A l'ombre des iris en fleurs



- Qui est Florian ? lui demandai-je alors que nous étions encore couchés.
- Florian ?
- Oui, tu as parlé en dormant et tu étais très agité. Tu as même crié : "Non papa, ne le tue pas je t'en prie, s'il te plait laisse le vivre !". Ça m'a fait une de ces peurs !
- Oh j'ai dit ça ? Mince ! C'est une histoire très douloureuse que je ne t'ai jamais racontée. Je croyais qu'elle était enfouie bien profondément, mais on échappe pas à son passé. Les mauvaises choses te transpercent comme des flèches empoisonnées, elles te poursuivent tout au long de ta vie, et un jour elles t'obligent à dévoiler ce qui devrait rester oublié pour toujours. Mais c'est comme la gangrène, ça te fait un mal terrible jusqu'à ce qu'il faille couper le membre malade.
Je vais te raconter l'histoire de Florian, ce qui lui est arrivé.
- Mais te ne sens pas obligé si c'est trop dur pour toi.
- Si si il le faut, autrement je sens que si je ne le fais pas, je vais garder ça en moi jusqu'à en exploser. Tu es ma femme, je n'ai pas le droit de te cacher certaines parties de ma vie. Comme cela après je me sentirai peut-être mieux, ce sera comme une thérapie, une délivrance.
Florian, c'était mon frère.





C'était dans les années soixante. Nous vivions dans une ferme isolée et papa devait travailler dur pour avoir de quoi mettre quelque chose dans nos assiettes. Je t'ai déjà dit que ma mère était morte à ma naissance. Mon père ne s'en est jamais remis. Il y avait donc à la maison papa, Florian et moi. Mon frère était un peu disons… spécial. Parfois il faisait des choses étranges.
Il avait un ami imaginaire avec qui il parlait souvent. Il me demandait si je le voyais aussi, mais non, je ne voyais rien. Je me disais que mon frère avait quelque chose qui ne tournait pas rond, mais je l'aimais énormément, je me sentais bien avec lui, parce qu'il savait me rendre heureux et on riait beaucoup tous les deux.
Mon père était assez taciturne, et à l'époque il était mécanicien dans une petite ville à trente kilomètres de chez nous, si bien qu'il ne rentrait que le soir et nous laissait tous seuls des journées entières pendant les vacances. En plus de son boulot il s'occupait de la ferme, et je ne sais pas pourquoi il ne voulait jamais qu'on l'aide.

