Passé simple à l'imparfait



La journée s'annonçait belle et ensoleillée. Amy ouvrit les yeux, s'étira et regarda l'heure sur le cadran de son radio-réveil. A peine cinq heures dix ! Elle savait qu'elle n'arriverait pas à se rendormir aussi elle se leva pour se préparer du café. Mais d'abord il lui fallait prendre une bonne douche pour s'éclaircir les idées, pour enlever toute cette lassitude après un sommeil trop agité.
En entrant dans la salle de bain, une grosse bouffée d'angoisse lui étreignit le cœur. Sur une étagère, tous les ustensiles de toilette de son défunt mari étaient encore là, bien alignés comme des reliques du passé, objets qu'elle ne se décidait pas à retirer. Ils lui rappelaient tellement de merveilleux souvenirs, et en les laissant à leur place, il lui semblait qu'il ne l'avait jamais quittée, sentant son parfum, effleurant sa peau, lui chuchotant des mots doux à l'oreille.
Elle se déshabilla, entra sous la douche, et l'eau tiède dilua ses larmes.
Encore une trop longue journée à passer, et elle ne serait ni belle si ensoleillée pour Amy.
Plus jamais.





Son époux eut la malheureuse idée de mourir deux semaines auparavant, la laissant seule et désemparée dans cette grande maison. Depuis elle traînait sa solitude de pièce en pièce, le seul compagnon de sa nouvelle vie étant leur chat à qui elle vouait une affection démesurée.
Elle ne s'était pas préparée à ce désastre, croyant naïvement que leur vie commune durerait éternellement, que jamais l'ombre de la mort viendrait ternir leur bonheur d'être ensemble. Amy se sentait comme une petite souris apeurée recroquevillée dans un coin de la cuisine, toutes moustaches frémissantes. Elle était toujours comme une petite souris effarouchée devant tous les gros chats qui traversaient sa vie, trop timide et trop angoissée pour relever la tête et aller de l'avant. Pas comme son écrivain de mari qui était à l'aise avec tout le monde, discutant de tout et de rien avec une facilité déconcertante et un humour sans pareil. Les gens se sentaient bien avec lui, et lorsqu'il donnait des conférences dans les universités sur son œuvre littéraire, les étudiants étaient captivés par sa façon de parler, déçus que se soit déjà terminé.

Ils s'étaient rencontrés lors d'une soirée chez des amis. Intérieurement elle s'était toujours demandée ce qu'il lui avait trouvé de bien, elle qui n'avait jamais l'impression d'exister vraiment mais de n'être qu'une vapeur évanescente qui n'a d'intérêt que celui qu'elle se donnait elle-même, une petite chose sans importance, les autres voyant à travers elle comme à travers l'invisible, trop pressés d'aller vite discuter avec d'autres personnes beaucoup plus intéressantes. De débattre de sujets tellement plus prenants que sa pauvre conversation bien plate à côté de la leur. Cela lui faisait tellement mal de les voir agir ainsi.
Toujours est-il qu'ils se revirent de nombreuses fois et qu'un beau jour il lui demanda sa main, pour le meilleur et pour le pire. Ça devait être ça le yin et le yang, le tout et son contraire, comme le jour et la nuit, lui et son exubérance, elle et sa ténébreuse personnalité. Leurs quinze années d'existence commune ne furent jamais entachées par la moindre déception sentimentale car il savait tellement bien la protéger, lui montrer jour après jour combien il l'aimait, combien il était fou d'elle à en mourir. Ce qu'il ne manqua pas de faire par un bel après-midi de printemps, une crise cardiaque fulgurante le laissant sans vie sur le carrelage de la cuisine.
Elle ne pouvait pas avoir d'enfant, à son grand désespoir, alors qu'elle en espérait toute une flopée, des tas de petits diables jouant et braillant dans toute la maison, leurs cris et leurs rires raisonnant comme une bienheureuse pommade sur son cœur meurtri. Sa mécanique était faussée, stérile, que des nèfles, aussi sèche qu'une dune au milieu du désert. Ils en avaient longuement discuté, elle pleurant à chaudes larmes d'être une femme aussi peu attrayante même pas capable de donner une progéniture à son époux. Alors il la prenait dans ses bras pour la réconforter, lui expliquant que cela n'était pas grave, qu'il y avait bien plus important à ses yeux. Il n'y avait aucun reproche dans son regard, juste un amour sans failles, une passion dévorante pour son épouse, presque une idolâtrie.

