Une folie trop ordinaire



Le vieil homme assis en face du lac contemplait l'horizon, se demandant sérieusement comment il avait pu vivre toutes ces années avec cette solitude trop pesante, ce vide intérieur qui ne lui apportait ni joie ni réconfort. Il pensa à sa femme décédée huit ans plus tôt, et son cœur battit un peu plus vite à ce souvenir. Combien il l'avait aimée sa chère épouse, combien de doux moments ils avaient passé ensemble, jour après jour, année après année. Tant de bonheur disparu à cause d'une maladie pernicieuse qui l'avait emportée en deux mois seulement. La vie ne fait aucun cadeau, elle vous prend ce que vous avez de plus cher, ne vous laisse que les miettes éparses d'une tristesse sans nom. Chez lui chaque objet lui rappelait douloureusement leur vie commune, et du lever au coucher il errait misérablement d'une pièce à l'autre dans leur trop grande maison, souhaitant de tout cœur la rejoindre au plus vite.
La vieillesse n'est ni jolie ni ne rend les hommes plus sages, elle ne fait que davantage vous sentir inutile et désemparé.
Les seuls instants de bonheur qui lui restaient étaient ceux qu'il passait avec son petit-fils de neuf ans, Kevin, et la tendre complicité qui les unissait lui rendait enfin son sourire trop souvent absent de ses lèvres.






Ce matin son fils et sa belle-fille l'avaient emmené avec eux pour un pique-nique, au bord de ce lac perdu au milieu de nulle part. Le soleil inondait toute la vallée de sa chaleur bienfaisante, des engoulevents au rire moqueur planaient au-dessus de l'eau à la recherche de nourriture.
- A quoi tu penses grand-père ? lui demanda Kevin.
- Oh ! A rien qu'un petit garçon de ton âge ne doit connaître déjà, répondit-il d'une voix presque chevrotante.
- Mais tu as l'air fatigué, tu veux que je t'emmène à l'ombre sous les arbres ?
- Non non je suis très bien ici, ne t'en fais pas. J'étais juste en train de me dire que je boirai bien un peu de cette délicieuse orangeade que tu as préparé. Tu veux bien m'en apporter ?
- D'accord j'y vais tout de suite. Tu restes là ok ? Tu vas pas aller plonger dans cette eau glaciale ou grimper jusqu'en haut de cet arbre ?
- Ha ha, ce que tu peux être drôle quand tu veux. Allez va vite, je t'attends bien sagement ici sans bouger d'un orteil. Croix de bois croix de fer.
- Si tu mens je pisse par terre !
C'était une vieille blague entre eux, pas d'une absolue finesse, mais qui les amusait follement.
Le garçon revint à peine trois minutes plus tard, donna le verre d'orangeade au vieil homme et s'assit à côté de lui, à même le sol.
- Tout à l'heure, tu pensais à Mamy, c'est ça ?
- Mais comment t'as fait pour deviner ? Tu m'étonneras toujours toi !
- Je le sais rien qu'à voir ton regard. T'as toujours l'air si triste quand tu penses à elle ! Je suis sûr que tu dois te sentir bien seul dans ta grande maison.
- Je te mentirai si je te disais que non. La solitude est la pire des choses tu sais. Et quand je m'ennuie trop, j'écris des jolies lettres.
- Des lettres ? Mais à qui ?
- Et bien à cette petite fleur là-bas qui doit sentir si bon, à cet oiseau qui nous chante une si jolie chanson, ou au scintillement des étoiles. Les sujets ne manquent pas.
- Et ils te répondent ?
- Parfois oui. Tu sais l'important, ce n'est pas d'être seul, c'est ce qu'on a dans la tête. Il y a des tas de gens qui vivent comme moi tout seul, mais ils ne voient pas ce que moi je vois. Tu comprendras plus tard, tu verras.
Il lui ébouriffa les cheveux et restèrent ainsi côte à côte, à contempler le lac. Grand-père ne se sentait pas seul aujourd'hui, il savourait intensément ces moments de bonheur avec son petit-fils assis à ses pieds.