L'année de la mort de Florian, je me souviens d'un jeu qu'on a fait. Il avait quatorze ans et moi neuf. C'était au mois d'août, il faisait très chaud. On avait convenu avec un copain de classe que sa mère le dépose à la maison et le reprendrait le soir. Nous sommes partis tous les trois dans la campagne, avec des sandwiches et une bouteille d'eau. Florian a eu l'idée de jouer aux cow-boys et aux indiens. En guise de pistolets on avait des bouts de bois qui ressemblaient vaguement à ça et l'arc et les flèches, c'étaient des fines branches sans écorces. Florian avait aussi emmené son lance-pierres. C'était un sacré bon tireur, jamais il ne loupait sa cible. Comme par hasard lui et moi on était les cow-boys et notre copain, un gros type à lunettes, c'était l'indien. Florian l'a badigeonné d'herbe qu'il triturait dans ses mains, de vraies peintures de guerre. Il voulait y mélanger des vers de terre écrasés, mais je l'ai supplié de ne pas faire ça. Il n'a rien dit, a longuement réfléchi à la question, je le vois encore les sourcils froncés et l'air très sérieux, puis il a décidé que non, il ne fallait pas en mettre. On a joué comme ça tout l'après midi et puis on en a eu marre. Il était temps de capturer un indien et de l'attacher à un arbre. On a couru après le nôtre en tirant en l'air avec nos pistolets, bang-bang-bang, et il n'a pas fallu bien longtemps pour le rattraper. Florian a sorti une longue ficelle de sa poche et on l'a saucissonné à l'arbre. D'abord notre copain rigolait comme un malade, avec toute sa peinture verte qui dégoulinait tellement il transpirait, puis il n'a vraiment plus rigolé du tout. Mon frère a sorti son lance-pierres, a pris un caillou et l'a visé, juste au-dessus de la tête, à une quinzaine de mètres de lui. Il lui a dit : "Pose la question".
L'autre ne savait pas quoi répondre : "La question, quelle question ?". Florian a lâché le caoutchouc et le caillou a explosé à deux centimètres de sa tête sur le tronc, en faisant un bruit sec, comme une détonation. Il a repris une pierre et a réarmé. Notre copain gigotait pour se libérer mais on l'avait super bien ficelé. Il commençait à pleurer de trouille et lui a hurlé d'arrêter son jeu débile.
- "Pose la question petit indien, pose la question".
Et vlan, un deuxième projectile a effleuré son oreille gauche, mais sans lui faire de mal. Notre camarade d'école le suppliait d'arrêter, mais Florian continuait, continuait, continuait… Il visait entre ses jambes, à côté des bras, à quelques millimètres de son cou et à chaque fois il lui disait : "Pose la question". Il disait ça calmement, comme si on était dans un salon de thé et qu'il ne fallait pas élever la voix pour ne pas importuner les autres clients. Notre copain a fini par pisser dans son short tellement il avait peur. On voyait une grosse tâche humide qui s'agrandissait sur le devant, et il a crié en bafouillant que plus jamais il ne viendrait jouer avec nous, qu'on était qu'une bande de demeurés avec un père encore plus dingue que nous, que notre mère était morte parce que c'était moi qui l'avait tuée. Il était comme fou, il ne savait plus ce qu'il disait. Il sanglotait et de longs filets de morve coulaient de son nez sur ses lèvres. J'ai dit à Florian que ça suffisait maintenant car moi aussi je commençais à pleurer. Je crois que c'est ça qui l'a décidé d'arrêter. On l'a libéré et il a couru comme un dératé en appelant sa mère, en se ramassant plusieurs fois par terre. Elle attendait justement dans la cour pour reprendre son fils. Quand elle a vu son état presque hystérique, couvert de jus d'herbe et son short humide, elle nous a dit qu'elle en parlerait à notre père et que le bon dieu nous punirait d'être aussi méchants. On ne méritait qu'une chose, c'était d'être mis en pension pour nous apprendre à vivre, là où les surveillants nous tapent sur les doigts très fort avec une règle si on fait des bêtises et nous mettent une pince à linge au bout de la quéquette si on pisse au lit. Elle était rouge de colère et postillonnait en proférant ses menaces.
Elle ne lui en a jamais parlé, du moins je ne crois pas, et si le bon dieu nous a puni, c'est d'une manière bien vicieuse.

Le soir même j'ai demandé à Florian qu'elle était la question que notre indien devait poser. Il m'a regardé gravement, comme si c'était un lourd secret qu'il devait me révéler et il m'a dit : "La question ? Mais il n'y avait pas de question".
Il a éclaté de rire, et j'ai ris avec lui sans bien comprendre pourquoi. Quand papa est arrivé, on riait encore rien qu'en nous regardant l'un l'autre. D'accord, c'était très méchant ce qu'on avait fait, mais nous n'étions que des enfants.
Et puis l'heure du dîner est arrivée, on s'est mis à table, et papa a dévisagé Florian d'une drôle de manière, comme souvent ça lui arrivait.
Je ne crois pas que c'était par simple curiosité, je crois qu'en fait il en avait peur.





Alors que nous étions dans notre lit par cette belle matinée de printemps, je sentais que mon mari avait beaucoup de mal à continuer. Ça lui était visiblement pénible de me raconter cette période de son enfance, et tout en souhaitant qu'il arrête, je désirais qu'il me parle de ce qu'il avait vécu, même si c'était des choses dures à exprimer. Les yeux dans le vague, de grosses gouttes de sueur sur son front, il m'a pris la main et la serrée comme pour me faire comprendre de ne pas l'abandonner maintenant. J'en avais mal pour lui, parce que je savais qu'il n'en ressortirait pas indemne. Mais si c'était pour son bien, une thérapie en quelque sorte comme il disait, alors je devais juste écouter et le laisser raconter. Je l'embrassais sur le front, mais il n'a pas eu l'air de s'en apercevoir. J'étais surtout étonnée d'apprendre que celui avec qui je partageais ma vie depuis quinze années avait eu un frère, et en mon for intérieur je voulais connaître la fin de l'histoire.
Il a repris son récit.





