Catharsis



Catharsis : libération émotionnelle refoulée dans l'inconscient et parfois responsable de troubles d'ordres psychiques.
Certains en réchappent, d'autres y sombrent profondément.
Et c'est bien regrettable.






Samedi 7 février 2009.
1 heure 10 du matin.
La Mégane roulait paisiblement sur la route étroite et sinueuse, le cd dans l'autoradio diffusant en sourdine la chanson "Destroyed" de Within Temptation. Par cette nuit glaciale d'hiver, le vent mugissait dans les arbres de chaque côté de la route, faisant légèrement tanguer le véhicule. La forêt alentour semblait épaisse, presque menaçante. Le conducteur pianotait sur le volant au rythme de la musique, en chantonnant les paroles. Il commençait sérieusement à être fatigué et il appuya un peu plus sur l'accélérateur. Plus que dix kilomètres, et cette route interminable prendrait fin.
Les autres occupants dormaient d'un sommeil sans rêves, sa femme sur le siège passager et ses deux garçons, Tommy et Sean, assis à l'arrière. Tommy ronflait comme un bienheureux, et un large sourire s'épanouit sur le visage du conducteur.
Il tendit une main pour caresser doucement le visage de son épouse, histoire de la réveiller et lui dire qu'ils étaient presque arrivés.
Du coin de l'œil il perçut vaguement une forme blanche sur le bas-côté de la route, forme qui se précipita tout à coup devant le véhicule. Il appuya à fond sur la pédale de frein, mais c'était trop tard. Il percuta de plein fouet la chose qui traversait. Le choc réveilla brutalement sa femme et ses enfants, les yeux hagards, se demandant ce qui se passait.
- Zut ! Il y a un truc qui s'est jeté devant la voiture. Je crois bien que c'était un lapin. Il avait l'air énorme, au moins huit kilos.
Tous sortirent pour constater les dégâts, à l'aide d'une lampe de poche.
- Punaise, il y en a partout autour de la roue. C'est dégueulasse, s'exclama Sean.
L'homme enfila une paire de gants, de ceux que l'on prend pour se servir de l'essence dans les stations services, et retira les morceaux de viande écrasée coincés sur le passage de roue, avec une moue dégoûtée. Un bout de plastique gisait au milieu de la route, arraché par le lapin suicidaire.
A vingt mètres d'eux, cachés dans la forêt, des yeux les observaient.






Dimanche 8 février 2009.
Onze heures du matin.
Celui qui sommeillait paisiblement dans son lit sentit vaguement quelque chose de froid sur sa tempe.
- Réveille-toi ! ordonna une voix.
Il ouvrit les yeux d'un seul coup. Il voulut lever la tête, mais l'arme l'en empêcha.
- Où c'est t'as mis le fric ? Vas-y, répond !
- Le fric, mais de quel fric tu parles ?
- Le fric que t'as caché. Celui-ci de la banque postale. On devait le partager, tu t'en rappelles plus ?
Tommy jeta les couvertures par-dessus le lit et se précipita sur son petit frère déguisé en cow-boy, un pistolet en plastique dans les mains.
- Je vais t'en donner moi du fric ! Tu vas voir, me réveiller de cette façon !
Sean se sauva dans le salon, mais Tommy le rattrapa pour le chatouiller. Sean n'en pouvait plus de rire, les yeux larmoyants, son petit nez en trompette et ses joues pleines de tâches de rousseur déja rouge écarlate.
- Messieurs Hobson juniors, voulez-vous bien arrêter ça tout de suite ! protesta leur mère. Et Tommy, pense à t'habiller. On ne se balade pas en slip dans une maison.
- Oui m'dame. Le temps de prendre une douche et je serai aussi beau qu'un prince.
- Alors dépêche-toi, le déjeuner est presque prêt. Vous pourrez faire les idiots cet après-midi.
Madame Hobson replongea dans l'épluchure de ses légumes, un sourire sur les lèvres, le cœur débordant d'amour pour ses deux garnements.
Elle en était à sa dernière pomme de terre quand elle sentit une main lui donner une petite tape sur les fesses. Son mari fourragea son museau dans son cou et l'embrassa tendrement.
- Dites-moi Grande Prêtresse de l'Epluchure, vous savez que vous me mettez en appétit de vous voir aussi mignonne devant votre table de cuisine ? J'aimerai beaucoup vous croquer. Ça vous dirait un petit tour dans notre chambre ?