Les parents de Kevin revenaient d'une promenade en amoureux dans les bois environnants. Il était presque midi, le temps de déjeuner. Les estomacs commençaient sérieusement à gargouiller.
Maman revêtit un maillot de bain deux pièces rose bonbon, faisant ressortir ses jolies formes.
- Tu sais que t'es vachement sexy là-dedans ? J'ai bien envie de te croquer !
- Arrête voyons, ce n'est pas le moment. On nous regarde !
Chacun mangea de bon appétit, de la viande froide accompagnée de légumes en salade. Même Grand-Père en reprit deux fois, manquant de peu s'étouffer avec un haricot vert que son dentier ne voulait pas mâcher convenablement. Après une longue quinte de toux, tout redevint dans l'ordre, au grand soulagement du reste de la famille.
Après le repas, ils s'allongèrent dans l'herbe pour une petite sieste. Kevin alla barboter dans l'eau, juste au bord, comme ses parents le lui avaient recommandé.
Les adultes ne tardèrent pas à somnoler, bercés par la petite brise tiède et apaisante qui s'était levée.
Au bout d'une demi-heure, le père sorti de sa torpeur et regarda autour de lui. Kevin n'était pas là. Un groupe d'adolescents s'était installé à une centaine de mètres, quatre garçons et une fille, riant et parlant très fort. Le plus vieux devait avoir quoi…pas plus de seize ans. Une radio diffusait une musique de rock. Il alla vers eux pour leur demander s'ils n'avaient pas vu son fils. A son approche, l'un d'eux mit le volume de la radio encore plus fort, faisant brailler l'appareil. Kevin était au milieu d'eux, l'air apeuré.
- Kevin, viens avec moi s'il te plait. Et vous ne pourriez pas baisser le volume, nous aimerions nous reposer.
- Ben quoi ? Vous n'aimez pas la musique ?
- Si, mais vous n'êtes pas obligé de la mettre aussi fort. Allez viens Kevin.
- Oh là, regardez-moi ce monsieur de la ville avec ses grands airs, y croit qu'il peut faire ce qu'il veut. On aime pas beaucoup les étrangers par ici. Tu sais que ta gonzesse est vraiment canon ? Elle doit être super bonne, j'y mettrai bien quelque chose de bien chaud. Tu veux pas me la prêter ?
- Ecoutez, ça ne sert à rien d'être aussi vulgaire. Je veux juste reprendre mon fils et que vous baissiez votre radio. C'est pas trop demander je pense ?
- Vas-y, reprend-le ton mioche. On faisait rien de mal, on discutait c'est tout. Et voilà, je la baisse la radio. T'es content ?
Kevin et son père repartirent de l'autre côté, sous les sifflets du groupe. La maman courait déjà vers eux, folle d'inquiétude.
- Que se passe-t-il ? C'est qui ceux là ?
- Ce n'est rien, juste des jeunes qui veulent s'amuser. Allez venez !
Ils n'étaient pas encore vers Grand-Père que la musique braillait de nouveau. Le père se retourna en serrant les poings, prêt à leur dire ce qu'il pensait.
- Laisse tomber va, ça ne servira à rien.
Ils retournèrent à leur pique-nique, expliquant au grand-père ce qui se passait.
Une heure plus tard les jeunes se levèrent pour repartir. En passant près d'eux, l'un des garçons se caressa l'entrejambe d'un mouvement rapide de va et vient en les regardant, et la fille dressa son majeur, un rictus mauvais sur les lèvres.
Le plus jeune d'entre eux avait à peine douze ans.






Il était temps de rentrer, l'après-midi touchant à sa fin. Le temps de rassembler les affaires, ils se dirigèrent vers leur voiture garée un peu plus loin. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils virent que la clé n'était plus sur le contact.
- Merde merde MERDE ! Ils ont piqué la clé ! Ils ont dû faire ça pendant notre sieste. Les sales petits cons ! Kevin, tu ne les as pas vus faire ?
Le petit garçon répondit par la négative, une moue de tristesse sur le visage, prêt à fondre en larmes. Il commençait sérieusement à avoir peur, son père ne disait des gros mots que lorsqu'il était très en colère.
- Bon écoutez. Grand-père et toi vous allez rester ici. Maman et moi on va essayer de trouver de l'aide. Surtout vous ne bougez pas d'ici d'accord ? Ne vous en faites pas, nous serons revenus avant la nuit.
- Alors partez vite, on vous attend, répondit Grand-père. Kevin, viens ici mon grand, viens que je te fasse un gros câlin.
Maman étreignit son fils et lui murmura les mots que seule une mère sait dire à son enfant pour calmer son inquiétude.
Le père sortit un couteau de chasse de la boîte à gants.
- J'emmène ça aussi, ça peut servir.
Ils ne se revirent plus jamais.