Nous avions quelques oies à la maison. Souvent on allait les regarder dans leur enclos et on s'amusait à les énerver en imitant leurs cris. Ça faisait un raffut du tonnerre tellement elles jacassaient. Un jour Florian a voulu prendre les œufs dans leur nid. Il m'a montré une oie et m'a dit : "Tu vois celle-là avec son gros bec rouge, c'est le chef. Si on veut les œufs, il faut faire diversion. On va aller dans l'enclos et toi tu vas l'attirer pendant que je les piquerai". On y est donc entré et j'ai agité les bras en faisant des "whou-whou-whou" devant la bestiole. Elle a commencé à me courir après pendant que mon frère ramassait les œufs. Ils étaient énormes, qu'ils mettaient dans un panier. Le jars me coursait en me pinçant les fesses, et c'était très douloureux. Mais je continuais à courir avec mes petites jambes, avec ce foutu animal qui me pinçait si fort que j'en avais le derrière en feu. Je l'implorais de se dépêcher car je n'en pouvais plus. Je crois que le jars m'aurait dévoré vivant si j'étais tombé. Florian a fini de tout ramasser et nous sommes enfin sortis. J'ai regardé les dégâts en me tordant le cou, on y voyait les marques des pincements, et tu sais ce qu'il m'a dit ? Il m'a dit d'un air très sérieux en me tenant par les épaules : "Mec, t'es vraiment, mais alors vraiment un dur de dur, j'ai jamais vu des fesses aussi rouges".
Là-dessus nous sommes repartis pour une nouvelle crise de fou rire, on s'en tordait par terre tellement on rigolait, avec ce soleil qui tapait si fort sur nos têtes, avec ce mal qui continuait à ronger mon cher frangin et tout mon amour fraternel pour celui qui savait si bien me rendre heureux.
Le soir papa nous a fait une énorme omelette aux pommes de terre, presque sans rien dire, toujours en regardant Florian en coin, comme s'il s'attendait à quelque chose, ou plutôt comme s'il guettait quelque chose.
Moi j'avais un peu de mal à m'asseoir, et après le repas papa m'a mis une pommade, en me disant que j'étais un sacré bon gamin. Puis il a refermé sa bouche, m'a enlacé de ses bras puissants en prenant ma tête dans ses grandes mains calleuses et j'en aurai presque pleuré de le voir nous aimer autant, j'en avais une énorme boule dans la gorge.
Florian est entré dans la salle de bains et papa l'a aussi pris dans ses bras et l'a embrassé sur la tête. Il lui a dit : "Oh mon fils, mon fils !" d'un air presque déchirant, parce qu'inconsciemment il pressentait que quelque chose d'affreux lui arriverait bientôt.