- Pas maintenant chéri. Si tu es bien sage, peut-être -et je dis bien peut-être- que l'on pourra reconsidérer la question ce soir, quand les enfants seront couchés.
- Quoi ? Je dois attendre jusqu'à ce soir, et encore c'est par sûr ? Madre de dios, je vais mourir d'impatience. Aaarghh…, je n'en peux plus, appelez le croque-mort, vite, je vous en suppliiie…
- Mais qu'est-ce que vous avez tous aujourd'hui ? C'est le soleil qui vous est tombé sur la tête ? Allez, range tes hormones dans ton pantalon et aide-moi s'il te plait.
- A vos ordres chef !
Après le déjeuner, ils décidèrent de visiter le village. C'était les vacances, ils avaient trouvé ce lieu idyllique par Internet, la location de la maison étant pratiquement donnée. Trois cent dollars pour un mois, ils avaient sauté sur l'occasion.
Le village avait un certain charme, malgré l'absence de végétation et de fleurs en ce mois de février. Une fine pellicule de neige recouvrait les toits en ardoise, derniers vestiges de ce qui était tombé quelques jours auparavant. Le ciel était d'un bleu limpide, le soleil faisant miroiter la neige. Les maisons, toutes en bois, ressemblaient à celles que l'on voit parfois dans des films pour la jeunesse, genre Huckleberry Finn ou Tom Sawer. Un vrai décor de cinéma.
Ils se garèrent sur un petit parking en face de la mairie, sous des platanes dénudés. Quelques personnes déambulaient sur les trottoirs, emmitouflées jusqu'aux oreilles.
Personne ne répondit à leur bonjour.

Ils se rendirent dans le café-restaurant "Au cochon agile", le seul du village. "Ouvert jour et nuit", proclamait une pancarte sur la devanture. Le décor datait d'un autre âge, avec ses bougeoirs sur les tables et d'innombrables photos d'acteurs de cinéma accrochées aux murs, jaunies par le temps. Un juke-box vieux comme le monde trônait dans le fond de la salle. Ils prirent place à une table, assis sur des vieux bancs usés par les années et les fonds de culotte des consommateurs. Les rares clients de la taverne les regardaient en coin, sans dire un mot, presque méchamment.
- Et bien, ils n'ont pas l'air très sympathique par ici, chuchota Mr Hudson.
- C'est sûrement parce qu'ils sont constipés. Regardez leur tête, on dirait que ça fait des jours et des jours qu'ils ne sont pas allés au petit coin, renchérit Tommy.
- Chuuut, ils pourraient nous entendre.
Après un temps interminable, la tenancière daigna enfin prendre leur commande. Une vieille femme les observait, en tirant sur une cigarette avec la même énergie que le vent soufflant dans une manche à air. Les rares cheveux qui lui restaient lui donnaient une allure de sorcière, il ne lui manquait plus qu'un gros bouton sur le nez. Son rouge à lèvres, qu'elle s'était badigeonnée avec ferveur, dépassait des commissures de ses lèvres, et son fard à joue d'un rouge criard la faisait ressembler davantage à une vieille pute décatie arpentant les trottoirs de New-York.
Une pensée amusante effleura l'esprit de Mr Hudson, lui rappelant ce qu'il avait lu quelque part : "Ils ne savent donc pas qu'ils font l'amour à un cadavre ?". Il se retint pour ne pas éclater de rire.
Soudain la sorcière-pute se leva et s'approcha d'eux. Sean se recroquevilla contre sa maman, en lui serrant le bras.
La vieille femme déposa un article de journal sur leur table et le désigna d'un doigt tremblant, déformé par l'arthrite. On y voyait le portrait d'un homme, et elle y avait écris en gros caractères : Wampus. D'une voix éraillée par trop de cigarettes, elle s'adressa à eux, exhibant les quelques dents déchaussées et jaunies par la nicotine qui lui restaient.
- Vous habitez à côté de chez lui. Méfiez-vous de cet homme . Il est… mauvais, très mauvais.
Et elle sortit du restaurant, en traînant des pieds, les effluves de son parfum bon marché et écœurant dans son sillage.

Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent à l'air libre, pressés de rentrer chez eux. Venant à leur rencontre, un groupe de quatre adolescents occupait toute la largeur du trottoir. Ils se plantèrent devant eux, sans faire mine de vouloir s'écarter. Leurs yeux semblaient… morts.
- Veuillez-nous excuser, on aimerait passer s'il vous plait.
Aucune réponse.
- Vous jouez à quoi là ? On veut juste rentrer chez nous.