Le sentier que prit le couple était pénible et presque hostile, le même que les jeunes avaient emprunté, espérant tomber sur eux pour qu'ils leur rendent la clé. Ces bois semblaient lugubres, des arbustes pleins d'épines griffaient leurs bras nus. Des buissons de sumac vénéneux formaient un lit verdâtre de chaque côté du chemin. Au bout d'un temps qui leur sembla interminable, ils arrivèrent à une clairière où une espèce de cabane délabrée trônait en plein milieu. Toute en bois, construite de bric et de broc, des planches mal clouées en formant ses murs, elle n'avait vraiment rien d'hospitalière. Les jeunes étaient assis dans l'herbe en fumant une cigarette.
- Tiens tiens tiens, mais qui donc viens nous rendre une petite visite !
- Ecoutez, nous ne voulons pas chercher d'histoires, nous voulons juste que vous nous rendiez la clé de notre voiture.
- La clé ? Quelle clé ? Quelqu'un a une clé de bagnole ici ? J'ai beau chercher, je vois vraiment pas ce que vous voulez dire.
- Elle était sur le tableau de bord, et maintenant elle n'y est plus. C'est donc forcément vous qui l'avez prise non ?
- Tu nous traites de voleurs c'est ça ? Tu viens jusqu'ici pour nous traiter de voleurs ? Et qu'est-ce que tu veux faire avec ton grand couteau ?
- Bon ça suffit maintenant, rendez-nous notre putain de clé et on vous laisse tranquille.
- Et d'abord, tu me parles pas sur ce ton. T'as jamais appris la politesse ? Tu crois peut-être que je suis ton sale mioche ?
- Tu commences vraiment à me faire chier ! Rends-moi cette foutue clé. Ça vous amuse d'emmerder les gens ? On demandait rien à personne, on voulait juste passer un bon moment en famille.
- J'l'emmerde ta famille. Si tu veux ta clé, ta gonzesse n'a qu'à se foutre à poil.
- MAIS PUTAIN C'EST QUOI CETTE BANDE DE BRANLEURS ! TU VAS NOUS LA RENDRE CETTE CLE OUI OU MERDE !
Soudain, un rottweiller déboula en aboyant de derrière la cabane. Le molosse se jeta sur lui, excité par les cris. Il chercha sa gorge, une bave dégoulinante à la gueule.
- ATTAQUE BILKO ! BOUFFE-LE CE SALE CON !
Ses crocs et ses griffes labouraient ses vêtements et sa peau, formant de grandes estafilades de sang.
- ARRETEZ-LE, IL VA LE TUER ! hurla sa femme horrifiée et les yeux exorbités.
Le rottweiller s'acharnait sur sa victime. L'homme réussit à planter le couteau dans la gorge de l'animal. La bête émit une longue plainte, tomba sur le sol, agité de soubresauts. Et son corps devint inerte.
Tout le monde resta sans voix, éberlué par ce qui venait de se passer. Tout était allé beaucoup trop vite.
- T'as tué mon chien ! T'AS TUE MON CHIEN ENFOIRE !
- Je n'ai pas voulu ça, je n'ai fais que me défendre. Je suis désolé mais…
- Ta gueule ! Vous allez payer pour ça. Oh oui, vous allez payer ! ALLEZ, ON LES CHOPE !
Le groupe s'élança à leur poursuite, le goût de la vengeance dans leur bouche.
Le couple détalait le plus vite possible à travers les bois, mais l'homme, après sa lutte avec le chien et les blessures infligées, perdit vite de la distance. Les autres le rattrapèrent en vociférant comme des diables.
- COURS CHERIE, VA CHERCHER DE L'AIDE ! FONCE !
La femme se retourna, vit son mari entre les mains de leurs poursuivants, hésita une seconde, puis repartit de plus belle. Coûte que coûte, elle devait trouver quelqu'un pour les sortir de là. Sa fuite éperdue n'avait qu'un seul but, sauver son mari et retrouver leur fils et son grand-père.
Pendant ce temps, le soleil déclinait rapidement sur l'horizon, brasier orangé nimbant la région de toute sa splendeur, et les heures qui passaient rendaient fou d'inquiétude le grand-père et son petit-fils.






