Alice au pays sans merveilles



Alice était une petite fille qui s'ennuyait bien trop souvent. Elle n'avait ni petit frère ni petite sœur avec qui jouer, ne pouvant se distraire avec un autre enfant que lorsque son cousin Brent venait à la maison avec ses parents. Mais ils leur rendaient rarement visite, parce que son papa à elle était toujours trop occupé. Trop occupé à son travail, trop occupé le soir à jouer aux cartes et à boire des bières au pub avec ses copains, trop occupé le dimanche, toute la sainte journée le nez dans le moteur de leur vieille voiture, trop occupé, trop occupé, toujours trop occupé. De toute façon elle estimait que son cousin n'était pas très intéressant tout compte fait. D'abord c'était un garçon, et de plus il n'avait que six ans et demi. Comment voulez-vous jouer à la poupée avec quelqu'un d'aussi… (elle chercha ses mots et adopta le premier qui lui vint à l'esprit)… inepte ! Elle trouvait ce mot fort joli, pleins de sous-entendus, le répétant maintes et maintes fois dans son esprit. Brent ne pensait qu'à faire la guerre ou à jouer à des trucs aussi débiles que fabriquer des châteaux de sable sur la plage toute proche.

Un jour ils s'étaient amusés à faire un grand trou dans le sable, et son inepte de cousin avait voulu qu'elle le recouvre entièrement, mais surtout pas la tête l'avait-il supplié. Dans l'exaltation du jeu elle avait pris de grosses pelletées avec le petit seau en plastique et quand même recouvert la tête du petit garçon avec le sable si fin, si délicieusement … (elle chercha encore un autre mot approprié)... coulant, comme le sel que maman mettait dans la soupe du soir. Brent lui ordonna d'arrêter immédiatement en pleurant toutes les larmes de son corps, mais elle continuait, continuait… Sa tante accourut à perdre haleine au secours de son fils, alertée par ses cris déchirants. Le pauvre petit n'en pouvait plus de hurler, prisonnier du sable qui le retenait. Alice eut droit à de sévères remontrances, et depuis ce jour elle évitait comme la peste d'aller sur la plage, même pour se promener.
Alice n'avait pas non plus d'amies, parce qu'à l'école de son village on la trouvait trop renfermée. Dans le fond cela lui convenait très bien, les conversations de ses camarades de classe se limitant trop souvent sur ce qu'elles avaient vu la veille à la télévision, ou sur le fait que leurs mamans venaient de leur acheter une splendide robe pour la saison prochaine. Des choses tellement ineptes.

Alors la petite fille s'enfermait dans sa chambre, jouant avec ses poupées et ses amies imaginaires. Des poupées, elle en avait largement une trentaine, bien rangées sur une étagère. Il y avait miss Twingle, tout de rose vêtue, miss Coliette, qui ne voulait jamais dire quoi que ce soit, miss Jolie-cœur, avec la bouche en cul-de-poule, prête à embrasser tout ce qui passait à sa portée… et sa préférée, miss Knife, le regard mauvais, l'air perpétuellement en colère, prête à en découdre avec le premier qui oserait la contredire. La plupart du temps c'était elle qu'Alice tenait entre ses mains, la recoiffant sans cesse, changeant ses petits vêtements dès que Miss Knife se trouvait trop sale -et vous le savez aussi bien que moi, les filles ressentent le besoin de se changer plusieurs fois au cours d'une seule journée- et lui murmurant toutes les confidences intimes qu'une petite fille de huit ans désire raconter à sa meilleure amie.

Il y avait une chose d'une extrême importance qu'Alice devait absolument révéler à Miss Knife ce matin-là.
Hier soir, alors qu'elle s'était levée pour assouvir un petit besoin pressant, la maison étant déjà plongée dans le noir et la télévision éteinte, donc ses parents déjà couchés, en passant devant leur chambre elle entendit un bruit étrange. Elle n'avait pas allumé la lumière du couloir ni sa lampe de chevet car ce n'était pas une trouillarde, pas comme son cousin Brent qui se mettait à pleurnicher dès qu'un peu de sable lui recouvrait la tête. C'était la pleine lune, et l'astre majestueux éclairait suffisamment la maisonnée sans avoir besoin d'éclairage supplémentaire, les volets restant ouverts en cette nuit de printemps. Donc en passant devant la chambre de ses parents elle entendit un bruit étrange, comme des gémissements. La porte était légèrement entrebaîllée. Elle risqua un œil dans la pièce, en prenant bien soin de ne pas faire de bruit. Ce qu'elle vit la cloua sur place. Les couvertures sur le lit montaient et descendaient, remontaient et redescendaient, c'en était presque étourdissant. C'était maman qui gémissait comme ça, et la personne sur elle ne pouvait être qu'un monstre hideux entré dans leur chambre et lui faisait du mal. Non non et non ce ne pouvait être son papa qui faisait monter et descendre les couvertures ! Elle attendit encore quelques instants, toute tremblante devant cet odieux spectacle, s'imaginant déjà que le monstre allait se retourner et qu'il la verrait, elle, puis se jetterait sur son petit corps pour la dévorer.
Puis le monstre parla et dit quelque chose de parfaitement inepte dans la bouche d'une telle chose immonde.
Il dit : "oh ma chérie, ma chérie !" et c'est alors qu'Alice comprit que ses parents faisaient la chose. On en parlait très peu dans la cour de l'école, c'était une conversation bien trop adulte, trop… mystérieuse. Alice s'en retourna sur la pointe des pieds jusque dans son lit, sans même prendre le temps d'aller aux toilettes comme elle en avait eu l'intention. Elle n'en avait vraiment plus envie.
Le lendemain matin, assise à la table du petit-déjeuner, des tas de questions lui brûlaient les lèvres, mais maman n'avait pas l'air très en forme, certainement épuisée par tant de labeurs nocturnes, aussi elle ravala ses interrogations et mangea en silence.
Comme à son habitude.
Elle raconta son aventure de la nuit à miss Knife, qui eut l'air très intéressée par tant de choses si douloureusement sans réponses.






Aujourd'hui était un grand jour. Dans l'après-midi de nouveaux voisins devaient arriver et aménager dans la maison juste à côté de chez eux. Alice trépignait d'impatience en attendant le camion de déménagement. Elle s'en ouvrit à miss Knife qui lui répondit qu'elle n'en avait pas grand chose à foutre. Désobligeante réponse qui valut à l'effrontée d'être enfermée jusqu'au soir dans le tiroir où sa maman rangeait les grandes chaussettes d'hiver. Alice lui expliqua avec forces détails que ce n'était certainement pas une chose à dire à une jeune demoiselle, et qu'à l'avenir elle ferait mieux de choisir un vocabulaire mieux adapté aux circonstances. L'effrontée en question ne pipa mot, observant sa jeune maîtresse de ses yeux mauvais. Puis elle se retrouva dans le tiroir, ruminant une vengeance qui, heureusement pour Alice, n'arriverait jamais.