Leurs premières années de mariage furent quand même assez difficiles, parce qu'il n'était pas encore cet écrivain reconnu et apprécié qu'il était maintenant. Il ne comprenait pas pourquoi personne ne s'intéressait à ses histoires, et pourtant il les envoyait à bon nombre d'éditeurs. Elles lui revenaient sans cesse, et "on" lui expliquait "qu'ils" les avaient lues avec grand intérêt mais que ses histoires d'horreur ne rentrait pas dans leur ligne éditoriale. Cela le mettait dans une colère froide car il savait qu'il avait un certain talent, attendant le jour où un éditeur voudrait bien le publier. C'était la saison des vaches maigres où il buvait plus que ce qu'il fallait, désespéré d'avoir enfin une réponse positive.
C'était aussi l'époque où elle se sentait plus forte, où elle devait avoir du courage pour eux deux, une femme attentionnée lui redonnant confiance en l'avenir. Leur lune de miel semblait éternelle, comme s'ils avaient besoin de rattraper le temps perdu, et ça se terminait bien souvent sous les draps. Alors ils ouvraient la boîte de Pandore, celle qui laisse s'envoler toutes les tristesses et les désillusions, gardant seulement au fond du réceptacle l'espérance et la joie de vivre. Comme il n'arrivait plus à écrire une seule ligne, ils passaient leurs journées d'une façon plus terre à terre, et ce n'était pas véritablement de l'amour mais de la simple baise, un besoin primitif où ils se laissaient aller, la chevauchée des Walkyries, laissant échapper leurs démons intérieurs dans toutes les pièces de leur petit appartement. Est-ce qu'elle en éprouvait du plaisir ? Oh que oui ! Est-ce qu'elle en éprouvait de la joie ou une quelconque satisfaction ? Non non et non. Elle en ressortait exténuée, vide, un semblant de remords lui tenaillant les tripes devant tant de sexe et de jouissances. Il buvait trop, ils baisaient trop, ils s'aimaient trop.
Et puis un jour il dit que cela suffisait les conneries, qu'il était temps qu'il se remette devant son clavier parce qu'il sentait qu'il tenait une bonne histoire. Le lendemain il en commença l'écriture, arrêta de boire plus que de raison, et leurs ébats amoureux se firent beaucoup plus rares. Trois semaines et quatre cent cinquante deux pages plus tard, sa nouvelle histoire était terminée et il l'envoya à un nouvel éditeur. Celui-ci fut véritablement emballé et la publia. C'était l'histoire d'un petit garçon d'une dizaine d'années qui n'éprouvait aucun sentiment pour personne, par même pour ses parents, parce que la nature ne lui avait pas donné ce qui constitue la valeur d'un être humain, ce sentiment chaleureux qui nous fait dire que nous sommes bien avec notre famille et avec nos amis. Par sa seule façon de regarder les gens il connaissait tous leurs vilains petits secrets et les obligeait à se tuer d'une façon épouvantable si jamais ils étaient vraiment ignobles et ne méritaient pas de vivre.
C'était son tout premier livre, il s'appelait "Regardez-moi", et il en était fier comme de sa première dent. Quand il en reçut un exemplaire, il le prit dans ses mains et l'embrassa encore et encore, tel un petit enfant avec son nounours. Ils rirent tous les deux presque toute la journée et sortirent dans un grand restaurant pour fêter ça dignement. Le soir ils firent l'amour de façon plus raisonnable avec des gestes délicats et attentionnés, le coeur assagit et leurs démons intérieurs bien rangés dans le placard.
Ce fut le déclic pour une longue série d'autres livres et un compte en banque bien rempli.