On partageait la même chambre Florian et moi. Quand j'y suis allé pour me coucher, il était déjà au lit et parlait tout seul. Pas comme quelqu'un dont l'esprit bat la campagne, mais en grande conversation avec son ami invisible. Ça ne l'a pas dérangé que je sois là, il a continué comme si de rien n'était. Je ne me souviens plus de ce qu'il disait, mais à un moment il s'est tu et m'a regardé étrangement. Il m'a demandé si cela faisait un moment que j'étais là, et je lui ai répondu que non, à peine vingt minutes. Il m'a aussi demandé si je voulais voir son ami et je lui ai répondu que oui, j'en mourrai d'envie. Il m'a dit de m'asseoir sur son lit, ce que j'ai fais, et m'a pris les mains dans les siennes. "Tu veux que je t'emmène ?".
- Oui Florian, emmène-moi, emmène-moi avec toi, je veux voir ton ami.
- Alors ferme les yeux très très fort.
J'ai fermé les yeux de toutes mes forces, en tenant ses mains bien serrées, et j'ai senti comme une vibration dans l'air, une communion de pensées entre deux personnes qui flottent comme des ondes en attendant d'être captées. D'abord il ne s'est rien passé. Puis il m'a dit d'ouvrir les yeux et ce que j'ai vu était tout simplement magique. Je ne crois pas l'avoir rêvé, c'était la pure réalité, belle et transcendante. Nous n'étions plus seulement deux dans notre chambre, mais en face de nous il y avait un troisième garçon qui me regardait de ses beaux yeux bleus, en penchant la tête. Je sentais toute la bonté du monde en lui, et quand il m'a touché le visage, j'ai su que quelque chose de terrible allait bientôt se passer. Son ami était là pour le prendre, et ce garçon sorti de nulle part qui avait l'air de posséder tant de bonté était en fait quelqu'un de maléfique qui n'apporterait que des malheurs dans notre maison. J'ai refermé les yeux de toutes mes forces en priant le ciel de ne plus le voir et j'ai vite retiré mes mains de celles de mon frère. D'un seul coup son ami a disparu, et Florian n'a rien dit. J'ai vu dans ses yeux quelque chose d'horrible, une vérité inéluctable, une négation pour cette vie insouciante que nous menions tous les deux, parce qu'en fait il savait, il savait…
Je suis vite retourné dans mon lit, et cette nuit là j'ai fais d'horribles cauchemars.

Le lendemain après-midi nous sommes allés à une ferme voisine, à quatre ou cinq kilomètres de chez nous. J'avais déjà presque oublié ce que j'avais vu la veille, tout du moins je voulais l'oublier. Florian était Florian tout de même, c'était mon frère, le seul et unique, et je lui vouais un amour sans bornes. Ce n'était pas possible qu'il veuille m'abandonner.
Florian voulait me montrer quelque chose. Nos voisins étaient tous partis dans les champs pour les cultures. Il était sûr qu'il n'y aurait personne, je ne sais pas comment mais je suis certain qu'il le savait. Il n'y avait que leurs chiens enfermés dans un enclos qui gueulaient comme des forcenés en nous voyant arriver. Nous nous sommes approchés et ils se sont tous mis à hurler à la mort. Puis Florian m'a dit de bien regarder ce qu'il allait faire. Il a levé les bras, comme un chef d'orchestre, et s'est mis à battre la mesure en agitant une baguette imaginaire. Les chiens ont arrêté de hurler comme des loups et ont écouté. Tu imagines, cinq gros chiens obéissants à une musique qu'ils n'entendaient pas ? Florian a fait semblant de jouer du violon, et les animaux le regardaient en agitant doucement leurs têtes, comme s'ils suivaient la mélodie. Ensuite il a tourné sur lui-même plusieurs fois, et ils se sont tous assis en agitant leurs pattes de devant. J'étais fasciné par ce que je voyais, j'en avais les yeux tout rond. Puis Florian a dansé une espèce de rock endiablé en allant jusqu'à se tordre sur le sol sec et poussiéreux, et les chiens ont fait de même, sauf que eux ne dansaient pas, ils couraient dans tous les sens et se couchaient sur le dos en gigotant sans même aboyer.
Mon frère a fait ça pendant une bonne demi-heure. Nous sommes repartis et les chiens sautaient en l'air, comme s'ils voulaient le suivre. Sur le chemin du retour je lui ai posé un tas de questions pour savoir comment il arrivait à faire des choses pareilles. "C'est comme ça qu'il m'a répondu, c'est comme ça".