Quatorze heures trente. Enfin le gros camion de déménagement arrivait poussivement au bas de la rue, suivie par une automobile. Alice était sur le pas de la porte, en proie à une excitation qu'elle connaissait bien rarement. Le camion se gara devant la maison d'à côté, et les occupants de la voiture -une Lincoln blanche immatriculée dans le Milwaukee- sortirent sur le trottoir. Pour la deuxième fois en seulement quelques heures, Alice en resta bouche bée. Leurs nouveaux voisins étaient... noirs. Oh bien sûr elle en avait déjà vu à la télévision ou dans des catalogues -elle avait même une poupée de cette couleur, mais elle jouait rarement avec- mais jamais en chair et en os. Il y avait un couple d'une quarantaine d'année, et un garçon d'à peu près douze ans. Le garçon lui fit un petit signe de la main, et elle répondit timidement en agitant mollement la sienne. Le couple et leur fils s'approchèrent d'elle et de sa maman qui venait de sortir, afin de se présenter.
- Bonjour Madame, bonjour Mademoiselle, nous sommes vos nouveaux voisins. Nous venons d'acheter la maison. Voici Carole, mon épouse, mon fils Brian et moi je me prénomme Alex. Alex Knife.
- Knife, comme un couteau ? répondit sa mère en essuyant ses mains sur son tablier de cuisine. Oh pardon, je ne voulais pas être impolie. Nous sommes les Anderson. Moi c'est Candy -comme le sucre- oh zut, j'ai encore dit une bêtise. Décidément ! Et voici notre fille Alice. Soyez les bienvenus dans notre village.
- Merci Madame. Bon et bien… veuillez nous excuser mais nous avons des tas de choses à faire avant la nuit. A demain alors, nous aurons plus de temps pour discuter.
Et ils repartirent vers leur jolie maison, après avoir vigoureusement secoué les mains de leurs nouvelles voisines.
Brian se retourna et fit un clin d'œil à Alice, qui rougit jusqu'aux oreilles.
Elle resta sur le pas de la porte, à observer les allées et venues des déménageurs, de gros meubles dans leurs bras et tout un nombre invraisemblable de cartons.
"Knife ! Comme ma poupée préférée ! A t-on idée de s'appeler comme ça ? Sûrement un signe de bonne entente".
Elle commençait déjà à les apprécier. Surtout le garçon, Brian. Elle le trouvait mignon avec ses oreilles légèrement décollées et son petit nez épaté. Dans son cerveau d'enfant elle se dit que ce devait être à force de mettre ses doigts dedans, ce qui bien entendu ne doit se faire qu'en de rares occasions, uniquement lorsque qu'on y est vraiment obligé. Elle ne manquerait pas de le lui faire remarquer dès qu'ils se connaîtraient mieux. Et leur couleur de peau ! Noire ! Pas comme le noir d'une nuit sans lune, mais comme celui du cirage que papa mettait sur ses chaussures du dimanche quand il les emmenait au restaurant, hélas bien peu souvent.
Voilà qui promettait d'intéressantes conversations avec miss Knife.
Elle retourna enfin chez eux, prit un goûter (l'heure était largement dépassée, mais vu ces circonstances exceptionnelles…) et monta dans sa chambre pour délivrer miss Knife.
Elle avait tellement de choses à lui raconter !






Cette nuit là, un véhicule se gara devant la maison de leurs nouveaux voisins. Un homme en descendit et déchargea plusieurs caisses en bois sous l'œil vigilant de Monsieur Knife. L'homme trébucha sur le bord du trottoir, laissant échapper l'une des caisses qui se brisa dans un fracas épouvantable. Des bocaux s'en échappèrent et l'un d'eux roula jusque sous un arbuste, caché parmi la végétation. Le couvercle malheureusement mal fermé s'ouvrit. Hélas, personne ne le remarqua.
- Faites attention nom d'une pipe ! rouspéta Monsieur Knife.
Le temps de ramasser les bocaux éparpillés, ce qu'il y avait dans le bocal eut largement le temps de partir à la découverte de son nouveau domaine.

Le lendemain matin, Alice se réveilla très tôt. Il était à peine sept heures qu'elle était déjà debout. Après une rapide toilette et un petit-déjeuner expédié en quatrième vitesse qu'elle prépara elle-même, elle remonta dans sa chambre, rangea soigneusement miss Knife sur son étagère, non sans lui avoir donné un gros bisou, et se planta devant la fenêtre, dans l'attente que Brian sorte de chez lui. Elle voulait absolument mieux le connaître, c'était une question de vie ou de mort. D'habitude si réservée, elle sentait qu'avec lui tout serait différent. Bien sûr elle n'avait que huit ans, et lui au moins douze, mais qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? C'était un garçon, et alors ? Elle s'imaginait tous les jeux intéressants qu'ils pourraient faire ensemble, les balades sur la plage, la recherche de trésors enfouis en plein milieu de la forêt, les soirées d'été passées sous la véranda à discuter de choses et d'autres en sirotant un délicieux verre de thé glacé, des milliers de choses qu'elle ne faisait jamais toute seule. Il faudra aussi que je lui présente miss Knife se dit-elle, autrement elle va me faire la gueule pendant des jours et des jours. Elle se rendit soudain compte qu'elle venait d'employer un mot interdit, se mordit les lèvres en se morigénant, et descendit à la cuisine.
- Ma jolie petite demoiselle, pense à surveiller ton vocabulaire à l'avenir. Cela ne sied absolument pas à une jeune fille de ta condition.
Toute heureuse d'avoir trouvé une phrase aussi bien construite, elle ouvrit la porte d'entrée et s'approcha de la palissade qui partageait les deux habitations. A côté, tout semblait calme. Les Anderson dormaient certainement encore, après leur journée d'hier, harassés par leur voyage et leur déménagement. Elle remonta dans sa chambre, prit la poupée noire pour changer ses vêtements.
- Petite vilaine, tu as fais pipi dans ta culotte !
Du haut de son étagère, miss Knife les observait.