- Ça c'est vraiment intéressant comme information.
- Ce qui veut dire ?
- Rien. Rien du tout.
- Alors si ça ne veut rien dire, n'use pas ta salive et laissez-nous passer.
- Il y a de la place sur la rue.
- De… de la place ? Mais les trottoirs ne sont-ils pas faits pour tous les piétons ?
- C'est vous qui louez la maison à côté de chez Wampus ?
- Et en quoi ça vous regarde ?
- Vous ne savez pas qui il est. Il vous aura vous aussi.
- Ah oui ? Et que fait votre cher Monsieur Wampus ?
- C'est un écrivain. Il écrit des histoires d'horreur.
- Je ne vois pas bien le rapport. Ecrire des histoires, ça n'a jamais tué personne.
- C'est ce que vous croyez. Vous vous trompez lourdement.
A ce moment, une vieille Lincoln s'arrêta au bord du trottoir. Le conducteur se pencha sur le siège passager et descendit la vitre à la manivelle, comme au bon vieux temps.
- Laissez les tranquilles. Allez, montez !
Les jeunes s'engouffrèrent dans le véhicule.
Quand la famille Hudson essaya de se rappeler leurs visages le soir autour du repas familial, ils en furent bien incapables.
C'était comme s'ils n'avaient jamais existé.






Le lendemain matin, le couple voulut rendre une petite visite à leur voisin, ce Monsieur Wampus tant décrié dans le village, par pure courtoisie. Tout le monde semblait en avoir peur, ce qui leur paraissait bien étrange.
Les volets de sa maison étaient fermés, et personne ne répondit à leur coup de sonnette.

Pendant ce temps, Tommy et Sean décidèrent, avec l'accord de leurs parents, de faire une balade dans la forêt toute proche. Promis juré, ils seraient rentrés avant midi.
Ils empruntèrent un chemin qui s'enfonçait dans les bois. Les arbres majestueux avaient l'air de leur reprocher de s'aventurer en ces lieux inconnus. Pas un seul oiseau ne chantait, pas un seul souffle de vent ne caressait leurs joues d'enfants de quatorze et neuf ans. La forêt paraissait immobile, comme emprisonnée dans le temps, une seconde se prolongeant toute une éternité.
Les deux garçons ressentaient un étrange malaise dans ce silence sépulcral, mais leur curiosité emporta la mise d'une bonne longueur.
Après une heure de marche, ils arrivèrent devant une grotte, large ouverture béante pleine de mystères. Tommy sortit une lampe de poche.
- On va voir ce qu'il y a là-dedans ?
- J'sais pas trop. On ne sait pas où ça mène.
- Allez soit pas trouillard. Je suis là, t'as rien à craindre.
- Ben c'est justement ça qui me fait peur.
Ils s'engagèrent dans la grotte. Celle-ci était humide et froide, de la glace recouvrant les gros rochers appointant du sol. Ils marchèrent un bon quart d'heure, leurs pas résonnant dans la cavité immense.
Il y avait une courbe un peu plus loin. Sean suppliait son frère de rebrousser chemin. Il en avait mare de marcher, et il commençait sérieusement à avoir peur, grand frère ou pas avec lui. Cet endroit semblait tellement lugubre !
Soudain un bruit étrange sortit des entrailles de la grotte, juste après le virage. Les garçons ne pouvaient voir ce qu'il y avait après la courbe. La lampe torche ne diffusait qu'une faible clarté, faisceau blafard dans toute cette pénombre qui les écrasait.
Le bruit ressemblait à des gens qui chuchotent, des dizaines qui étaient là, après le virage.
Tommy et Sean étaient tétanisés sur place.
Puis ils virent des yeux surgir de l'obscurité.
Pleins d'yeux brillants.
Des yeux braqués sur eux.
Ils hurlèrent dans cette caverne inconnue, hurlèrent à plein poumons, leurs cris de détresse raisonnant sur les parois rocheuses.
Leur terreur devint substance presque palpable.
Ils coururent à perdre haleine vers la sortie, Tommy tirant son petit frère par la main. Sean trébucha sur un caillou et s'étala de tout son long. Son frère l'aida à se relever, la panique affluant en raz de marée dans toutes les fibres de leurs corps. Ils reprirent leur course éperdue, plus rien ne comptait, à part sortir le plus vite possible de cette grotte maudite.
Et les yeux les suivaient, comme un chien remonte la trace odorante d'un repas prometteur.