Vers neuf heures du matin elle s'habilla pour effectuer quelques courses. Non pas qu'elle avait de nombreux achats à faire mais son frigo était pratiquement vide et Piwi, leur chat, n'avait plus de croquettes. Elle descendit au garage, ouvrit la porte et s'installa au volant. Sur le siège passager de sa splendide Mercedes décapotable, il y avait une feuille pliée en quatre. Elle l'ouvrit et lut ce qu'il y avait d'écrit : "Missives d'un autre temps". Le titre d'un des bouquins de son mari. Les mains tremblantes elle chiffonna le papier, se demandant qui lui avait fait cette blague idiote, mais surtout qui avait pu pénétrer dans la maison pour y déposer cette feuille, alors que des alarmes et des caméras surveillaient la maison jour et nuit. C'était comme si on ne voulait pas que son chagrin s'atténue avec le temps et referme ses blessures, comme si c'était lui qui lui rappelait que jamais elle ne devait l'oublier. Missives d'un autre temps, c'était exactement ça, une missive venue là exprès pour lui dire que tous les bons moments passés avec lui étaient définitivement perdus à jamais, que cela faisait désormais partie d'une autre époque, d'un autre temps. C'était très subtil comme blague et si elle n'était pas aussi atrocement perplexe de voir ce morceau de papier venu là la narguer, elle en aurait presque rit.
Elle sortit du garage et prit la direction du magasin.

En revenant chez elle, elle s'arrêta chez le marchand de journaux prendre quelques revues, histoire d'occuper sa journée. Elle acheta aussi un paquet de cigarettes, elle qui avait arrêté depuis au moins cinq ans. Le buraliste n'en pouvait plus de condescendance et de courbettes devant la charmante femme du très célèbre écrivain. Non monsieur je n'ai besoin de rien d'autre, ça ira comme ça merci beaucoup. Une idée complètement désopilante s'imposa à son esprit, oui monsieur se serait un grand honneur de vous faire une petite pipe pendant qu'on y est, et pourquoi pas si le cœur vous en dit. Une ébauche de sourire s'étala sur ses lèvres et si jamais elle restait plus longtemps dans son magasin elle éclaterait de rire, les autres clients la prenant pour une folle. En remontant dans sa voiture elle se sentit coupable avec son paquet de cigarettes à la main mais en alluma quand même une. Au début ses yeux piquèrent et elle toussa sans pouvoir s'arrêter, les volutes grises s'échappant par la vitre ouverte. Puis elle en alluma une autre, et encore une autre, un goût désagréable et mentholé dans la bouche. La tête lui tournait et quand elle reprit ses esprits, sortant enfin de son état d'hébétude, cinq mégots trônaient dans le cendrier. Cela faisait presque une heure qu'elle était garée sur le parking du magasin, et il était grand temps de rentrer chez elle. Elle considéra son paquet de cigarettes avec attention, ces petits cercueils cylindriques qui vous rapprochent de la fin un peu plus vite chaque jour. Elle sortit de la Mercedes, jeta le paquet dans une poubelle et prit le chemin du retour, une horrible migraine lui vrillant le crâne.

Dans la chaleur bienfaisante de sa maison, là où elle n'était pas obligée de faire la conversation à quelqu'un, elle se prépara un repas timide après avoir donné ses croquettes à Piwi. D'ailleurs ses repas étaient de plus en plus timides, se contentant d'une maigre portion de riz et d'une demi tranche de rôti de veau. Elle ne pensait plus du tout à la feuille de papier trouvée sur le siège, comme si elle avait complètement occulté sa mystérieuse trouvaille. Lorsqu'elle eut déjeuné, elle lava sa vaisselle en pensant encore une fois à son mari. Pourquoi l'avait-il laissée toute seule, pourquoi l'avait-il abandonnée, elle qui avait tant besoin de lui ? Un sentiment profond de peine et de désarroi s'insinua en elle, et elle serra si fort le verre qu'elle tenait entre les mains qu'il se cassa et lui fit une profonde entaille. Elle regarda la blessure, son sang s'écoulant dans l'eau savonneuse. Comme ce serait bon de rester là à se vider tout doucement, ne plus penser à rien, ne plus souffrir, mourir comme par inadvertance et le retrouver là où il est maintenant. Les larmes affluèrent comme un raz-de-marée, petite Amy tellement seule et oubliée, sa douleur ruisselant sur ses joues, fontaine intarissable de pleurs et de regrets se mélangeant à l'eau rougie par son sang. Petite Amy, que deviendras-tu avec ton désespoir et ton chagrin, étoile anonyme perdue et anéantie ?