Tous les matins, le facteur faisait sa tournée vers huit heures dans le quartier des Anderson. Aujourd'hui il avait un paquet à remettre chez les Mac-Arty. Il n'aimait pas devoir sonner à leur porte d'entrée. Il devait ouvrir le petit portail en bois blanc et remonter toute l'allée gravillonnée pour l'atteindre. Dans un enclos à côté de leur maison, un chien somnolait. Une espèce de grosse bestiole qui pourrait lui arracher une fesse entière si jamais il parvenait à s'échapper. Déjà de grosses gouttes de sueur transpiraient de son front, et il avait les mains moites. Il avait franchement horreur d'avoir les mains moites. De par sa corpulence il transpirait suffisamment comme ça sans avoir besoin d'en rajouter. Son épouse, de treize ans plus jeune que lui, le taquinait souvent à cause de ça. C'est pas des mains que tu as mon chéri, c'est des savonnettes sur pattes lui disait-elle. Il avait beau mettre tout un tas de poudre et de pommade soi-disant miraculeuses, il n'y avait rien à faire, ses mains étaient toujours humides, presque gluantes. Il évitait soigneusement de serrer la main de quelqu'un, par peur d'un recul répulsif de son vis-à-vis, même involontaire. Pendant l'étreinte amoureuse du samedi soir avec son épouse, c'est tout juste s'il ne mettait pas des gants ! Ça c'était réglé comme du papier à musique, tous les samedis soirs il avait droit à son petit câlin. Même à six mois d'une retraite bien méritée, il se sentait encore aussi vert qu'un jeune freluquet, sans les inconvénients obligatoires d'enfiler ces ridicules chaussettes en caoutchouc sur son truc pour se prémunir de mauvaises maladies.
Il s'approcha de la porte d'entrée en essayant de faire le moins de bruit possible, mais ce n'était vraiment pas évident avec ses 117 kilos. Ses chaussures en semelle de crêpe crissaient sur le gravier. Il regardait intensément vers l'enclos, son cœur battant aussi fort qu'un foutu tambour, et ses mains dégoulinantes de sueur. Maudites créatures de l'enfer se dit-il, on devrait toutes les exterminer ! Il n'avait plus qu'une dizaine de pas à faire pour atteindre la sonnette quand le molosse bondit sur le grillage en aboyant férocement, une bave visqueuse à la gueule. Il s'acharnait sur le grillage, comme s'il voulait passer à travers les mailles pour se jeter sur lui. De saisissement le gros homme laissa échapper le petit paquet qu'il tenait entre ses mains huileuses. Celui-ci fit un bond dans l'air chaud de ce matin de printemps, trop heureux de n'être plus agrippé par quelqu'un d'aussi peu ragoûtant. Il continua sa course encore quelques instants dans l'atmosphère, et, l'attraction terrestre étant ce qu'elle est, c'est à dire que tout ce qui est en l'air et n'est tenu par rien doit irrémédiablement se retrouver par terre un jour ou l'autre, tomba au pied d'un magnifique érable du Japon. Pris de panique, notre infortuné facteur se pencha pour reprendre son maudit paquet. Le chien continuait d'harceler l'homme par des aboiements féroces, éperdument déchaîné maintenant. Au moment où il crut qu'il tenait enfin l'objet entre ses gros doigts, une sensation de piqûre absolument horrible lui fit retirer prestement la main. Il la scruta avec une extrême attention, oubliant le chien qui n'en pouvait plus de s'égosiller derrière lui. Il remarqua une petite boursouflure rouge sur sa main, et ça lui faisait un mal… de chien. Alerté par tout ce vacarme, Monsieur Mac-Arty sortit enfin de chez lui.
- Ah c'est vous ? Et bien dites-donc, vous allez réveiller tout le voisinage ! Vous avez un paquet pour moi ? Merci beaucoup.
Il le prit, signa le registre et referma la porte, comme si de rien n'était.
Le facteur rejoignit son automobile, en tirant sa grosse langue vers le chien, comme un gamin. Mais il ne se sentait vraiment pas bien du tout. Qu'est-ce qui avait pu le piquer comme ça ? Il avait des sueurs froides maintenant, et les jambes en coton. Le plomb en fusion qu'il respirait déchiquetait sa gorge. Il n'avait plus qu'une idée en tête, rentrer chez lui et se coucher. Il téléphonerait comme quoi il était tombé subitement malade et qu'il ne pouvait pas terminer sa tournée.
Sa femme, en le voyant rentrer si tôt, comprit tout de suite que quelque chose n'allait pas. Il s'obstina pour qu'elle n'appelle pas le médecin, lui affirmant d'une voix à peine audible que cela allait passer rapidement.
Très angoissée, elle allait et venait dans leur chambre en triturant le téléphone. Au moment où elle se décida à composer le numéro de leur médecin de famille, car son mari commençait sérieusement à délirer, il essaya de se lever. Dans un voile brumeux il crut que ce qui bougeait aussi rapidement dans la pièce était ce maudit chien qui l'avait suivi jusque chez lui. La bête était prête à se jeter sur lui pour le dévorer, ses crocs énormes luisants de bave écœurante. Il tenta de prendre le molosse à la gorge pour l'étrangler.
Il mourut dans les bras de son épouse, ses grosses mains toutes moites autour du cou de la pauvre femme, dans d'affreuses convulsions, délirant comme un fou.

Après avoir fait connaissance avec le facteur, la chose qui s'était échappée du bocal continua ses pérégrinations dans la nature. Elle grimpa sur le mur des Mac-Arty, entra dans leur maison par la fenêtre ouverte du premier étage, celle où dormait leur bébé de six mois, Kevin. La chose resta quelques instants sur le rebord de la fenêtre, tous ses nombreux sens en alerte, et poursuivit sa course.
Vers le berceau.
Elle grimpa le long des barreaux, tâtonna le soyeux du couvre-lit, et trottina vers ce qui dépassait des couvertures.
La tête du bébé.
Elle l'observa, et pour mieux apprécier ce que cela pouvait être, entreprit l'ascension du petit visage. Les lèvres, le nez, les oreilles... En ressentant ces petits chatouillis, le bébé ouvrit les yeux et instinctivement se mit à pleurer, et même à hurler. La chose s'immobilisa, prête à mordre, et, sans nul doute mue par une volonté supérieure qui lui dicta de ne pas faire de mal à un être si fragile, déguerpit par où elle était venue, pendant que des pas affolés gravissaient les escaliers.