Mon mari continuait de raconter ses souvenirs, qui semblaient de plus en plus précis au fur et à mesure qu'il parlait. C'était comme des relents de son passé qui remontaient à la surface, et chaque phrase prononcée en amenait une autre encore plus chargée d'émotions. Je lui ai quand même posé une question.
- Mais en fait, Florian, il savait quoi ?
- Hein ? m'a-t-il répondu. Il avait presque oublié que j'étais à côté de lui, et ses yeux brillaient de petites larmes. Je regrettais presque qu'il me fasse part de tout ça, c'était un vrai supplice pour lui. "Il savait comment ça se terminerait".
- Tu veux dire que ton père l'a…assassiné ? C'est ça que tu disais dans ton sommeil ?
- Non non non, il ne l'a pas assassiné ! C'est Florian qui s'est libéré, il NOUS a libéré tous les trois. Mais laisse-moi te raconter la fin s'il te plait.





Le lendemain de l'épisode des chiens, je me suis levé vers huit heures. Ça devait être un dimanche car papa ne travaillait pas ce jour là et je l'entendais couper du bois dans la cour avec sa hache. Florian était assis à la table de la cuisine, juste assis sans rien faire, en regardant par la fenêtre ouverte. Il ne m'a même pas dit bonjour, comme il le faisait tout le temps. D'habitude il me disait : "A y est, pitit bwana enfin debout ? Bonjour pitit bwana, je vous souhaite une agréable journée".
Mais là rien du tout, aussi muet qu'une tombe, il ne s'apercevait pas que j'étais là avec lui dans la cuisine, en train de me préparer mon petit déjeuner. Ça me faisait peur de le voir comme ça, je me suis demandé ce qui lui arrivait. En allant chercher un bol dans le buffet je l'ai entendu se lever en renversant sa chaise et il a tout balancé ce qu'il y avait sur la table. Ça a fait un boucan de tous les diables. Je me suis retourné et il me regardait. Ce n'était plus Florian en face de moi, mais un sauvage plein de haine qui lui giclait des yeux, et une gigantesque envie de meurtre. Il s'est jeté sur moi et heureusement j'ai eu le réflexe de m'accroupir. Il a heurté le buffet et j'ai eu le temps de me relever et de me sauver vers l'escalier de la chambre, complètement paniqué, au lieu de sortir dans la cour vers mon père. Je crevais de trouille en hurlant à papa de venir à mon secours. Mais j'avais à peine gravi quelques marches que Florian était sur moi et m'attrapait par mon caleçon. J'ai senti l'air frais de la maison sur mon derrière dénudé et je me souviens très bien que je me suis dis que non, je ne voulais pas mourir comme ça les fesses à l'air, que ça ne se faisait pas. Florian ouvrait la bouche pour me mordre, il cherchait ma gorge pour y planter ses dents et me l'arracher. Je me débattais de toutes mes forces mais il était beaucoup plus costaud que moi. C'était devenu un véritable animal sauvage. J'ai juste vu une ombre et il y a eu un grand 'glonck'.
C'était papa qui avait entendu le vacarme, et il tenait une énorme bûche à la main.
- "Laisse le tranquille, FLORIAN FOUS LUI LA PAIX !".
Il l'a proprement assommé.
Florian était évanoui. Un peu de sang mouillait ses cheveux. Il ne bougeait plus, moi en dessous de lui, haletant et choqué. Mon père a soulevé Florian, l'a posé sur le carrelage du couloir et m'a pris dans ses bras pour me réconforter. Je n'en pouvais plus de pleurer, je lui demandais sans arrêt s'il l'avait tué. Je voyais sur sa figure toute la tristesse du monde, et il m'a dit qu'il redoutait plus que tout au monde que cela arrive un jour, et que ce jour serait terrible pour nous tous.
Mais pour l'instant il y avait plus urgent à faire.