Elle courut à perdre haleine, la gorge en feu, les poumons brûlants de fièvre, la respiration erratique, son cœur battant à tout rompre. Elle ne savait plus où elle était, ni quel chemin prendre. Elle se retrouva de nouveau devant la clairière.
Elle avait tout simplement tourné en rond.
Cachée par la végétation, elle vit son mari assis au pied d'un arbre, ficelé autour d'un tronc par du fil de fer barbelé. Il suppliait pour qu'ils arrêtent, plein de sang sur lui. Elle porta les mains à sa bouche, épouvantée par ce qu'elle voyait. Le plus vieux avait un cutter à la main.
Il s'adressa à la fille.
- Prends le en photo avec ton téléphone. Ça nous fera des souvenirs.
La fille s'exécuta, un large sourire aux lèvres.
Il ordonna à un autre garçon :
- A toi maintenant, prends ce cutter. Coupe-le !
Le garçon, celui d'à peine douze ans, prit l'arme dans ses mains. Il hésitait, marchait de long en large devant le groupe.
- Vas-y, saigne-le cet enfoiré. Il n'a que ce qu'il mérite !
Le garçon continuait d'hésiter, puis soudain son bras forma un mouvement rapide et la lame du cutter déchira la chair de la poitrine. Un gros bouillon de sang s'en écoula. Il alla vomir dans l'herbe.
- Tout le monde doit faire pareil ! Nous sommes tous impliqués ! ALLEZ, A TOI !
- Je peux pas. Je peux pas faire ça. Merde, on va trop loin là.
- Ou t'es avec moi, ou t'es contre moi. Si tu l'fais pas, c'est moi qui vais te régler ton compte. VAS-Y BORDEL !
Et chacun des enfants prit le cutter en main. Emportés dans l'engrenage de leur monstrueuse folie et sous les cris d'exaltation de leurs compagnons, aucun d'entre eux n'osa refuser.
Le chef de la bande s'accroupit devant l'homme. Il lui empoigna les cheveux et tira sa tête d'un coup sec en arrière.
- Alors t'aimes ça ducon ?
L'homme essaya de parler, d'une voix râpeuse.
- Arrêtez je vous en supplie. Pourquoi vous faites ça ? Vous n'êtes que des gosses.
- Suce ma pine tête de noeud. T'as tué mon chien, t'as déjà oublié ? Après ce sera le tour de ta pute. T'inquiètes pas, on va la retrouver ta jolie petite femme. On va même s'occuper du vieux et du gamin !
Il désigna l'un des garçons.
- Toi, tu restes ici avec lui. Nous, on va chercher sa pouffiasse. ALLEZ EN ROUTE ! N'OUBLIEZ PAS LES TORCHES !
Ils repartirent dans les bois, à la recherche de la femme.

A la limite de vomir d'écoeurement, elle prit une branche d'arbre sur le sol, s'assura de sa solidité et s'approcha tout doucement du garçon resté à surveiller son mari. Il lui tournait le dos et formait des arabesques avec le sang qui continuait de s'écouler des blessures. Il ne vit rien venir.
Elle lui asséna un grand coup sur la tête. Il tomba comme une masse, inconscient.
- Oh chéri, mais qu'est-ce qu'il t'ont fait, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ! Attends, je vais te sortir de là.
Elle releva le barbelé, s'écorchant les mains sur les pointes acérées. Mais elle réussit à le mettre suffisamment haut pour que son mari soit libéré de son étreinte.
- Allez viens, appuie-toi sur moi.
- Je ne peux pas, ils m'ont brisé la jambe !
- Si tu peux ! Pour nous, pour ton père, pour notre fils ! Pense à eux, pense à ce qu'ils leur feront quand ils seront entre leurs sales pattes de dégénérés !
Elle prit la torche du gamin étendu par terre.
L'homme s'appuya sur une épaule de sa femme en gémissant, se servant du bâton pour l'aider à marcher. Ses douleurs étaient intolérables.