Alice n'en pouvait plus d'attendre. Il était déjà dix heures et personne ne s'était manifesté chez les Knife. Elle avait fait son lit, embrassé sa maman, avalé un deuxième petit-déjeuner avec elle, changé trois fois les vêtements de sa poupée noire, et maintenant elle ne savait vraiment plus quoi faire. Elle tournait en rond dans sa chambre, trop nerveuse pour entreprendre quoi que ce soit. Même miss Knife n'était plus assez intéressante. Comme souvent dans le cas des enfants, son choix se portait désormais sur sa poupée noire. Elle se rendit compte que jamais elle ne lui avait donné de prénom. "Tu veux t'appeler Brenda ?". La poupée lui répondit que c'était fort joli, ça lui allait comme un gant, merci beaucoup. Alice la présenta au reste de l'assemblée, assises bien sagement sur les étagères. Miss Jolie-cœur voulut absolument embrasser miss Brenda, avec ses lèvres en cul-de-poule. Mais Alice lui répondit que ce n'était vraiment pas le moment. Quant à miss Knife, se voyant délaissée pour cette espèce de chose toute noire, expédia en pleine figure d'Alice qu'elle pouvait se mettre sa nouvelle amie là où il faisait aussi noir que la peau de la poupée, c'est à dire dans le bas de son dos, au plus profond de ses entrailles. Outrée devant tant de vulgarités presque obscènes, Alice gronda sévèrement miss Knife qui se retrouva une fois encore dans le tiroir des grandes chaussettes d'hiver, et ce pour le restant de la journée.
Des voix lui parvenaient du dehors. Elle se précipita à sa fenêtre, vit Brian et son père sur leur pelouse. Elle dévala les escaliers, se recoiffa rapidement d'une main désinvolte et ouvrit la porte d'entrée.
- Bonjour Monsieur, bonjour Brian. Il fait beau n'est-ce pas ?
Bon sang de bon sang se dit-elle, c'est tout ce que tu as trouvé d'intelligent à dire ?
- Belle journée en effet répondit Monsieur Knife. Bon les enfants, je vous laisse entre vous. Nous avons dormi très tard, et j'ai beaucoup de travail aujourd'hui. Alice, vient donc jusque chez nous, tu veux bien ?
Elle sortit de leur propriété et entra dans celle de leurs voisins.
Devant Brian, elle se sentit toute timide. Mon Dieu qu'elle le trouvait beau ! Il avait mis un short et ses jambes… ses jambes étaient aussi noires que son visage et ses bras ! Elle n'en revenait pas !
- Alors, qu'est-ce qu'il y a d'intéressant par ici ?
- Oh, pas grand-chose ! Tu sais, c'est un petit village. Il ne se passe jamais rien.
- Mais tu fais quoi de tes journées pendant ces vacances ?
- J'ai… j'ai mes poupées. Je joue souvent avec elles.
- Des poupées ! Tu joues encore à la poupée à ton âge !
Soudain, Alice sentit le monde s'écrouler sous ses pieds.
- Non non ! Enfin si, je… je n'ai que ça pour m'amuser tu sais.
- Excuse-moi, je crois que j'ai dis une bêtise, je ne voulais pas te vexer. Les poupées, c'est très bien aussi. Moi j'adore jouer aux échecs.
- Aux échecs ? Tu m'apprendras dis ?
- Si tu veux. Mais c'est très dur au début. Je joue avec mon père, il est très fort.
Un silence lourd s'installa entre eux.
- Et… il fait quoi ton père autrement, je veux dire dans la vie.
- C'est un scientifique. Il est arachnologiste.
- Il est arrache quoi ?
- Arachnologiste. Il étudie les araignées. Quelqu'un a apporté tous ses spécimens cette nuit.
- Mais c'est très dangereux comme métier. Et si jamais il se fait mordre ?
- T'inquiètes pas pour ça. Il a plein de médicaments anti-venin. Si tu veux, je lui demanderai pour qu'il te montre toute sa collection. Il en a des dizaines. Certaines sont très grosses, et surtout très dangereuses, même mortelles.
- Oh oui, j'aimerai bien voir ça, c'est sûrement fascinant.
- Et ton père ? Il fait quoi ?
- Euh… il est garde-forestier. C'est pas comme le tien. C'est beaucoup moins intéressant.
- Quoi ? Se promener toute la journée dans la nature c'est pas intéressant ? Mais il n'y a pas de plus beau métier au monde !
Devant une telle réponse, Alice sentit son cœoeur fondre dans sa poitrine. Elle qui trouvait que son père faisait un métier pas très reluisant !
Elle osa exprimer ce qu'elle ressentait.
- Tu es très gentil Brian de me dire ça. Si tu n'as rien à faire de spécial cet après-midi, on pourrait se balader sur la plage. Normalement je n'aime pas beaucoup y aller, mais tu verras, elle est magnifique !
- OK ! Alors à cet après-midi. Je viendrai te chercher.
Alice s'en retourna chez elle le cœoeur léger, charmée par la personnalité si attachante de Brian.

Comme promis, Brian sonna à leur porte à quatorze heures pile. Ils se promenèrent d'abord sur la plage, puis dans les bois, riant et inventant mille histoires de trésors enfouis. Jamais Alice ne fut aussi heureuse que cet après-midi là.
Le soir à table, les discussions allèrent bon train concernant la mort soudaine du facteur. Le médecin conclut à une embolie pulmonaire accompagnée d'une forte fièvre, sans remarquer la morsure sur la main du cadavre. C'était un vieux médecin qui n'y voyait plus très clair. Il était grand-temps qu'il prenne sa retraite lui aussi.
Le père d'Alice, rentré assez tôt pour une fois, lui demanda ce qu'elle avait à sourire tout le temps comme ça. Elle lui expliqua qu'elle avait fait plus amples connaissances avec leurs voisins, et que le père de Brian était araigniste. Devant la mine déconfite de son papa, elle se lança dans de longues explications concernant ce mot nouveau qu'elle venait d'inventer. L'autre était beaucoup trop compliqué.
La simple réponse que son père exprima fut : "Mouais, drôle de métier !".
Et il s'installa devant la télévision.