Nous avions dans la grange un trou rectangulaire en briques d'au moins quatre mètres de profondeur et d'à peu près une vingtaine de mètres carrés. Je n'ai jamais su à quoi il pouvait bien servir, il avait toujours été là. Papa décida d'y mettre Florian, en m'expliquant que c'était terminé pour lui, plus jamais il ne retrouverait la raison. J'avais des tas de questions qui me brûlaient les lèvres, mais je devais attendre pour avoir les réponses. Je ne comprenais pas comment le gentil frère que j'avais quitté la veille dans notre chambre en m'endormant était devenu cette chose assoiffée de sang qui m'aurait tué si papa n'était pas intervenu. Je n'ose imaginer ce qui se serait passé si cela était arrivé pendant que notre père travaillait, loin de la maison, pour gagner les quelques sous qui nous permettaient de manger à notre faim.
Il a pris Florian dans ses bras, a soigné sa blessure à la tête et l'a descendu par l'échelle dans le trou. Il l'a embrassé une dernière fois, l'a déposé sur le sol de terre battue et est remonté. Il a retiré l'échelle et s'est assis au bord du trou, moi à côté de lui. Puis il m'a expliqué ce qui arrivait à Florian.
Ça s'était produit pour la dernière fois au frère de mon grand-père quand il avait lui aussi quatorze ans. Il était devenu fou furieux, un monstre de haine et de férocité qui s'était jeté sur sa petite sœur. Je n'ai pas osé demander ce qu'il lui avait fait ni comment ça c'était terminé, mais j'imagine que ça a dû être d'une façon terrible. On en parlait pas dans notre famille, parce que ce sont des choses qu'il vaut mieux cacher. C'était incompréhensible, mais cela était. Quand il m'a dit ça je me suis rappelé ce que mon frère m'avait répondu quand je lui avais demandé comment il pouvait faire des choses aussi étranges que par exemple faire danser des chiens. "C'est comme ça" qu'il m'avait dit. Réponse laconique qui n'apportait aucune explication.
J'ai compris pourquoi papa observait Florian de cette façon, c'était parce qu'il avait quatorze ans, et c'est à cet âge là que ça arrivait.
J'ai demandé ce qu'on allait faire de lui et papa m'a répondu en me regardant droit dans les yeux : "Je ne sais pas fiston, je ne sais pas". Et puis il s'est mis à pleurer, et j'ai pleuré avec lui, dans les bras l'un de l'autre.

Nous sommes rentrés ramasser ce que Florian avait renversé, puis papa lui a préparé à manger, qu'il a mis dans un seau, comme s'il allait donner leur nourriture à nos oies. Nous sommes allés ensemble jusqu'à la grange, et Florian commençait déjà à se réveiller. Papa a descendu le seau avec une corde, et il s'est jeté dessus et a tout avalé avec ses mains, ça dégoulinait sur ses joues et son torse. J'avais tellement de pitié pour lui. Papa m'a dit que demain ce serait à moi de lui donner à manger, parce que lui devrait aller travailler, et que jamais jamais jamais il ne fallait descendre dans le trou. Je ne voulais pas faire ça, lui donner ses repas de cette façon, c'était mon frère, pas un animal en cage. Mais papa m'a longuement expliqué que c'était mon devoir de petit homme, et que si je suivais bien ses consignes, il n'y aurait pas de problèmes, parce que Florian ne pouvait pas s'échapper.
On a regardé Florian pendant un long moment. Il tournait dans son trou en poussant des grognements et en nous observant méchamment, tel un prédateur qui épie ses prochaines victimes. Je n'ai jamais vu tant de cruauté dans un regard.
Le soir à la table de la cuisine personne n'a ouvert la bouche. On a soupé tous les deux en silence, puis j'ai embrassé mon père bien fort et je suis allé me coucher. C'était bizarre de ne pas avoir Florian dans la chambre, à me raconter des histoires ou très occupé à parler avec son ami imaginaire. Je me suis endormi en pleurant encore une fois, et j'ai eu droit à ma dose de cauchemars où Florian me courait après dans toute la maison en poussant des grognements inhumains et réussissait à me rattraper pour me dévorer vivant.

Le lendemain matin papa m'a réveillé et m'a recommandé de bien suivre ses instructions. Il venait d'aller voir son fils et il était en train de dormir. Puis il est parti dans sa vieille voiture pour ne revenir que le soir. Je me suis levé, j'ai déjeuné, et je suis allé jusqu'à la grange pour voir Florian, le cœur plein d'appréhension. J'avais tellement peur qu'il réussisse à sortir. Je me suis approché lentement. Il était dans un coin et reniflait l'air en se jetant de la poussière sur la tête. Il m'a regardé d'un air terrible et s'est jeté sur le mur en essayant de l'escalader pour m'attraper. Je me suis vite reculé et j'ai couru jusqu'à la maison. C'était trop dur pour moi, je n'étais qu'un petit garçon, je ne voulais plus voir Florian dans cet état là.