Quand ils se réveillèrent cet après-midi là, ils étaient chacun dans leur lit. Leurs parents les avaient retrouvés à l'entrée de la grotte, allongés dans l'herbe et inconscients. Ils racontèrent leur mésaventure, en en rajoutant bien davantage, comme seuls savent le faire de jeunes enfants à l'imagination trop fertile. Maman n'en pouvait plus de les serrer dans ses bras, et papa leur fit promettre de plus jamais aller seuls se promener.
Ce qu'ils firent avec enthousiasme.






Monsieur Hudson voulait en avoir le cœur net. Il brancha son ordinateur portable et se connecta sur Internet. Le débit n'était pas très rapide, mais suffisant pour ce qu'il avait à faire. Il tapa le mot "Wampus". Outre les pages faisant référence à une bande dessinée des années soixante, (une espèce de monstre hideux ressemblant à un fantôme), il trouva ce qu'il cherchait. Leur voisin possédait un site, darkshine.fr, dont l'en-tête au-dessus des vignettes de chacune de ses histoires indiquait qu'il s'agissait de la "Bibliothèque de la peur". Rien que ça ! Voilà qui promettait. Il y avait une cinquantaine d'histoires. Il en choisit une au hasard, intitulée "Une folie trop ordinaire".
Les histoires d'horreur n'étaient pas trop sa tasse de thé, mais il la lut jusqu'au bout, à la limite de l'écœurement. Elle racontait l'histoire de jeunes ados pris d'une folie vengeresse et meurtrière à cause d'un chien tué par un homme. Les ados avaient massacré toute la famille de l'homme, grand-père compris. Ils n'avaient laissé en vie qu'un petit garçon, mais dans quel état !
Il choisit une autre histoire, "J'ai froid". C'était guère mieux. Un mec vivant enfermé dans un cercueil.
Puis une autre. "Mélancolie". Celle-ci c'était quelqu'un qui se suicidait avec une perceuse.
Et encore une autre. "Serial killer", l'histoire d'un obsédé sexuel qui viole une femme et tue son fils avec un couteau.
Il y passa presque tout l'après-midi.
- Chérie, viens voir un peu ce que notre voisin écrit. Il est complètement taré ce mec. Ses histoires ne parlent que de meurtres, de sexe et de sang. J'en ai lu une ou deux amusantes, et je dois reconnaître qu'il a un certain talent, un style bien à lui, mais la plupart donneraient des cauchemars à Dracula en personne. Comment peut-on se complaire dans de telles insanités ? Ça ne m'étonne pas qu'il a appelé son site "Darkshine, frayeurs et épouvante". C'est un fou furieux, un vrai malade, il n'y a pas d'autres mots. Certaines sont néanmoins assez émouvantes, et il y a même des poèmes.
- Et c'est ça qui fait peur aux habitants du village ? Parce qu'ils ont un écrivain déjanté qui habite ici ?
- J'en sais rien, mais je commence sérieusement à regretter de passer nos vacances dans ce trou perdu, avec un psychopathe littéraire juste à côté. T'as bien vu les gens hier, aussi sympas qu'une bande de vampires.
- Il y a forcément une explication. Il y a toujours une explication.
Mr Hudson reporta son regard sur l'ordinateur.
- Tiens, regarde, c'est incroyable. Il y en a une nouvelle, "Catharsis". Je suis certain qu'elle n'y était pas tout à l'heure. Il n'y a pas de vignette comme pour les autres, elle s'y est mise toute seule.
- Et il a attendu que tu ouvres ton pc pour la mettre, comme par hasard.
- Je sais ce que je dis chérie. Elle n'y était pas, j'en mettrai ma main au feu.
- Alors lisons son nouveau chef d'œuvre, dit-elle d'un ton ironique.
La première phrase leur glaça les sangs.
" La Mégane roulait paisiblement sur la route étroite et sinueuse, le cd dans l'autoradio diffusant en sourdine la chanson "Destroyed" de Within Temptation."
- Putain de merde, mais c'est de nous qu'il parle ! Comment il a fait pour connaître tout ça ? Et regarde la suite ! Le lapin écrasé, notre ballade dans le village, la vieille qui nous a mis en garde, les gosses qui ne voulaient pas s'écarter du trottoir, la grotte avec les yeux et les garçons, ainsi que nous qui lisons son histoire.
- Et elle s'arrête juste là, à ce moment même. Qu'est-ce que ça veut dire ? Elle n'est pas terminée. J'ai peur chéri, nous ne devons pas rester ici. Je ne sais pas qui est ce Wampus, et je ne veux pas le savoir. Allons nous-en, dès demain, tant pis pour la location.