Après le dîner, Alice se brossa les dents puis se rendit dans sa chambre. Elle raconta à miss Brenda la merveilleuse journée qu'elle avait passée. Elle en oublia miss Knife, toujours enfermée dans son tiroir.
Une fois dans son lit, exténuée par tant de promenades et de conversations aucunement ineptes, elle vit une chose bouger sur son édredon. C'était rouge et noir, avec de grandes pattes. Elle n'osa articuler le moindre mot ni faire le moindre geste, pour ne pas l'effrayer. C'était une araignée, guère plus grosse qu'une pièce d'un dollar. L'araignée s'approcha, monta sur son bras dénudé. Le plus lentement possible, Alice mit sa main en coupe devant l'araignée, qui grimpa dessus. C'était rigolo comme sensation, ça lui faisait des chatouillis. Elle avança sa main devant ses yeux et regarda la petite bête.
- Et bien, tu es perdue on dirait. Tu t'es échappée de chez Monsieur Knife ?
L'araignée ne bougeait pas, elle attendait, tous ses sens en alerte. Les résonances de la voix qui lui parlait lui semblaient douces, agréables, sans aucune méchanceté. C'étaient de bonnes vibrations.
Si Alice avait su ce qu'elle tenait dans sa main, elle en serait morte de peur séance tenante.
C'était une araignée issue de différents croisements effectués par Monsieur Knife dans le secret de son laboratoire, une mutante, mélange abominable de sperme de veuve noire, mygale, tarentule et de red back spider. Cela lui avait prit des mois pour arriver à ce résultat.
Le prédateur parfait, bien plus dangereux qu'un crotale.
En beaucoup plus petit.
Alice chercha des yeux où elle pouvait mettre sa trouvaille et avisa une boîte en carton où elle rangeait quelques habits de poupée, une vieille boîte de chaussures. Elle en retira tous les vêtements, mit sa main dans la boîte. L'araignée descendit docilement et se réfugia dans l'un des coins.
Son instinct surdéveloppé lui affirmait qu'elle n'avait rien à craindre de cette jeune personne.
Alice se promit de rendre l'araignée à son propriétaire dès le lendemain matin.
Mais ce n'était qu'une promesse.
Personne n'est obligé de les tenir. Encore moins une petite fille de huit ans.
Elle s'endormit enfin, après s'être retournée nombre de fois dans son lit, beaucoup trop excitée après toutes ces aventures en si peu de temps.
Ses rêves furent exaltants, s'insinuant avec ferveur dans les méandres de son jeune esprit.
Une tempête s'était levée et la pluie tombait en rafales, rideau impénétrable laissant ceux qui avaient eu la mauvaise idée de ne pas rentrer chez eux à temps dans un tourbillon enivrant d'éléments déchaînés. La nature montrait avec force ce qu'elle était capable de faire, ses longs doigts filandreux s'engouffrant avec délices dans tout ce qu'elle pouvait pénétrer.






Lorsqu'Alice se réveilla cette nuit là, elle se demanda dans quel lieu étrange elle se trouvait. Dehors le vent soufflait très fort, et elle entendait la pluie qui tombait avec rage. Ce qui l'avait réveillée était le claquement d'un volet contre le mur. En ouvrant les yeux, elle découvrit une pièce immense plongée dans la pénombre, avec une rangée de lits alignés les uns près des autres. Comme dans un immense dortoir.
Et puis tout lui revint.
L'accident de ses parents, l'enterrement, le cimetière, les interminables déchirements entre son oncle et sa tante, les pleurs et les angoisses.
Le soir où elle avait trouvé l'araignée, pendant qu'elle s'était enfin endormie, sa maman était sortie en voiture chercher son père au pub, afin qu'il ne soit pas trempé par le déluge qui tombait. Il avait absolument voulu prendre le volant pour rentrer, malgré les nombreuses bières qu'il avait ingurgitées. Sa femme avait eu beau protester, lui affirmant qu'il n'était pas en état de conduire, mais dans son obstination alcoolique il conduisit quand même la voiture. Au détour d'un virage, alors qu'il roulait beaucoup trop vite, le véhicule fit une embardée sur la route glissante et s'encastra dans un chêne qui avait eu la mauvaise idée de pousser juste à cet endroit là. Tous les deux moururent sur le coup.
Son oncle et sa tante la recueillirent pendant… une semaine. Son oncle expliqua à sa tante qu'ils ne pouvaient pas la garder chez eux indéfiniment, jamais de la vie il n'accepterait sous son toit une petite fille qui ensevelissait les petits garçons, surtout le sien, sous des tonnes de sable, prête à le faire mourir. Aussi il décidèrent de l'emmener dans une institution où l'on s'occuperait d'elle. "C'est pour ton bien" lui avaient-ils dit. "Et nous viendrons toutes les semaines pour te voir" avaient-ils surenchéri.
C'était il y a un mois, et pas une seule fois ils n'étaient venus.
Ils lui avaient fait prendre tout ce qu'elle voulait comme jouets et souvenirs dans sa maison à elle. Elle n'emporta que miss Brenda et miss Knife, ainsi qu'une grande photo de ses parents qui souriaient aux anges, avec elle entre eux deux.
Sans oublier l'araignée qu'elle cacha dans un bocal hermétique, au fond de sa valise.
Voilà pourquoi elle se retrouvait dans ce lit au milieu d'un grand dortoir, en compagnie d'autres petites filles orphelines, dont la plupart lui en faisait voir de toutes les couleurs.
Dans ce lit sans âme elle repensa à ses parents, à sa vie insouciante d'avant, aux merveilleux instants lorsque sa maman la couvrait de baisers, prête à l'étouffer dans ses bras tellement elle l'aimait, à son nouvel ami Brian qu'elle ne pouvait plus fréquenter.
Les larmes affluèrent, sans aucune retenue, inondant son oreiller aussi doux qu'une toile émeri.
Elle pleura longtemps et en silence, jusqu'à ce que plus aucune larme ne puisse encore mouiller l'oreiller.






L'institution Sainte-Hélène était tenue par des religieuses. Le bâtiment datait de 1885, immense et sinistre, offert à la ville par un riche industriel dont la fille, une dévote à qui la révélation de l'Etre Suprême était apparue au cours d'une de ses nombreuses promenades solitaires dans le grand parc de leur propriété. Depuis ce jour elle menait une existence encore plus solitaire, enfermée jour et nuit dans sa chambre. Redoutant la vengeance divine pour ce corps si parfait que ses parents lui avaient donné à la naissance, elle se flagellait le dos à l'aide de lanières en cuir pour faire pénitence et voulait entrer dans un couvent. Elle se nourrissait à peine, ne fréquentait plus les salons galants où de jeunes et beaux garçons pourraient s'y trouver, car tous n'étaient que des créatures du Diable, trop désireux de la faire succomber au péché de chair. A force de privations et de renoncements aux joies de l'existence, la folie s'empara peu à peu de son esprit déjà bien mal équilibré. Elle mourut alors qu'elle ne pesait plus qu'une trentaine de kilos. Son père en eut beaucoup de chagrin, se sentant coupable de son décès. Il fit bâtir cet immense bâtiment en mémoire de sa fille puis l'offrit donc à la ville, pour recueillir les orphelins.
Sa chère enfant s'appelait Hélène, d'où le nom de l'institution.
La ville offrit ensuite le bâtiment aux religieuses.