J'ai laissé passer toute la matinée en tournant en rond, ne sachant pas comment m'occuper, parce que mon compagnon de jeu n'était plus avec moi. J'en éprouvais un immense chagrin. A midi j'ai préparé le repas pour Florian, que j'ai mis dans le seau. Je suis retourné à la grange et il s'était endormi, roulé en boule. J'ai pensé qu'il devait avoir froid comme ça, et que ce serait bien de lui mettre une couverture. Je suis allé en prendre une sur son lit, et je suis retourné au bord du trou. Comme un fou inconscient du danger j'ai voulu descendre pour le recouvrir. Il avait l'air si calme et reposé, et peut-être que maintenant il était guéri. Sauf qu'à peine quelques heures plus tôt il s'était jeté sur le mur pour me tuer s'il avait pu. Mais je ne voulais pas penser à ça, je ne voyais en lui qu'un frère malade. J'arriverai à le soigner si je m'occupais de lui. Avec la candeur et la hardiesse qui n'appartiennent qu'aux enfants, j'ai descendu l'échelle pour lui donner sa couverture et son repas. Elle était lourde cette saloperie d'échelle, et j'ai eu un sacré mal pour la mettre dedans. J'y suis enfin arrivé, j'ai descendu chaque barreau en surveillant Florian du coin de l'œil, mais il avait l'air de dormir profondément. Je voyais sa poitrine qui se soulevait régulièrement. Arrivé tout en bas, je me suis approché à pas de loup et c'est quand je suis arrivé tout près de lui que tout est devenu un véritable enfer.
Il s'est levé d'un bond et m'a sauté dessus en poussant des cris abominables. Le même scénario que la veille se reproduisait, sauf que papa n'était pas là pour me sauver cette fois-ci. Il m'a mordu à la main jusqu'à l'os et j'ai poussé un cri de douleur extrême. J'essayais de toutes mes forces de me défendre mais c'était inutile. La bête qui était en lui était enragée, la chose-frère qui me tenait allait tout simplement me tuer. Il a mis ses mains autour de mon cou et a serré. J'avais des papillons dans les yeux, et son ami imaginaire a collé son visage contre le mien, en me chuchotant qu'il ne fallait pas descendre, que je ne récoltais que les fruits de ma bêtise. Je voyais à travers lui, ce garçon qui n'existait pas et qui était en train de me dire que c'était bien fait pour moi. Florian a ouvert une bouche démesurée, j'ai vu ses dents, ses immenses dents qu'on aurait dit qu'elles avaient encore poussées durant la nuit, je sentais son haleine, sa transpiration et sa crasse, et une odeur infecte de merde car il faisait ses besoins par terre, comme un animal. Il allait me mordre en plein visage et tout serait fini, j'allais mourir attaqué par mon propre frère.

Il y a eu un bruit derrière nous, et papa était là avec un gros morceau de bois dans les mains, papa venu pour me sauver, mon cher papa qui était toujours là quand il le fallait.
Il a crié de toutes ses forces "FLORIAN", et Florian s'est retourné et mon père l'a frappé et moi aussi j'ai hurlé, j'ai hurlé à mon père de ne pas le tuer, de le laisser vivre, je l'ai supplié, mon grand frère que j'aimais tellement, mon frère qui s'est affalé sur moi, le crâne plein de sang, et j'en ai encore hurlé de douleur, j'en ai hurlé de désespoir et de chagrin.