Le soir arriva enfin et elle se mit au lit. Piwi dormait déjà sur les couvertures. Il était sur le dos et les quatre pattes en l'air, comme d'habitude. Elle le caressa sous le menton et il se mit à ronronner d'aise et de plaisir. Il se réveilla, lui lécha la main et se rendormit aussitôt. Elle l'embrassa, résistant à la tentation de le prendre et de le cajoler. Heureusement qu'elle l'avait, présence indispensable pour son équilibre et son trop plein d'émotions. Elle essaya de lire une revue achetée l'après midi mais n'arrivait pas à se concentrer. Elle éteignit la lumière et s'endormit très vite, ce qui ne lui arrivait que bien rarement depuis la mort de son mari.
Au milieu de la nuit elle sentit une présence dans son lit. Dans un état semi-conscient elle se pelotonna contre elle, son odeur et sa peau contre la sienne, et c'était tellement bon de le retrouver à ses côtés, de voir qu'il était de nouveau là. Il lui murmura qu'il l'aimait passionnément, qu'elle devait rester forte et ne jamais l'oublier. Ses caresses se faisaient plus insidieuses, plus… pénétrantes. L'orage avait enfin décidé d'éclater et les zébrures violentes des éclairs à travers les volets fermés éclaboussaient la chambre d'une clarté diaphane. Mi-éveillée mi-endormie, elle lui dit son bonheur de le revoir, lui chuchotant que ce n'était vraiment pas bien de l'avoir abandonnée si rapidement. Elle enlaça celui qui avait partagé tant d'années avec elle, ne formant plus qu'un seul corps, une seule pensée, un être unique et indissociable. Il lui dit encore de se rappeler des lauriers blancs, de se souvenir de ce merveilleux moment passé sous les arbres, qu'elle avait très bien fait de se confier à lui. Un éclair plus fort que les autres lui dévoila le visage de celui qui la regardait aussi amoureusement et elle en hurla d'épouvante.
Ce qui devait rester si agréable se transforma en un véritable cauchemar. C'était bien son mari, mais les chairs décomposées, ses yeux de gélatine grands ouverts, une odeur pestilentielle sortant de sa bouche. Elle tâtonna fébrilement dans la pénombre à la recherche de l'interrupteur de la lampe de chevet, le trouva enfin, la lampe tombant sur le sol lorsque la lumière jaillit dans la pièce.
Il n'y avait personne dans la chambre, même plus le chat. Au bord de la panique et en sueur elle se leva, les jambes tremblantes. Son regard fut attiré par une autre feuille de papier pliée en quatre sur la moquette. Sur celui-ci était écrit : "Couleurs d'homme écorché sur les murs de sa vie".
Un autre de ses livres.





Elle n'y comprenait rien. Comment cela était-il possible ? Elle reconnaissait nettement l'écriture de son mari, cela lui sautait au yeux maintenant. Est-ce que c'était un message qu'il lui envoyait d'outre-tombe ? Qu'est-ce qu'il voulait lui dire ?
Quand on a épuisé tous les possibles, il reste encore l'improbable.
Des idées les plus folles lui taraudaient l'esprit. Elle se précipita jusqu'à la bibliothèque et parcourut des yeux tous les livres bien rangés sur leurs étagères, effleurant du bout des doigts le dos de chacun. "Photos numériques", "Requiem pour un homme de paille", "Expérience inachevée", "Conte de Noël", "Brisures crépusculaires", "Vibrations temporelles"… ils étaient tous là, les trente et un livres écrits par son génial mari. Alors qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Etait-ce vraiment lui qu'elle avait retrouvé dans son lit ou n'était-ce qu'une chimère pour raviver son chagrin ? Une déferlante de colère et de frustration s'empara d'elle, une vague monstrueuse de dépit et d'amertume. Désespérée de trouver une réponse, elle jeta tous les ouvrages à travers la pièce en hurlant comme une démente dans le bureau vide, furie enragée impuissante et solitaire. "Ça suffit maintenant qu'est-ce que tu veux à la fin, fous-moi la paix tu m'entends, tu es mort, MORT !!! Alors laisse-moi tranquille, fiche le camp, tu m'as laissée tomber, tu m'as abandonnée, qu'est-ce que je vais devenir sans toi ? Je t'aimais moi tu m'entends, JE T'AIMAIS !!! Tu n'avais pas le droit de me faire ça alors fous le camp SORS DE MA TETE !!!"
Elle s'effondra sur le sol, tremblante et révoltée devant tant d'injustice, pleurant sur son malheur et sur son désespoir, s'en voulant bien plus à elle qu'à lui d'être aussi faible et démunie devant son triste sort.
Le jour se leva et regarda cette pauvre femme allongée sur le parquet de la bibliothèque, les yeux rougis, petite créature nue et misérable qui ne savait pas faire face devant l'adversité.