On pourrait penser que de telles personnes sont empruntes d'amour pour leur prochain, que leur vie est dictée par de nobles sentiments, avec leurs visages constamment exaltés concernant leurs croyances. Tout cela n'est qu'un leurre. Dans l'institution Sainte-Hélène, tout n'était que discipline et brimades perpétuelles, sans aucune compassion. Lever à sept heures, puis douche obligatoire, (d'abord les filles, ensuite les garçons) et petit-déjeuner dans un silence monacal, après la prière. Ensuite cours jusqu'à midi, déjeuner, puis reprise des cours jusqu'à dix-sept heures, encore une douche puis le dîner. Et gare à celles et ceux qui n'avaient pas appris leurs leçons !

Ce n'est que le soir après le dîner que les enfants pouvaient enfin souffler et se retrouver eux-mêmes, c'est à dire des enfants qui désiraient s'amuser. Jusqu'à l'extinction des feux à vingt et une heures précises, où tout le monde devait être couché. La grosse cloche au-dessus de l'institution égrenait les coups fatidiques, un… deux… trois… et au neuvième les enfants devaient tous être dans leur lit.
Une qui n'aimait pas du tout Alice, c'était Mélanie, une chipie de treize ans. Elle n'avait de cesse de la tourmenter. Lorsqu'elles étaient dans les douches communes, elle se moquait de sa poitrine "aussi plate que celle d'un garçon" (la sienne était loin d'être entièrement formée, mais elle commençait à en voir les rondeurs, ce qui la rendait très fière), lui tirant les cheveux et allant jusqu'à lui donner de grandes claques dans le dos avec sa serviette humide. Mélanie avait un clan, et ça les amusait beaucoup de voir Alice sautiller sur place sous les coups de serviette, prête à pleurer. Son dos en était tout rouge.
Mélanie lui avait même volé la photo de ses parents dans son placard. Elle y avait inscrit en gros feutre rouge "sale petite garce" puis avait replacé la photo sur l'étagère. Heureusement elle n'avait pas fouillé tout le placard, sinon elle aurait découvert où elle cachait l'araignée, sous ses pull-overs.






Une nuit, alors qu'Alice cherchait désespérément un sommeil qui ne voulait pas venir, miss Brenda à sa gauche et miss Knife à sa droite sur l'oreiller, miss Knife lui murmura d'une voix doucereuse :
- Débarrasse-toi de cette poupée ridicule. Il n'y a que moi qui t'aime ici.
- Mais je ne peux pas faire ça, elle me rappelle Brian.
- Alice, il n'y a jamais eu de Brian, tu le sais aussi bien que moi. C'est toi qui as inventé cet ami imaginaire. Tout est dans ta tête. Tu te sentais tellement seule. Tu avais besoin de quelqu'un à qui te confier.
- Mais je l'ai vu, je l'ai vu ! Je lui ai parlé, on s'est même promené ensemble sur la plage.
- Allons ma petite Alice, regarde les choses en face ! Lorsque vos nouveaux voisins sont arrivés, il n'y avait que le couple, mais aucun enfant n'était avec eux. Tu as tout imaginé dans ton enthousiasme à vouloir absolument un nouvel ami.
Alice rassembla ses souvenirs, revoyant dans sa tête le jour où leurs nouveaux voisins étaient arrivés. Il y avait bien le couple, et Brian était avec eux, elle en était certaine. Sauf que petit à petit le jeune garçon ne devint plus qu'une vague silhouette, puis une forme de brouillard qui s'estompa et disparut entièrement.
Et la vérité déferla sur elle comme un ouragan, comme la tempête qui sévissait dehors.
Non, il n'y avait jamais eu de Brian, aussi noir fut-il. Elle avait tout inventé, sauf pour l'araignée qu'elle avait trouvée ce fameux soir sur son lit.
De rage, elle prit miss Brenda et lui arracha la tête, puis s'acharna sur les membres. Les petits vêtements subirent le même sort.
- C'est très bien Alice dit miss Knife. Maintenant, sers-toi de l'araignée.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Pour cette petite conne de Mélanie. Sers-toi de l'araignée.
- Tu veux que je… Oh non ! Pas ça!
- Tu peux le faire Alice ! Après, elle ne t'embêtera plus jamais. Allez, montre que tu es une grande fille.
- Mais elle va peut-être mourir !
- Et alors, c'est ce que nous voulons toutes les deux n'est-ce pas ? Lève-toi maintenant, dépêche-toi, va chercher l'araignée.
- Ecoute, ce n'est pas si grave si elle m'embête tout le temps. Je…
- LEVE-TOI JE TE DIS ! VA NOUS CHERCHER CETTE FOUTUE ARAIGNEE !
Alice se leva tout doucement, alla jusqu'à son placard et sortit le bocal. Elle dévissa le couvercle, et l'araignée grimpa sur sa main. Sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers le lit où dormait son ennemie jurée, dans cette immense salle aux murs froids et gris, de très hautes fenêtres aux vitres sales laissant à peine passer les rayons du soleil en plein été.
Le cœur battant la chamade, elle déposa l'araignée tout contre le visage de Mélanie. Celle-ci, sentant une présence à côté d'elle, se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux.
- Qu'est-ce que tu…
L'araignée lui sauta au visage, la mordant profondément. Elle y mit une ferveur peu commune, ainsi que tout son venin.
Celle qui mettait tant d'acharnement à emmerder les autres mourut presque instantanément. Ses doigts se crispèrent sur les couvertures en gestes convulsifs, elle arqua le dos, faisant ressortir ses petits seins à peine formés dont elle était si fière, essaya de crier mais ses cordes vocales étaient déjà paralysées, ses yeux se révulsèrent dans leurs orbites puis ce fut tout.
En à peine huit secondes le sort de Mélanie était réglé, petite poussière insignifiante qui ne méritait plus d'exister.
Alice la regarda quelques instants, reprit l'araignée et s'en retourna le plus discrètement possible la cacher dans son bocal, en caressant les poils soyeux de son dos.
"Ce soir lui dit-elle, il faudra absolument que je te trouve quelques insectes pour ton repas".
Elle retourna se coucher, enfin débarrassée de cette sale peste de Mélanie.
Miss Knife la félicita sincèrement pour son courage, et n'ouvrit plus la bouche.
Tout du moins pour l'instant.
Alice dormit très bien ensuite, un sourire sur ses lèvres.
Elle rêva de Brian qui n'existait que dans son imagination.