Ils marchèrent pendant longtemps, obligés de s'arrêter régulièrement. L'homme n'en pouvait plus. La nuit était pratiquement tombée maintenant. Ils arrivèrent tant bien que mal à une vieille maison en pierre abandonnée depuis fort longtemps. Elle poussa la porte et installa son mari sur un vieux banc oublié. Le seul meuble dans la maison pleine de gravas et de poussière. Il n'y avait plus de vitres, rien que le vent qui soufflait entre ses murs délabrés. Elle essaya de son mieux d'éponger le sang qui s'écoulait de la plus grande blessure avec le bas de sa robe. Elle ne savait plus que faire. Son mari était à moitié agonisant, leur fils et son grand-père seuls au bord du lac. Mon Dieu, comment pouvaient-ils s'en sortir ? Elle ne voyait aucune issue, les affres d'une douleur monstrueuse empoignant son cœur d'une folle inquiétude.
Elle entendit un bruit.
Quelqu'un approchait.
Elle éteignit sa torche, vit le reflet d'un long morceau de verre effilé sur le sol, s'en empara fébrilement. Le couteau de son mari avait dû être pris par les jeunes. La porte s'ouvrit tout doucement. Une tête apparut dans l'encadrement de la porte, très jeune, trop jeune.
Le rayon d'une torche balaya la pièce.
Le reste du corps fit deux pas en avant.
D'un seul mouvement rapide, elle planta son arme improvisée dans la gorge du nouvel arrivant. Il porta ses deux mains à son cou, un masque d'étonnement sur son visage juvénile. Il fit encore quelques pas en titubant, regarda droit dans les yeux de celle qui venait de le surprendre et s'effondra sur le sol.
Ce n'était pas un de leurs bourreaux, mais un jeune garçon qui aimait se promener seul à la nuit tombante.
- Oh non, noooon, NOOOOON ! POURQUOI TOUT ÇA ? POURQUOIIIIIII ?
Elle se retourna vers son mari. Il avait les yeux grands ouverts.
Il venait de mourir.
Il avait perdu beaucoup trop de sang.
Et les jeunes n'étaient pas très loin de la vieille bicoque.
Ils avaient entendu ses hurlements.