Elle se releva enfin et contempla les dégâts. Une tornade n'aurait pas fait mieux. Plein de livres jonchaient le sol, pas seulement ceux de son écrivain de mari, mais également tous les autres. Plus aucun objet n'était sur le bureau, les chaises et les fauteuils étaient renversés. Dans sa folie passagère elle avait même mis en pièce un tableau d'Andy Warhol d'une valeur inestimable, un peintre qu'ils aimaient beaucoup tous les deux. Mais ce n'était pas le plus grave, le plus grave à ses yeux était qu'elle avait souillé l'œuvre littéraire de son époux en la jetant à terre comme de vulgaires romans de gare, geste tellement symbolique qu'il l'effrayait au plus haut point. C'était comme si toutes ses nombreuses heures à écrire n'avaient pas d'importance, comme si tout ce qui était sorti de son imagination pour se retrouver dans ses livres était de la gnognote, du pipi de chat, blessée et tellement honteuse d'avoir osé agir de la sorte.
C'était son travail et son art qu'elle avait presque reniés.
Leur chat entra dans pièce en miaulant et se frotta contre elle en ronronnant, comme pour lui dire que ce qu'elle avait fait lui était pardonné. Elle le prit dans ses bras, enfouit sa tête dans son pelage et ses pleurs reprirent de plus belle.





Les lauriers blancs. A ce souvenir son émotion fut encore plus vive.
C'était il y a des années, lors de vacances hivernales dans un chalet qu'ils avaient loué, "Les lauriers blancs".
Elle avait pris la douloureuse décision de lui raconter son enfance, parce qu'il y avait des choses qu'il ne savait pas, parce que c'était le moment où jamais de lui dévoiler ce qu'avait été sa jeunesse, période difficile qu'elle voulait oublier. La vie donne à chacun son lot de joie ou de souffrance, comme du pain frais tartiné de miel ou bien juste du pain rassis. Amy n'avait eu que du pain sec pendant toutes ces années, le miel étant pour les autres, lui laissant un arrière goût âcre et amer.
Un matin ils partirent se promener en raquettes jusqu'à une clairière à deux kilomètres. En arrivant sur place, ils s'installèrent sous un grand arbre pour se reposer, protégés de la neige qui tombait à gros flocons. Elle se sentait tellement heureuse à ce moment là ! Heureuse et prête à lui dévoiler les secrets de son cœur, en plongeant son regard dans les yeux couleur noisette de son mari. C'était un moment magique, inoubliable, la beauté de l'endroit propice aux confidences.
Elle lui fit promettre de ne pas l'interrompre, que s'il lui posait des questions pendant son récit elle n'aurait plus le courage d'aller jusqu'au bout.