Ce furent les cris hystériques de Soeur Gertrude qui réveilla tout le dortoir. Cette vieille bigote de soixante-six ans hurla à n'en plus finir lorsqu'elle découvrit le visage hanté par la souffrance de Mélanie. Soeur Gertrude n'avait pas son pareil pour distribuer les punitions les plus sévères aux enfants qui ne suivaient pas le droit chemin. Les enfants la surnommaient 'L'ogre à moustache", parce que sa lèvre supérieure était surmontée de grands poils gris et disgracieux. Elle s'enfuit jusqu'à la sacristie en tenant le bas de sa longue robe, dévoilant ses mollets maigrichons. "C'est le Diable, c'est le Diable qui est entré chez nous !" hurlait-elle comme une démente. Arrivée enfin à destination, elle s'agenouilla, se signa aussi vite qu'elle le pouvait en marmonnant "Je vous salue Marie pleine de grâce, priez pour nous pauvres pêcheurs", mais dans sa bouche édentée l'on aurait pu croire qu'elle disait "Je vous salue marmites pleines de graisse", ce qui aurait été un odieux blasphème dans ce lieu de prières. Elle répétait inlassablement ses suppliques en faisant le signe de croix d'une main, le répétant encore et encore, et de l'autre égrenant son chapelet. Ou bien l'objet de sa dévotion était parti faire ses commissions au super marché à l'autre bout de la ville et ne pouvait donc pas l'entendre, ou elle ne voulait rien savoir de cette vieille folle méchante et autoritaire, car Sœur Gertrude mit soudain la main sur son cœur et fut terrassée par une crise cardiaque.
Une bien trop longue vie pour une femme si austère, et une fin encore plus longue quand Celui qui juge lui demandera des comptes.
Comme l'a dit un homme sage il y a bien longtemps, "l'éternité c'est très long, surtout vers la fin".
Ou, plus simplement, bon débarras !

Après ces douloureux évènements de début de journée, la mère supérieure décida qu'il n'y aurait pas de cours aujourd'hui. La journée devait être consacrée à la prière et au recueillement. Tous les enfants seraient consignés dans la salle de lecture, dans un silence absolu. Le médecin légiste arriva dans sa petite voiture, car la mort de Mélanie n'avait pas l'air très naturelle. Il examina la jeune demoiselle, ses petites lunettes rondes sur le nez, et décréta après maintes explications scientifiques auxquelles les religieuses ne comprirent pas un traître mot que Mélanie avait elle aussi succombé à une crise cardiaque foudroyante, malgré son jeune âge. N'en étaient pour preuves ce masque de douleur qu'elle affichait, ses doigts recroquevillés sur les draps et son dos arqué. Il remarqua deux petits trous sur le lobe de son oreille, mais il prit cela pour une ancienne marque de bijoux. C'était strictement interdit d'en porter au sein de l'institution Sainte-Hélène.
Les religieuses adoptèrent une mine de circonstance, prièrent pour le salut de son âme (Mon Dieu, une si gentille petite fille ! disaient-elles entre elles), et on emporta les deux corps.
Pour les enfants, la journée fut interminable. Dans la salle de lecture, tout le monde chuchotait à qui mieux-mieux. Alice restait bien sagement assise sans parler à quiconque. Elle se demandait comment elle pouvait faire pour sortir et chercher des insectes pour son araignée. Prétextant qu'elle ne se sentait pas très bien car la mort de Mélanie lui était insupportable, pieux mensonge dont elle n'eut même pas à rougir, elle demanda la permission d'aller s'allonger quelques instants sur son lit. La permission lui fut accordée, 'mais pas trop longtemps' dit la religieuse qui surveillait les enfants.
Alice sortit de la salle en refermant soigneusement la porte et fonça vers le dortoir au premier étage. Elle prit le bocal, redescendit les marches deux à deux en prenant soin de ne pas se casser la figure, et se dirigea vers les cuisines. Juste à côté il y avait une porte donnant sur l'arrière du bâtiment. Elle l'ouvrit, épiant tous les bruits de pas qui auraient pu l'alerter de la présence de quelqu'un, et sortit au grand air. Un chemin herbeux s'en allait vers le petit bois derrière le gros bâtiment. Elle s'engagea sur le chemin, tenant précautionneusement le bocal tout contre elle. Arrivée sous le couvert des arbres, elle s'accroupit, défit le couvercle et l'araignée descendit sur sa main. Alice attendit quelques minutes, en observant sa minuscule amie. Il y eut un bruit de craquement juste derrière elle, un bruit de brindilles qui cassent sous des pieds. Alice se leva d'un bond, tenant l'araignée dans sa main fermée en coupe.
- Qu'est-ce que tu fais là ! On vous avait ordonné de rester dans la salle de lecture !
- Rien ma Sœoeur, je… je …je...…
- Je je je. Je je je quoi ? Qu'est-ce que tu caches dans ta main ? Fais-moi voir ça immédiatement !
- Vous allez le regretter ma Sœoeur, vous allez vraiment le regretter !
- Petite effrontée ! Ouvre-moi cette main tout de suite !
Alice lança l'araignée sur le visage de sœur Angélique, qui portait bien mal son nom.
L'araignée la mordit sur la lèvre. La religieuse se débattit tellement pour enlever cette... chose qui se cramponnait à elle comme une sangsue qu'elle se cogna violemment la tête contre un arbre, mais tout comme Mélanie elle ne put appeler au secours, les cordes vocales déjà paralysées. Elle agrippa sa maigre poitrine comme si c'était une bouée de sauvetage, les yeux fous, un rictus de démence sur la figure.
Et elle expira dans les fougères.
Alice, contemplant le cadavre étendu, se dit que Soeur Angélique n'avait qu'à se mêler de ses affaires, et reprit son araignée qui attendait tranquillement sur la robe épaisse de la religieuse.
- Allez maintenant, va manger. Mais dépêche-toi s'il te plait.
Pendant une petit heure, elle suivit son araignée partout où elle allait. La bestiole se gorgea d'insectes divers et retourna bien sagement dans son bocal.
Alice prit le chemin du retour, heureuse que son araignée ait le ventre plein. Elle rangea le bocal sous ses pull-overs.
Et redescendit tranquillement à la salle de lecture.

