu le ventre moi aussi, parce que j'avais également des crampes atroces qui me tenaillaient les tripes, pire que ma crise d'appendicite en 83. J'ai tout simplement dégueulé sur le tailleur hors de prix d'une dame bcbg qui passait à côté de moi, genre lèvres pincées et cul serré. Elle a reculé d'un pas, les yeux stupéfaits et la mine dégoûtée, aussi choquée qu'un ecclésiastique regardant un film porno. De partout sur cette grande prairie s'élevait des plaintes et des gémissements. Les gens couraient dans tous les sens en hurlant, renversant tables et chaises. Certains essayaient même d'appeler sur leur portable, sans succès. Les communications ne passaient plus.
Alors que je me tordais de douleurs sur le sol, j'ai vu quelque chose d'absolument incroyable. Une énorme barbe à papa se tortillait par terre, à deux mètres de moi. Mais derrière cette masse cotonneuse, il y avait les yeux implorants d'une jeune fille qui devait certainement être très belle, avant que son visage ne soit plus qu'un masque de souffrances intolérables. "Aidez-moi, je vous en prie, aidez-moi", a t'elle murmuré dans un dernier souffle en tendant son bras enveloppé de substance blanche et sucrée.
Dans la panique générale, ceux qui n'avaient pas mangé de cette confiserie se ruaient vers le sentier qui descendait au village, pour échapper à cette monstrueuse épidémie, pataugeant dans les vomissures. Un véritable raz de marée humain. Certains me piétinaient en courant. J'ai rampé vers Alice qui, heureusement, était simplement assise à côté de son père, pleurant toutes les larmes de son corps. Elle n'avait pas l'air d'aller très mal, en dépit de tout ce qu'elle avait vomi. Je me suis allongé sur elle pour la protéger, pour que les gens ne la piétinent pas elle aussi. Raphaël continuait de dégobiller, pris maintenant de convulsions.
Partout il y avait des malheureux étendus et souffrant le martyre, emmaillotés comme des momies par cette matière filandreuse et diabolique. Un homme, une barbe à papa d'un mètre quatre vingt, réussit à se lever et couru à toute vitesse vers un arbre pour se jeter sur le tronc tête la première. J'ai entendu distinctement un "glonck" sourd, il a reculé, à moitié sonné, et il a recommencé, jusqu'à ce que son crâne ne soit plus qu'une bouillie d'os et de sang. On aurait dit une barbe à papa à la fraise, certainement succulente en d'autres occasions.
Un garçon d'une quinzaine d'année se démenait comme un diable dans une grande flaque de vomi pour arracher son horrible cocon. Mais plus il se démenait, plus la substance infecte le recouvrait. Ses parents essayaient de l'aider dans sa tâche laborieuse, car eux n'avaient pas mangé de barbe à papa. Ils avaient les yeux fous, suppliant le ciel d'épargner leur enfant. Mais c'était perdu d'avance. La matière continuait son affreuse besogne et serra encore plus fort autour du cou du garçon. Elle serra tellement fort que ses yeux sortirent de leur orbite, et il cessa de se contorsionner comme un serpent.
Des guêpes et des frelons sont soudainement apparus. Un nuage de bestioles attirées par ce festin inattendu. Elles se sont jetées sur lui, sur ses parents juste à côté et sur toutes les barbes à papa humaines qui jonchaient le sol. Ça bourdonnait pire que dans une ruche. Par je ne sais quel miracle, Raphaël, Alice et moi n'avons eu une seule piqûre. Miracle numéro deux, et pas des moindres, nous n'avons pas été recouverts par cette affreuse substance. Certainement que ceci explique cela.
Et enfin miracle numéro trois, les guêpes et les frelons ont disparu au bout d'une demi-heure. Tout simplement disparu.
J'ai aperçu madame lèvres pincées et cul serré, et elle avait l'air beaucoup moins hautain maintenant. Elle marchait dans l'herbe, les yeux hagards, complètement hébétée, en marmonnant des paroles inintelligibles.
Le pire, c'était les enfants. Je ne vais pas vous raconter ce qu'ils ont souffert avant de mourir, ce serait trop… épouvantable. Manquerez plus que vous vous mettiez à gerber vous aussi.
Il y avait bien entendu des pompiers qui se tenaient là, prêts à intervenir si une fusée mettait le feu quelque part. Ou si quelqu'un se sentait malade. Et pour se sentir malade, ils avaient du boulot, c'est le moins qu'on puisse dire. De partout s'élevaient des cris et des lamentations. Ceux qui avaient pu s'échapper ont alerté les autorités et elles sont arrivées sur place avec des médecins et des ambulances, toutes sirènes hurlantes. Il y a même le service d'épidémiologie qui est venu dans un grand camion. Tout un tas de scientifiques en est sorti, enfermés dans des combinaisons blanches, comme dans x-files lorsqu'ils sont confrontés à une chose inconnue et peut-être contagieuse.
Et aussi d'autres camions, avec une plate-forme à l'arrière. Pour entasser les cadavres. Des dizaines de cadavres.
Les survivants, dont Raphaël, Alice et moi, ont été emmenés dans un hôpital et mis en quarantaine. On nous a fait subir toute une panoplie d'examens médicaux, qui n'ont rien révélé. Angélique était folle d'inquiétude.






Les médias ont beaucoup parlé de ce qui nous est arrivé. Vous savez comme ils sont, ils veulent toujours tout connaître, dans les moindres détails. Mais qu'est-ce qu'on aurait pu raconter ? Qu'un homme bizarre vendant des barbes à papa était la source de cette hécatombe ? Un homme qui s'était mystérieusement volatilisé ? Si on avait dit ça, on était bon pour l'asile psychiatrique le plus proche.
Alors personne n'a rien dit.
Même pas les pompiers.
C'est mieux comme ça, non ?






Un poète a écrit que "nous devons toujours aller de l'avant, car jamais nous ne pourrons faire le chemin en sens inverse". Merci poète, voici une évidence clairement établie.
Je trouve que les poètes aujourd'hui ont la farce bien tranquille.
Peu importe les joies ou les malheurs que l'on a connus. Le présent devient passé, et le passé devient souvenirs, bons ou mauvais, en laissant derrière soi quelques secrets profondément enfouis. Encore une évidence, mais celle-ci vient de moi, et je ne suis pas poète.
Nous essayons simplement d'oublier les mauvaises choses que l'on a vécues. Essayons seulement, sans jamais être certain d'y parvenir.
Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.

Je suis retourné chez mes amis en Auvergne. On discute de tout, parfois de philosophie -Raphaël est passionné de philosophie, il peut en discuter des heures entières- on mange bien, on s'amuse avec Alice qui a trop souvent le regard absent depuis le 14 juillet.
Mais qu'on ne me parle plus jamais de feu d'artifice ou de barbe à papa.
Je crois que j'en deviendrais fou.
La pauvre petite fait également des cauchemars. D'horribles cauchemars.
Elle se réveille en hurlant qu'il y a un homme dans sa chambre.
Un homme en noir avec de drôles de chaussures.
Je fais les mêmes cauchemars.

Auteur : mario vannoye
D'après une idée de christian laag
Le 05 août 2009