Comme une poupée de chiffon



L'automne avec ses couleurs chatoyantes est également synonyme de brouillards. Les météorologues parlent de phénomènes de basse couche dont les conséquences sont l'absence totale ou partielle d'ensoleillement et surtout une visibilité réduite. Et comme si cela ne suffisait pas, le brouillard joue aussi à cache-cache, se dissipant en un lieu et s'étalant en un autre. Bigre ! Quelle force de nuisance pour qui doit se déplacer avec sa voiture, ce qui est justement le cas d'Henri Le Belloch et sa famille.

Le Belloch traverse la quarantaine avec énergie et exerce dans une banque la qualité de directeur commercial. Bien que compétent dans son domaine et doté d'affabilité, c'est un homme pressé, dominateur et ambitieux. Si Le Belloch et sa femme Jeanne n'ont pas d'enfant, ils hébergent avec grand plaisir Zenda leur nièce de 11 ans pendant sa scolarité. C'est d'ailleurs pour la ramener chez ses parents dans le Poitou que ce trajet est décidé en cette veille de la Toussaint.

Après avoir avalé le dernier bagage, le coffre de la grosse berline allemande se ferme et laisse échapper un bruit feutré qui se perd dans la végétation environnante. La belle situation professionnelle de Le Belloch leur permet en effet de vivre confortablement dans une villa perdue au milieu des bois. Le léger claquement du coffre à peine suppléé par le gazouillis de quelques mésanges, le moteur qu'on devine puissant se met à vrombir. Le véhicule s'éloigne en chassant ostensiblement les gravillons du chemin avec ses gros pneus surdimensionnés.

Le Belloch est un conducteur adroit qui semble bien connaître son véhicule. Ce "talent" dirons-nous associé aux qualités routières de sa voiture lui confère une totale confiance. Et comme il connaît le trajet comme sa poche pour l'avoir parcouru des dizaines de fois, Le Belloch déroule à vive allure. Le moindre obstacle freinant sa progression soutenue le fait râler, méprisant au passage les autres usagers pour leurs incapacités. A croire que son attitude généralement courtoise est restée en dehors de l'habitacle.
Excepté les protestations presque mécaniques du conducteur, le calme remplace peu à peu les conversations de la première heure. Jeanne décide d'allumer l'autoradio afin d'effacer l'ennui qui la gagne tandis que Zenda feuillette un magazine pour pré-adolescentes. La radio se déclenche sur une station diffusant un jeu dont l'objet consiste à répondre à quelques questions de culture générale. Rien de transcendant pour l'esprit, juste de quoi l'occuper, c'est toujours ça !
- Alors Jacques, quelle est la distance totale de freinage pour un véhicule circulant à 100 km/h sur une chaussée sèche ?
- Euh... je dirais 40 mètres environ.
- Je sais c'est difficile mais 1500 euros sont en jeu. Allez je vous donne une deuxième chance, ré-écoutez bien la question : quelle est la distance TOTALE de freinage pour un véhicule circulant à 100 km/h sur une chaussée sèche ?
- Euuuuh ! Je ne vois pas du tout... peut-être 50 mètres ?
- Désolé Jacques vous êtes loin du compte. Il faut 80 m. dont 30 m. pour le temps de réaction. Merci Jacques pour votre participation et bonne journée à vous.
J'en profite pour rappeler à nos auditeurs le risque lié à une vitesse excessive. Sachez que la distance de freinage totale est multipliée par 4 lorsque la vitesse double. Pour vous faire une idée de cette distance de freinage, il existe une méthode simple : sur route sèche il suffit de multiplier la dizaine de la vitesse au carré puis retrancher 10%. Par exemple à 110 km/h vous aurez 11x11=121-10% soit 121-12=109 mètres à parcourir pour stopper votre véhicule. Sur route mouillée le calcul est presque identique, on rajoute 30% au lieu de soustraire 10%.