Elle resta à côté de son mari en lui tenant la main. Des larmes de désespoir coulaient le long de ses joues. Hébétée, à bout de forces, elle réussit néanmoins à déposer un baiser sur le corps sans vie et lui ferma les yeux. Mais des lumières et des voix approchaient. Pas de doutes cette fois-ci, c'était cette bande de tarés. Elle sortit aussi rapidement de la maison qu'elle le put, en essayant de faire le moindre bruit possible. A peine s'était-elle engagée dans un des chemins proches de la maison qu'elle entendit nettement quelqu'un dire :
- Regardez-moi ce con, il est mort. Allez, on continue ! Elle ne doit pas être bien loin !
Elle s'élança à perdre haleine dans les bois, cachée par les arbres. Sa torche trouait la nuit, faisceau de lumière dansant dans l'obscurité. Plus rien ne comptait, à part sauver sa peau, celle de son fils et de Grand-Père. Elle courut pendant longtemps, jusqu'à ce qu'enfin les lueurs d'une habitation crèvent l'obscurité. Prise d'un fol espoir, elle se rua sur la porte d'entrée et tambourina de toutes ses forces. Elle entendait le bourdonnement faible d'un groupe électrogène, enfermé dans une remise. Au bout de quelques minutes interminables, un homme ouvrit, une bouteille de bière presque vide à la main.
- Qu'est-ce que...…
- Ecoutez, des jeunes veulent me tuer, ils ont déjà tué mon mari. Vous avez un téléphone ? Il me faut un téléphone ! Mon fils… mon fils et son grand-père sont au bord du lac, ils sont tout seuls, ils vont les assassiner s'ils les trouvent.
- Je comprends rien à ce que vous racontez. Des jeunes qui veulent vous tuer ? Mais c'est quoi cette histoire ? Et pourquoi vous avez plein de sang sur vous ?
- Laissez-moi téléphoner je vous en supplie, je dois appeler la police !
- Un téléphone ? J'ai pas de téléphone ! Putain, mais qu'est-ce que je ferai d'un téléphone ?
- Oh noooon ! Mais vous avez une voiture ? Vous avez bien une voiture non ?
- Bien sûr que j'en ai une ! Mais elle est en panne. Une culasse qu'a pété ou j'sais pas quoi. Allez venez, vous allez m'expliquer tout ça bien calmement.
Ils rentrèrent dans la maison. Le salon était sale et un véritable capharnaüm y régnait : de vieilles revues éparpillées sur le sol, des vêtements sales jetés sur un fauteuil, des restes de nourriture dans une assiette sur la table. Une télévision antédiluvienne diffusait un programme insipide. Des lambeaux de papier peint décollés pendaient des murs. Et au milieu de l'un d'eux, bien en évidence, un fusil était accroché à un râtelier.
- Avant de me raconter votre histoire, allez donc vous rafraîchir un peu. Vous ressemblez à une sorcière ! C'est par-là, tout droit.
Elle prit le couloir menant à la salle de bain. La pièce était encore pire que le salon, encore plus sale. En se voyant dans le miroir plein de taches, elle eut un recul. Non, ce ne pouvait pas être elle cette femme avec ces cheveux filandreux, la figure pleine de traces boueuses et ce rimmel barbouillé autour de ces yeux ! Le lavabo était souillé d'une couche de crasse jaunâtre. Avec un certain dégoût, elle fit tourner le robinet d'eau froide et se lava le visage.
Elle retourna dans le salon. L'homme avait déposé le fusil sur la table.
- Ecoutez, vous avez réussi à me foutre la trouille tout à l'heure. Vaut mieux être paré. Racontez-moi tout depuis le début.
Elle allait commencer quand ses yeux se portèrent sur un cadre photo posé sur un meuble. La photo montrait l'homme avec un jeune garçon à côté de lui. Un garçon et un chien.
Ses yeux s'agrandirent d'horreur.
C'était le plus vieux, le chef de la bande.
- C'est moi et mon fils, Joe. Un chouette garçon. M'ouais, un vraiment chouette garçon.
Elle recula de quelques pas, montrant la photo d'un doigt tremblant.
- C'est...… c'est...… c'est l'un de ceux qui veulent me tuer.
Elle se rua sur la porte, mais elle était fermée. A double tour.
- Tu vois ma jolie, ben ouais j'en ai un de téléphone. Un de ces machins portables qu'on peut emmener partout. Super pratique ces trucs là ! Mon fils m'a téléphoné tout à l'heure, il m'a tout raconté. J'allais justement partir le retrouver quand t'es tombée du ciel. C'est pas très malin tu trouves pas ? Il a fait une connerie d'accord, mais qui n'en fait pas à son âge. Et tu crois que je vais te laisser aller débiter tes salades à tout le monde, dans ta grande ville ? Oh non ma jolie ! On va bien s'amuser tous les deux. Ça fait bien longtemps que je me suis pas tapé un mignon brin de femme comme toi. Approche, n'aie pas peur.
Elle se rua sur le fusil posé sur la table.
L'homme ne broncha pas d'un pouce.
- Il est pas chargé si tu veux savoir. C'était juste une bonne blague.
Elle s'empara de l'arme par le canon et essaya d'en asséner un grand coup sur la tête de l'homme. Mais il fut plus rapide et la lui arracha des mains. Elle se précipita de l'autre côté de la table, piètre rempart en face de l'homme décidé à la tuer. Il plongea par-dessus en étendant un bras pour l'attraper. Il n'effleura que le tissu de sa robe. Elle était déjà devant la fenètre, s'acharnant désespérément sur la poignée pour l'ouvrir et se sauver. Mais c'était peine perdue, l'homme était déjà sur elle. Il la prit par les épaules, la retourna violemment et la renversa sur la table. Sa tête cogna durement le bois. D'un bras il appuyait sur son cou, et d'une main il chercha la fermeture éclair de son pantalon et l'ouvrit. Elle lui griffa profondément le visage en hurlant.
- Salope, je vais t'apprendre.
Il enserra son cou comme dans un étau. Elle agitait ses bras convulsivement, à la recherche d'une arme quelconque. Ses doigts palpèrent un objet, la bouteille de bière renversée. Elle s'en saisit par le goulot et frappa de toutes ses forces sur le crâne de l'homme. Il s'effondra sur elle, inanimé.
Derrière elle, elle entendit quelqu'un taper lentement dans ses mains, comme pour applaudir sa victoire.
Les adolescents étaient entrés par la porte de derrière.
Les yeux pleins de haine.
Et un cutter dans leurs mains.


Le shérif retrouva le Grand-Père et son petit-fils le lendemain matin, en faisant sa ronde journalière. Le vieux avait le crâne fracassé par des pierres. Le petit garçon était vivant, personne ne l'avait touché. Mais dans quel état il était ! Incapable de parler, tremblant comme une feuille, il n'arrêtait pas de pleurnicher. Bon, il s'occuperait de ça plus tard.
Qu'est-ce que les gosses avaient encore fabriqué ?
Le plus urgent, c'était de faire disparaître les cadavres et la voiture.
Il jeta son mégot et cracha dans l'herbe.
- Font chier ces touristes ! Tous des casse-couilles de première.

On n'aimait pas beaucoup les étrangers par ici.

auteur : mario vannoye
le 07 décembre 2008