- Enfin on ne va quand même pas se laisser intimider par une vulgaire histoire !
Soudain, un coup terrible frappé au carreau de la salle de bain les fit sursauter.
Sur l'écran de l'ordinateur, il y avait écrit, à la toute dernière ligne :
Soudain, un coup terrible frappé au carreau de la salle de bain les fit sursauter.
- Eteins-moi cet appareil, éteins le tout de suite. TU M'ENTENDS ? ETEINS-MOI CETTE FICHUE MACHINE !
- CE N'EST PAS LA PEINE DE CRIER ! Je vais aller voir cet écrivain de mes deux et lui demander comment il fait ça.
- Mon dieu, les enfants, les enfants. TOMMY, SEAN, VENEZ ICI IMMEDIATEMENT !
- Qu'est-ce qu'il y a maman ? On faisait rien de mal, on jouait dans la chambre.
- Rien, rien du tout mes chéris. Il se passe des choses étranges ici. Votre père… a regardé sur l'ordinateur, c'est tout. J'ai lu une histoire qui m'a fait peur.
Un autre coup frappé encore plus violemment à la fenêtre de la salle de bains.
- Bordel, je vais voir qui s'amuse à vouloir nous faire peur comme ça.
- Fais attention, sois prudent, il fait nuit, tu sais qu' il n'y a pas d'éclairage dehors.
Il empoigna une batte de base-ball dans la chambre des enfants, et sortit dans la cour.
Il n'y avait personne.
Enfin pas près de la maison.
Mais à une centaine de mètres de là, à la lisière de la forêt, il aperçut des yeux brillants.
Des yeux qui approchaient.
Il se rua à l'intérieur et ferma la porte à double tour. Puis tous les volets.
- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que tu as vu ? Allons, dis-le nous !
Il regarda ses enfants, ne voulant pas les effrayer. Et puis il se lâcha.
- Il y a quelque chose d'étrange dehors. J'ai vu des yeux, des yeux qui s'approchent de la maison.
- Comme dans la grotte ? demanda Sean.
- Oui mon grand, comme dans la grotte. Mais ne t'en fais pas, je saurai vous défendre. Allons, tu ne vas te mettre à pleurer ? Un grand garçon comme toi !
- Pourquoi tu lui dis ça ? Pourquoi ? Des yeux qui s'approchent de chez nous ! Tu pouvais inventer autre chose. Regarde ! Nous sommes terrorisés.
- Et tu voulais que je dise quoi ? Que Blanche-Neige et les sept nains viennent souper ici ?
- Le téléphone ! Il faut appeler la police !
- Merde ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt !
Il décrocha, mais il n'y avait pas de tonalité.
Et le cellulaire ne captait rien.
La lumière s'éteignit d'un coup. Sean et Tommy hurlèrent. Des poings frappaient à la porte d'entrée et aux volets. A tâtons, leur père chercha une lampe de poche dans les tiroirs du buffet, renversant tout leurs contenus sur le carrelage, dans un fracas épouvantable. Enfin il mit la main sur ce qu'il cherchait. Et il alluma des bougies.
Bougies qui s'éteignirent aussitôt, ainsi que la lampe de poche.
Il s'escrima pour les rallumer, mais il n'y avait rien à faire, elles s'éteignaient aussitôt.
- Merde merde merde merde ! C'est quoi ce bordel !
Les coups s'arrêtèrent brusquement. Ce silence soudain n'en était que plus menaçant. Ils se serrèrent et s'accrochèrent les uns aux autres, comme à des bouées de sauvetage, au milieu de la cuisine. Les enfants se mirent à pleurer. Sean sentit quelque chose d'humide couler le long de sa jambe. De frayeur, il s'était uriné dessus.
Ils entendirent le grincement caractéristique d'une porte que l'on ouvre tout doucement, celle juste en face d'eux, donnant sur la cour. Pourtant, il l'avait fermée à clé, il en était certain.
Un à un, les yeux entrèrent dans la maison. Il n'y avait rien autour, pas de corps ni de tête, seulement des yeux ondoyant dans l'air.
Ils les encerclèrent, tandis que la famille Hudson hurlait leur terreur.
L'horreur personnifiée prenait vie, créait un langage de douleurs, donnait des mots à ce qui ne devait pas exister.
L'enfer naissait autour d'eux.
Et prenait possession de chaque habitant.