Sa mère était une femme revêche et acariâtre, et jamais le moindre sourire venait illuminer son visage. Un beau matin son père, un homme fade et sans caractère, mélange insipide de ventre mou et de couille molle, las et agacé par les remontrances et la mauvaise humeur perpétuelle de sa désopilante épouse, prit ses cliques et ses claques et partit vers d'autres cieux plus cléments, abandonnant femme et enfant. Son amour paternel n'était pas si important que ça tout bien considéré, et jamais il ne donna de nouvelles à sa famille ni ne chercha à revoir sa fille.
A partir de ce moment, la vie d'Amy fut un véritable enfer. Sa mère rejeta sur sa petite fille tout le ressentiment qu'elle éprouvait envers les hommes en général et son mari en particulier. Il ne se passait pas une journée où la pauvre fillette ne devait trimer du matin au soir dans la grande ferme familiale, et les travaux domestiques ne manquaient pas. Il y avait des jours où maman-pénible devenait maman-tyrannique, colère et aigreur mélangées. C'était pour son bien lui disait-elle, parce que les hommes ne sont que des pourceaux qui n'ont qu'une idée en tête, leur mettre la main là où il ne faut pas, puis leur "chose" immonde, les engrosser en ne pensant qu'à leur plaisir et disparaître dans la nature. Mais le Seigneur dans Sa Toute Puissance les punirait de leurs fautes, le Saigneur réclamerait leur sang et arracherait leur "chose" dégoûtante et la donnerait à manger aux chiens.
Jamais sa fille ne connaîtrait un tel malheur, et pour ne pas lui donner le temps d'avoir de mauvaises pensées, comme si c'était possible à douze ans à peine, elle la faisait travailler pire qu'un garçon de ferme, sous le soleil implacable de l'été et les morsures de l'hiver. Parfois maman-tyrannique entrait dans de monstrueuses colères, et il ne faisait pas bon rester dans les parages. Quand cela arrivait Amy se cachait sous l'escalier qui monte aux chambres, comme une petite souris qu'elle sera tout au long de son existence, tremblante de peur et d'appréhension, serrant les poings de toutes ses forces et souhaitant que la mort vienne prendre sa mère et la transforme en statue de sel. La femme hurlait comme une hystérique, une folle à lier, avec une énorme toile d'araignée dans son cerveau malade.
Mais il y avait des jours où maman-tigresse redevenait maman-douceur, prenait sa chère petite fille dans ses bras et la couvrait de baisers, lui répétant sans cesse combien elle l'aimait, combien elle regrettait d'agir de façon si méchante et cruelle envers son admirable enfant. C'était pour Amy des instants de bonheur volé, des passages brefs de profonde tendresse envers son impossible mère.

Un matin, celle qui le jour même serait emmenée pour maltraitance et enfermée à double tour dans une cellule capitonnée se réveilla de fort méchante humeur. Amy était déjà debout, prête à faire les longues corvées que sa mère ne manquerait pas de lui donner. Elle prenait son petit-déjeuner quand pour une raison futile, (son café trop chaud), maman lui envoya carrément sa tasse remplie du liquide brûlant sur le devant de son pantalon trop rapiécé, en vociférant qu'elle en avait par-dessus la tête de cette souillon qui n'était pas capable de faire la moindre tâche ménagère convenablement. Elle la secoua tellement fort que la pauvre petite en eut des bleus pendant deux semaines. Comme cela ne suffisait pas, elle l'emmena de force au milieu de la cour et l'obligea à y rester debout sans bouger, alors que le soleil tapait tellement dur sur le sol asséché. Onze heures du matin arriva, puis midi, et même quatorze heures, lentement, si lentement, petite Amy toujours debout sous le soleil implacable au milieu de cette cour poussiéreuse, prête à s'effondrer et implorant sa mère de la laisser rentrer dans la fraîcheur de la maison. Mais cette mauvaise femme restait insensible aux supplications de sa fille, et ce n'est que le hasard qui la délivra de son calvaire.
Un représentant de commerce arriva au volant de sa grosse automobile (un vendeur de linge de maison, draps en flanelle, sortie de bain en pur coton, taies d'oreiller brodées… tout un tas de trucs que la mère d'Amy se foutait royalement). Quand il aperçu la pauvre fillette étalée sur le sol à moitié délirante et prononçant des mots incohérents, la langue aussi sèche et noire qu'un pruneau d'Agen passé au micro-onde, il la prit et la conduisit de suite à l'hôpital, sous les injures grossières de la femme qui lui hurlait de laisser sa fille là où elle était. Il ne ressortit pas indemne de l'affrontement, de longues estafilades sanglantes sur ses grosses joues rouges, à cause de cette furie qui lui avait sauté dessus, fermement décidée à lui arracher les yeux. La police vint chercher la mère d'Amy, et eux aussi eurent droit aux injures et aux coups de griffe.
Amy resta une semaine entière à l'hôpital et il s'en fallut d'un cheveu pour qu'elle rejoigne un monde tellement meilleur.
Elle fut confiée à une famille de cinq enfants où elle fut à peu près heureuse, mais les séquelles de sa dure jeunesse la marqua à jamais.
Elle apprit par la suite que sa mère était morte atrocement deux mois plus tard en se jetant tête la première sur le mur de la cafétéria de l'établissement psychiatrique, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une bouillie de sang et d'os, profitant de la cohue générale et de l'hystérie collective des autres malades. Une patiente était prise de convulsions après avoir avalé une petite salière qu'elle voulait absolument prendre pour un délicieux trognon de pomme.