En reprenant sa place, l'une des filles s'assit à côté d'elle.
- Tu étais où tout ce temps ? Tu as caché les indices ?
Le cœoeur d'Alice fit un bond dans sa poitrine.
- Les indices ? De quels indices tu veux parler ?
- Je t'ai vue cette nuit. Je ne dormais pas. Je t'ai vue t'approcher du lit de Mélanie. Je suis certaine que tu es pour quelque chose dans sa mort. C'était ma meilleure amie. Qu'est-ce que tu lui as fait ?
- Mais rien ! Rien du tout ! Je voulais aller aux toilettes. C'est pour ça que je me suis levée.
- Mensonges ! Tu n'es pas allée aux toilettes. Tu es restée à côté de son lit. Je vais te surveiller ma vieille, t'inquiètes.
- Si je voulais aller aux toilettes. Elle était déjà morte quand je suis arrivée à côté de son lit. Oh j'ai eu si peur, tellement peur ! Elle était horrible à voir ! Ça m'a coupé l'envie ! Je suis retournée dans mon lit et j'ai rien dit ! J'ai rien dit !
- Je ne te crois pas. Je vais te surveiller jour et nuit !
- Fais comme tu veux, mais je te jure que je n'y suis pour rien.
La fille retourna à sa place, en lançant un regard mauvais à Alice.
Ça tourbillonnait en tous sens dans sa tête.
Et si jamais il y en a d'autres qui m'ont vue ? se demanda t-elle angoissée.

Les religieuses cherchèrent soeur Angélique dans toute l'institution. L'une d'elles, qui était en prière dans sa chambre, leur fit remarquer que sœur Angélique se rendait chez ses parents une fois par mois, à cinquante kilomètres de là. En général, elle y restait plusieurs jours.
Ah booon… répondirent-elles toutes en chœoeur.
Elles avaient juste oublié.
Il n'y avait donc pas de soucis à se faire.

Laborieusement le soir arriva enfin, et tous les enfants se couchèrent, trop heureux de n'être plus tenus en laisse. La fille n'arrêtait pas d'épier Alice d'un air soupçonneux.
Alors qu'elle était prête de s'endormir, tard dans la soirée, à presque minuit, la lune pleine éclairant le dortoir de sa douce lumière, miss Knife lui parla encore une fois.
- Lève-toi Alice, va chercher l'araignée.
- Mais je ne peux pas ! L'autre me surveille tout le temps.
- Elle s'est endormie, je le sais. Allez lève-toi ! Va chercher l'araignée. Tu auras une surprise.
- Une surprise ? De quelle surprise tu veux parler ?
- Va, et tu verras !
Elle se leva tout doucement, en jetant des coups d'œil furtifs vers la fille. Elle était tournée de l'autre côté, à une dizaine de lits du sien, et devait donc dormir.
"L'idiote, me surveiller jour et nuit ! Peuh !"
Ce qu'elle vit la laissa interdite. Le bocal était plein de petites araignées, en plus de la sienne. Il y en avait une bonne vingtaine, minuscules. "Mon Dieu, elle a eu des bébés ! Elle est maman ! Oooh, c'est merveilleux !".
Elle ouvrit délicatement le pot en verre et caressa tendrement la nouvelle maman qui se promenait sur son bras.
Cette nuit là, Alice rêva de couvertures qui montaient et descendaient, puis remontaient et redescendaient, comme le soir où elle avait surpris ses parents.
Et, conséquence parfois voulue de couvertures qui montent et qui descendent avec un papa et une maman cachés dessous, de petits bébés qui naissaient plus tard.
Bien plus tard...…

Le lendemain, Alice remarqua que plusieurs filles la regardaient de travers. L'une d'elle s'approcha et lui dit sans ménagements :
- C'est vrai que tu étais à côté du lit de Mélanie la nuit où elle est morte ?
Alice resta sans voix. La garce avait donc parlé. Elle avait fait ses infâmes confidences aux autres.
- C'était pour aller aux toilettes. Je lui ai tout expliqué.
- On ne t'aime pas beaucoup ici tu sais. Toujours dans ton coin, sans jamais te mêler aux autres. On t'a à l'œoeil. Tu vas en baver ma petite !
- Laisse-moi tranquille ! Je n'ai rien fait de mal !
La fille la pinça méchamment.
- Tiens ! Ça c'est pour Mélanie !
Alice retint ses pleurs, en serrant les dents. "Vous ne perdez rien pour attendre" fulmina t-elle.
La journée fut épouvantable pour Alice. Les autres la bousculaient dans les couloirs, la pinçaient, lui tiraient les cheveux, et prenaient un air totalement innocent une fois leurs viles bassesses accomplies lorsque les religieuses les regardaient.
Mais le soir elles n'osèrent plus lui faire quoi que ce soit parce que dorénavant une religieuse les surveillait jusqu'à ce qu'elles soient toutes couchées et endormies. C'était une nouvelle décision de la mère supérieure, parce qu'elle trouvait qu'il y avait trop de chahut après le dîner. Une religieuse pour l'aile des filles, et deux pour l'aile des garçons, ce qui était somme toute normal, les garçons étant toujours plus turbulents que les filles.
Lorsqu'elle était certaine que tout le monde dormait à poings fermés, la religieuse regagnait sa chambre, priait jusqu'à plus soif et se couchait, satisfaite d'avoir une vie si bien rangée au service de ces pauvres innocents que leur communauté devait dompter jour après jour.

Alice était impatiente de retrouver son araignée et ses bébés. Elle tournait et retournait dans son lit, discutant dans sa tête avec miss Knife sur ce qu'elle voulait faire. Enfin c'était plutôt miss Knife qui le lui avait suggéré, et Alice avait trouvé l'idée très très bonne. Même superbement bonne.
Elle attendit jusqu'à presque une heure du matin, afin d'être certaine que personne ne la voit.
Puis elle se leva comme elle en avait désormais l'habitude, ouvrit son placard, prit le bocal entre ses petites mains.
- Oh punaise s'exclama t'elle !
Les bébés araignées étaient presque aussi grosses que leur mère, car elles aussi étaient des mutantes, des petits animaux modifiés génétiquement. Et tout ça en une seule journée ! Ça grouillait là-dedans, pire que des vers de terre.
Alice ouvrit la porte du dortoir.
- Allez mes amies, si vous avez faim, n'hésitez pas. Il y en aura pour tout le monde.
Elle s'accroupit, les araignées se propagèrent sur le sol pour se diriger vers les lits, pleines de venin tout neuf.
Alice sortit du dortoir et referma la porte à double tour. Ce qui n'était pas très utile, toutes ces petites morveuses qui ne l'aimaient pas n'auraient même pas le temps de prononcer un cri.
- Voilà pour vous mesdemoiselles, il ne fallait pas être si… ineptes.
Et un large sourire s'étala sur son visage de poupée.

Une poupée bien plus jolie que miss Knife.
Et autrement plus dangereuse.
Ne seriez-vous pas d'accord avec moi Dr Jekyll ? Ou alors était-ce Mister Hyde ?
Désolé, je ne sais plus qui était qui.
C'est idiot non ?

auteur : mario vannoye
le 21 janvier 2009