C'est Mr Hudson qui reprit conscience le premier, se demandant ce qu'il faisait étalé par terre au milieu de la cuisine. Il vit sa femme et ses enfants dans la même position, et tout lui revint.
Cette abominable nuit avec ces horribles yeux qui les entouraient.
Il réveilla délicatement sa famille. Sean avait un filet de bave séchée sur une joue.
- Ça va ? Vous n'avez rien ?
- Ils sont partis papa ? Les méchants yeux sont partis ? implorèrent les deux garçons.
- Tu nous demandes si ça va ? Après ce qu'on a vécu hier soir ? On a failli y rester oui. On prépare les valises et on fout le camp d'ici, rétorqua sa femme. Tout de suite !
- D'accord d'accord ! Je vais à la voiture les chercher.
Il embrassa son épouse et ses enfants, tous trop heureux d'être sortis indemne de cette nuit de cauchemars.
Il ouvrit la porte, refermée à clé comme par miracle, et se rendit dans la cour. Leur Mégane avait les quatre pneus crevés.
- Putain de merde ! Qu'est-ce que c'est encore que ça ? vociféra t-il en donnant des coups de pied dans une roue, comme si son geste pouvait regonfler les pneus par enchantement.
Il entra dans la cuisine, rouge de colère.
- Je vais voir ce foutu écrivain et lui demander des comptes. On verra bien qui aura le dernier mot. Restez ici et surtout ne faites rien !
Il se rua chez leur voisin et tambourina sur la porte de toutes ses forces.
- Ouvrez-moi nom d'une pipe, OUVREZ-MOI CETTE PORTE IMMEDIATEMENT !
Elle s'ouvrit d'un coup.
Devant lui se tenait un homme, comment dire...… d'une normalité presque affligeante. Il s'attendait à une espèce de monstre ou à Dieu sait quoi, mais certainement pas à quelqu'un comme tout le monde.
- Mr Hudson ! je vous attendais.
- Vous… vous m'attendiez ? Vous nous devez des explications Mooonsieur Wampus. On a vécu l'enfer hier soir, et je suis persuadé que c'est à cause de VOUS. Tout le monde à l'air de vous craindre dans le village. Pourquoi ? POURQUOI ?
- Calmez-vous s'il vous plait. On ne va pas discuter sur le pas de la porte. Entrez.
Ils s'engouffrèrent dans la maison.
- Je vais tout vous expliquer. Asseyez-vous je vous en prie.
- Vous avez plutôt intérêt, c'est moi qui vous le dit !
Ils prirent chacun un fauteuil, devant une énorme télévision et une chaîne hi-fi dernier cri. Un chat dormait sur le rebord d'une fenêtre.
Et Wampus lui raconta l'inimaginable.
- Vous imaginez bien que Wampus n'est pas mon vrai nom. C'est un pseudonyme. Je me suis mis à écrire des histoires il y a environ deux ans, pour faire plaisir à quelqu'un. C'est cette personne qui m'a fait découvrir ce talent que je ne soupçonnais même pas. Uniquement des histoires d'horreur. J'ai toujours aimé ça, depuis l'enfance. Je ne sais pas pourquoi, mais est-ce que l'on sait pourquoi on aime la mer et pas la montagne, ou le bleu et pas le rouge ? Ou bien pourquoi certains adorent les films d'horreur et d'autres les détestent ? C'est en nous, il n'y a aucune explication rationnelle à ça. C'est un fait, et on ne peut rien y changer.
- Vous racontez n'importe quoi. C'est de la philosophie de bas étage oui.
- Ça n'a rien à voir avec la philosophie. Tout le monde a des préférences, musicales, artistiques, sexuelles, même pour la nourriture ou les études. Nous sommes tous différents, sans trop savoir pourquoi, que vous le vouliez ou non.
- Et qu'est-ce que ça à voir avec nous ?
- J'y viens, soyez patient. J'ai donc commencé à écrire des histoires, et la dernière, comme vous avez pu le constater, s'appelle "Catharsis". Vous êtes dedans, vous êtes dans MON histoire. Tout est là, dans ma tête ! C'est le pouvoir de l'imagination. Seulement voilà, j'en ai de moins en moins. Je ne sais pas pourquoi, j'ai beau me creuser la cervelle mais il n'y a rien qui en sort et ça, je ne le supporte pas. Au début, j'avais ce feu intérieur exaltant qui me consumait. Seulement petit à petit, ce feu s'éteint. Alors est-ce que je suis réellement aussi bon écrivain que je veux le croire ? Maintenant je me le demande.