A ce stade de son récit, Amy était exténuée d'avoir autant parlé, mais c'était tellement libérateur de se confier ainsi, de laisser échapper toutes les tensions insinuées dans les méandres de son subconscient. Son mari lui mit un doigt sur la bouche, (chut petite Amy chut) lui indiquant que cela suffisait maintenant, qu'il en savait assez concernant le passé de sa chère épouse. Il sortit un mouchoir de sa poche et lui essuya tendrement les yeux, l'enlaça et l'embrassa en lui disant que tout cela était terminé, qu'il ne fallait plus regarder en arrière. La chaleur de son corps la réconforta si fort qu'elle en eut des soubresauts, l'amour de sa vie tout contre elle, avec ses tellement beaux yeux couleur noisette et son esprit génial.
Le reste des vacances fut encore meilleur, atteignant presque le sublime dans ce chalet des lauriers blancs, cet endroit où la quiétude et la joie de vivre furent révélées à Amy, sentiments qu'elle aura beaucoup de mal à avoir tout au long de sa triste vie.

Elle rangea du mieux possible les livres sur les rayons de la bibliothèque, rétablit chaises et fauteuils sur leurs pieds, ramassa tous les objets du bureau et les remit à leur place, jeta le tableau d'Andy Warhol dans la poubelle (un tableau de douze mille dollars quand même !), et essaya de prendre un petit-déjeuner. Mais le cœur n'y était pas, elle n'avait pas du tout faim. Elle s'installa dans un fauteuil pour se reposer, ne plus penser à rien. Elle y resta un très long moment, et celle qui se réveilla de sa somnolence n'était plus tout à fait Amy.

Son monde réel venait de chavirer, elle entra de plain-pied dans une de ses profondes absences.

Elle retourna des années en arrière, au milieu de cette cour abreuvée de soleil brûlant, suppliant sa maman de la laisser rentrer dans la maison et de boire, boire, boire…

Elle avait une chose très importante à faire.
Dans un état semi-conscient elle prit une feuille de papier, écrivit dessus le titre d'un des livres de son mari, "Mélancolie", ce qui allait très bien avec son état d'esprit, imitant à la perfection son écriture. Elle plia le papier en quatre et le déposa sur le bureau, missive énigmatique qu'elle retrouverait quelques heures plus tard, toute étonnée de découvrir ce mystérieux message. L'ombre de la folie déployait ses grandes ailes grises, se jetait sur elle avec délectation, l'étreignait de ses bras démesurés. Elle eut un rire démentiel, essaya de se calmer, mais il repartit de plus belle.
Elle descendit à la cave, là où reposait depuis deux semaines son cher époux sur le sol de terre battue. Elle en avait mis du temps pour l'emmener jusque-là, en soufflant comme une forge, ce corps si lourd à transporter de la cuisine à la cave. Personne ne s'était aperçu de son absence parce que tout le monde savait qu'il ne fallait jamais le déranger lorsqu'il écrivait une nouvelle histoire, et cela pouvait durer des jours et des jours.
Une odeur de décomposition abominable sortit des entrailles du sous-sol quand elle ouvrit la porte mais elle ne la sentit même pas. Elle s'approcha du corps inerte, s'assit à coté de lui, posa la tête de celui qui était si beau dans la mort sur ses genoux, tout du moins à ses yeux, car les chairs putréfiées n'étaient vraiment pas jolies à voir. Elle caressa tendrement ses cheveux tout en pleurant.

Elle répétait sans cesse une phrase unique entre deux sanglots, avec sa voix de petite fille, en se balançant d'avant en arrière : "Laisse-moi rentrer maman, s'il te plait laisse-moi rentrer".

Et elle avait soif, si soif…...

auteur : mario vannoye
le 25 mai 2008