Il a retiré Florian de sur mon corps et m'a dit : "C'est fini maintenant, fini, oh mon pauvre petit, pourquoi es-tu descendu il ne fallait pas, il ne fallait surtout pas, il t'aurait tué s'il avait pu et j'étais obligé de faire ça, j'étais obligé".
Il était rentré à la maison plus tôt que prévu, juste au bon moment, pour voir si tout se passait bien.
Il essuyait mes larmes avec son pouce et m'a pris encore une fois dans ses bras. Je ne pouvais plus arrêter de sangloter, j'étais anéanti.
Mais Florian s'est relevé et a foncé vers l'échelle. Il l'a gravie à toute vitesse. On a même pas eu le temps de réagir qu'il était déjà en haut. On l'a poursuivit dans la cour, et il se battait avec son ami invisible. Je te jure qu'on l'a vu, cet être transparent qui luttait avec Florian, tous les deux en train de s'entredéchirer avec leurs dents et leurs ongles, et son ami est carrément rentré dans lui, oui DANS lui, et l'a forcé à courir vers son destin, vers sa mort.
Florian s'est jeté sur un mur de toutes ses forces, son soi-disant ami l'a obligé à le faire, encore et encore, jusqu'à ce que son crâne ne soit plus qu'une bouillie de sang et d'os.
Ça a été tellement rapide qu'on a pas pu le retenir.
Arrivés à côté de Florian, Papa l'a pris dans ses bras et a crié "NOOOOOOOOON" vers le ciel, il l'a imploré en de longs sanglots déchirants.
J'ai crié avec lui.

Bien plus tard il a appelé la police et leur a expliqué que son fils venait de mourir.
Les flics sont venus et n'ont pas été bien étonnés. Ils connaissaient la malédiction que subissait notre famille. Ils ont pris une mine de circonstance, sincèrement peinés pour nous que cela se termine de cette façon. Ils ont dit à papa qu'il pouvait l'enterrer sur notre propriété s'il le voulait et sont repartis.
Ce que mon père a fait pas très loin de notre maison, à l'ombre des iris en fleurs.

Après ça papa n'a plus été le même. Il ne parlait presque plus, il restait parfois des heures le soir devant la maison assis sur une chaise à contempler l'endroit où Florian était enterré. Je m'asseyais sur ses genoux et il me berçait et me caressait la tête, de grosses larmes coulant sur ses joues râpeuses.
On a vécu tant bien que mal tous les deux jusqu'à ce que j'aie dix huit ans, l'année où lui aussi est mort de chagrin. Il y a des choses dans la vie qui vous marquent à jamais, et le poids en est tellement lourd que c'est presque une bénédiction quand vient le temps de tout quitter.





Ainsi c'était ça l'histoire de Florian. J'ai posé ma tête sur le torse de mon mari et nous sommes restés comme ça un long moment. Ce n'était plus des petites larmes qui brillaient dans ses yeux, mais une véritable fontaine qui mouillaient ses joues.
Mais il avait quelque chose que je ne comprenais pas. Pourquoi son père ne l'avait pas fait soigner quand Florian était devenu fou, au lieu de l'enfermer dans un trou ?
- "Parce qu'il espérait d'abord que ça n'arriverait pas. Et quand ça c'est produit, il était totalement désemparé, il ne savait pas comment réagir. Il croyait qu'il pourrait le guérir lui même. C'était un homme simple qui devait faire face à une situation difficile. Un peu comme une poule à qui l'on a coupé la tête. Elle court dans tous les sens sans savoir où elle va, complètement désorientée.
Il se l'est beaucoup reproché".

C'était donc à cause de ça que mon mari ne voulait pas avoir d'enfant. Il ne voulait pas que notre fils -si c'était un garçon- devienne comme Florian, qu'il parle à un ami imaginaire et fasse danser les chiens. Il ne voulait pas que l'année de ses quatorze ans il devienne une bête enragée pour finir par l'enterrer à l'ombre des iris en fleurs.
Il avait vécu des choses franchement terribles, des choses qu'il valait mieux oublier.
On en a plus jamais reparlé, et c'était mieux ainsi.


Je ne sais pas s'il a réellement vu l'ami de son frère ou si c'était juste dans son esprit, mais ce n'est pas ce qu'on croit qui est important.
C'est ce que l'on en fait.

auteur : mario vannoye
le 11 juin 2008