- N'empêche, faut vraiment avoir un esprit tordu pour inventer des trucs pareils. Alors épargnez-moi votre discours sur votre manque d'inspiration. Je ne suis ni votre père, ni votre psy, et encore moins votre ami. Vous avez dit que l'on était dans votre histoire. C'est complètement dément ! Je ne suis pas venu ici pour écouter vos lamentations existentielles ou vos états d'âme. Je veux des explications.
- Vous devriez pourtant. Vous comprendriez beaucoup mieux ensuite.
- Et vous croyez qu'en écrivant votre espèce de... d'exutoire vous allez avoir de nouvelles idées ? Vous êtes beaucoup trop naïf !
- Et moi je vous parle de souffrances ! C'est pour moi comme un rêve qui s'écroule, parce qu'avec l'écriture j'étais quelqu'un, je savais faire quelque chose de pas ordinaire, mais je ne trouve plus d'histoires à raconter.
- Vous vous posez beaucoup trop de questions, vous vous prenez la tête pour rien. Vous accordez bien trop d'importance à tout ça.
- Mais je n'y peux rien, rien du tout ! Je suis fait ainsi. Remarquez que je ne suis pas au bord de la dépression, je peux être très amusant quand je veux, c'est à dire la plupart du temps. Mais j'ai toujours cette part obscure qui me bouffe les tripes.
- Alors celle-ci est la dernière, une sorte d'histoire testament, c'est ça ?
- Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas.
- Et le village, pourquoi il a peur de vous ? Et c'était quoi hier soir qui nous a foutu une telle trouille ? Allez, dites-le moi !
- Il y a un mois, j'ai inventé une histoire, que j'ai par la suite enlevée de mon site Internet. Ça mettait en scène les habitants, et j'ai écrit que des yeux apparaissaient la nuit. Ce que je ne pouvais deviner, c'est que cette histoire deviendrait réelle, aussi étrange que cela puisse être. Elle a échappé à mon contrôle. Des yeux sortis de nulle part sont REELLEMENT apparus, je ne sais par pourquoi. C'était un vrai cauchemar et je ne suis pas arrivé à y mettre fin. Je ne savais pas qu'ils allaient prendre vie. Mon Dieu non, je ne savais pas. Cinq habitants en sont morts de terreur, deux enfants et trois personnes âgées. J'en suis resté anéanti, j'ai mis des jours à m'en remettre. Depuis ils me considèrent comme un pestiféré. J'ai même reçu des menaces, quelqu'un a mis un chat crevé dans ma boîte aux lettres. Et les yeux continuent d'effrayer les gens, la nuit. Le soir, tout le monde se calfeutre chez soi.
- Vous êtes fou à lier. Une histoire n'est qu'une histoire, rien ne peut en sortir de réel.
- Ah oui ? Et comment vous expliquez ce qui vous est arrivé hier soir ?
- Parce que vous l'avez écrit ! Putain mais qu'est-ce que je raconte ? Vous ne faites plus la différence entre rêve et réalité. Et puis merde, je n'en sais foutre rien. Peut-être une sorte d'hallucination collective.
- Si vous voulez. Je vais vous dire une chose qui va beaucoup vous surprendre.
- Tiens donc ! Allez-y, je suis tout ouïe. Il me semble que rien ne peux m'étonner de votre part. Epatez-moi !
- Vous n'existez pas.
- QUOI ?
- Vous n'existez pas. Je vous ai créé. Pour mon histoire.
- Mais vous êtes vraiment dangereux comme mec ! Faut vous faire soigner mon vieux.
- De quoi vous vous rappelez avant d'arriver ici ?
- De… de… je… je n'arrive pas à m'en souvenir. C'est terrible, je ne me souviens de rien.
- Frappez-moi. Allez-y, n'ayez pas peur.
- Que… que je vous frappe ?
- Oui. A cause de ce que je vous ai fait subir, à vos enfants et à votre sale pute.
Mr Hudson se leva d'un bond et balança son poing en pleine figure de Wampus. Personne n'avait le droit de traiter sa femme de sale pute.
Le coup traversa son visage, comme si ce n'était que de l'air.
- Vous voyez, vous n'avez aucune consistance, vous n'êtes que du vent. Veuillez m'excuser de ce que j'ai dis à propos de votre femme, c'était uniquement pour vous faire réagir. Tout ce qui vous est arrivé, c'est parce que c'est dans l'histoire. Je l'ai voulu.
- Mon Dieu, mon Dieu, faites que ça s'arrête.