Aussitôt, coupant la parole à sa femme, Le Belloch lâche un commentaire qui lui ressemble bien :
- D'accord la vitesse est un facteur important mais il faut également prendre en compte l'état des pneus, la qualité du système de freinage et l'habilité du conducteur, ça fait une sacrée différence !
Cependant Jeanne, trop heureuse d'avoir une occasion de dire à son mari qu'il roule trop vite, lui expédie qu'il n'est pas au-dessus des lois physiques même avec sa grosse bagnole et surtout qu'il tient entre ses mains la vie de 3 personnes dont 1 enfant. Le Belloch relâcha la pression sur la pédale d'accélérateur par égard pour sa femme et parce que sa raison partageait cette remarque de bon sens.

La berline s'engage maintenant sur l'autoroute, dernière ligne droite avant leur point de chute. La fluidité du trafic et les trop rares et inoffensives nappes de brouillards ont définitivement poussé Le Belloch a écraser plus franchement le champignon, sans éveiller pour autant la vigilance de sa femme. Comme à son habitude pour rompre la monotonie de l'autoroute et exercer sa mémoire, il s'amuse à compter le nombre de voitures qu'il dépasse par classe de couleur. Et autant dire que les combinaisons s'enchaînent.
Soudainement les occupants de la voiture se sentent pressés par leur ceinture de sécurité. C'est un terrible coup de frein réflexe déclenché par Le Belloch. A peine reprennent-ils leurs esprits qu'un choc violent provoque la rotation de la berline, actionne les airbags et fait valser les bris de glace avec les objets personnels. Le Belloch le plus prompt à réagir hurle :
- Sortez de la voiture, viiiite !
Les portières de la petite Zenda et de Le Beloch sont bloquées. Un stress supplémentaire pour leurs esprits déjà secoués, convulsant encore un peu plus leurs gestes. Jeanne réussit à s'extraire et se précipite vers l'arrière pour aider sa nièce. Le Belloch se débat comme un diable pour se dégager délaissant un instant du regard sa femme et Zenda. Il devine dans les éclats de voix que les deux femmes sont maintenant libres de leurs mouvements lorsqu'une légère secousse le fige. Le son sourd et organique qui masque brièvement le bruit de frottement des tôles lui fait comprendre le pire. Sans illusions Le Belloch relève la tête en direction du choc. Il croise le regard désincarné de son épouse, instant cruel qui étouffe jusqu'aux derniers impacts retentissant sur cette portion d'autoroute.

Le lendemain dans le journal local un témoin raconte :
... j'arrive sur ce pont qui enjambe l'autoroute quand j'entends un coup de frein. J'ai juste le temps de regarder en contre-bas qu'une voiture en percute une autre. Je vois très vite une femme sortir de la voiture et essayer d'ouvrir une porte à l'arrière. Ça y est la porte s'ouvre, une adolescente semble t'il en sort. Au même moment j'entends un autre coup de frein et une voiture vient faucher les deux femmes avant de finir dans le rail. Mon Dieu ! C'est arrivé tellement vite ! On aurait dit deux poupées de chiffon...
L'article qui relate ce témoignage parle d'un effroyable carambolage coûtant la vie à 9 personnes et en blessant 17 autres dont 8 sérieusement. Un chien errant et des conditions de visibilité réduite en raison du brouillard sont à l'origine du drame. Veinard de chien qui s'en sort sans l'égratignure d'un poil.

Le Belloch aussi est physiquement indemne. Mais contrairement au canidé sa conscience le torture, le harcèle, le traque jusqu'au plus profond de son sommeil. Rien à faire pour oublier cette ambiance indescriptible sur la scène du drame. Ce silence au temps indéfinissable qui succède au fracas des collisions abandonne peu à peu son espace aux gémissements, aux hurlements et aux appels au secours. Un fardeau qui vaut toutes les punitions humaines.
Désormais l'homme pressé déploie patiemment ce qui lui reste comme force de vivre dans la prévention routière. Quatre ans après la disparition tragique de sa femme et de sa nièce, Henri Le Belloch décède alors qu'il traversait respectueusement la chaussée, fauché par un chauffard ivre.
«...comme une poupée de chiffon...» raconta un passant.

auteur : christian laag
janvier 2009