Il commençait à sangloter, devant l'inconcevable.
- Je vous l'ai dit, tout est dans ma tête. Le pouvoir de l'imagination.
- Et… et comment ça se termine, je veux dire, pour nous, pour ma famille.
Il se jeta sur l'écrivain.
- ALLEZ ! DITES-LE MOI ! VOUS LE SAVEZ NON ? C'EST VOUS QUI ECRIVEZ VOTRE FOUTUE HISTOIRE !
- Est-ce que ça fait vraiment une différence ? Tenez, je vais vous faire plaisir. Regardez l'écran de l'ordinateur.
Les deux hommes s'approchèrent du bureau.
Et Mr Hudson lut la dernière phrase, devant le curseur clignotant.
Et Mr Hudson lut la dernière phrase, devant le curseur clignotant.
- Vous ne l'avez pas terminée c'est ça, vous écrivez au fur et à mesure. Vous êtes un monstre, se servir de gens pour raconter vos histoires d'horreur, créer des personnages et s'en débarrasser ensuite comme de vulgaires chiffons.
- Ne croyez pas ça. Je vous aime, j'aime tous mes personnages. Ce sont mes bébés.
- Bébés mon cul oui ! Vous êtes complètement givré, un vrai malade ! Vous aimiez tous ceux que vous avez assassinés dans vos histoires ? Putain, même des enfants !
- Bien sûr, ils font partie de moi. Je suis un être très sensible vous savez, pratiquement un écorché vif, malgré ce que j'écris. Je ne suis fait que de blessures. Alors ne me jugez pas si vite. Vous connaissez toutes mes histoires, puisque je vous ai forcé à les lire. Vous avez ressenti toute l'émotion qui s'en dégage dans certaines ? Quand j'ai écrit "Conte de Noël" et "A l'ombre des iris en fleurs", j'en avais les larmes aux yeux, je serrais les dents pour ne pas me mettre à pleurer. Merde ! Pleurer devant ses propres histoires, vous imaginez ça ? C'est pareil avec "Catharsis". En fait je ne suis pas ici avec vous, à discuter du bien fondé de cette histoire. Je suis devant mon clavier et j'écris. C'est tellement jubilatoire, mais parfois si douloureux.
- Comme une histoire testament ? La pseudo dernière ?
- Oui, la pseudo dernière. Parce que je ne sais pas si j'arriverai à en écrire d'autres. Je dois retrouver mon inspiration, et... pardonnez-moi si je me suis servi de vous pour étaler mes états d'âme, mon absence de créativité, parce qu'en fait vous êtes moi, une petite partie, mais une partie quand même.
- Tout ça pour exorciser votre peur de ne plus savoir quoi inventer. C'est pathétique ! Votre monde est factice, vous ne vivez que d'illusions et d'espérance. Vous serez déçu toute votre vie.
- Peux-t'être. Mais qui sait ? Allez, rentrez chez vous. Et n'oubliez pas, vous faites partie de moi, de mon imagination. Vous existez, d'une certaine manière.
- Chez moi ? Mais je n'ai pas de chez moi ! Nous ne sommes qu'une histoire.
- Oui. Qu'une histoire. Mais pour l'éternité.
Un lourd silence s'installa entre les deux hommes, puis l'écrivain reprit la parole d'une voix douce, en touchant le bras de Mr Hudson.
- Ecoutez, je suis désolé de ce qui vous arrive. Je n'ai pas voulu ça. C'est uniquement à cause de mon imagination.
- Et… et… est-ce que je pourrais embrasser ma femme et mes enfants une dernière fois avant que vous ne… enfin vous comprenez ce que je veux dire.
L'homme avait les yeux brillants de larmes.
- Oh bien sûr, je vais l'écrire dès que vous aurez refermez la porte. Allez-y maintenant, n'ayez aucune crainte, je vous ferai disparaître en douceur.

Wampus écrivit ce qu'il avait promis à Mr Hudson, par respect pour ses personnages.
Et ils se retrouvèrent figés dans son histoire, pour l'éternité. "Catharsis" était terminée.
Il la mit en ligne, créa une vignette et la contempla, un pincement au cœur.
La quarante-huitième.
Est-ce qu'il y aurait une quarante neuvième ?
Franchement, il ne le savait pas.
Parce que le pire cauchemar pour un écrivain, c'est de se retrouver devant une page blanche et ne pas savoir comment la remplir.
Et il en éprouvait un immense chagrin.

auteur : mario vannoye
le 19 février 2009