Le manoir de l'épouvante



Dans cette vaste forêt où les chênes plus que centenaires érigeaient leurs majestueuses cimes en une impénétrable forteresse, le manoir se confondait dans le paysage. Enfin si on pouvait appeler manoir cette grosse construction laide et grise avec quelques tourelles aménagées, faisant plus penser à une prison fortifiée qu'à un foyer chaleureux.
Construit sur un promontoire rocheux au bord d'une falaise vertigineuse, nulle personne n'en connaissait l'existence. Et quand bien même un voyageur égaré se serait aventuré jusque là, il n'aurait jamais été en mesure de reprendre le chemin du retour et raconter ce qu'il y avait vu. Le maître des lieux y aurait veillé. Oh oui, soyez en sûr.

Le manoir comportait un nombre de pièces indéfini, et si l'on voulait s'y promener pour le plaisir, on s'y serait forcément perdu, dans l'impossibilité de retrouver son point de départ. Car il y avait ceci d'inquiétant, la configuration des pièces semblait changer au fur et à mesure de notre avancée dans les longs couloirs sinistres.
De lourdes portes en chêne massif, avec d'étranges motifs incrustés dans le bois, fermaient chaque pièce par une énorme serrure. Au-dessus de ces portes, les armoiries familiales étaient sculptées dans la pierre, un entrelacement de créatures diaboliques et de serpents aux longs crochets venimeux.
Certaines pièces étaient fermées depuis des années, et il valait mieux ne pas essayer d’'imaginer ce qui s'’y cachait.




La forêt alentour était d'un silence mortel, hormis le vent qui s'engouffrait dans les branches, les faisant chanter une mélodie macabre. Depuis longtemps aucun animal n'y était venu, pas même un sanglier ou un cerf, la peur les faisant inconsciemment rebrousser chemin. Leur instinct leur insufflait que si jamais ils s'y aventuraient, ils connaîtraient une longue agonie avant de mourir. Même les oiseaux avaient disparus.
Les troncs noueux des arbres ressemblaient à des hommes morts dans un ballet de douleur et de souffrance mélangées.

Mais c'était la nuit que la terreur vous aurait davantage enveloppé de son long linceul oppressant si d'aventure vous vous seriez retrouvé au sein de la demeure ancestrale. On entendait des cris lugubres sortir des sous-sol de la maison, de longues plaintes à vous glacer le sang, ne pouvant appartenir à un être humain. Le cliquetis de chaînes ne cessait pas de tinter dans la nuit, comme si le « ça » qui y était enchaîné n'en finissait pas de marcher sans s'arrêter, tournant en rond sans relâche. Ce n'est qu'à l'aube naissante que le calme revenait. Mais cela recommençait au crépuscule, et cela jour après jour.




Petit Joe avait huit ans. Depuis sa naissance, Petit Joe avait peur de tout. Peur du noir, peur des araignées, peur des étrangers, peur du vide, peur des placards mal fermés la nuit dans sa chambre. Il s'imaginait que d'horribles monstres allaient tout doucement ouvrir l'une des portes en la faisant grincer sur ses gonds, et se jetteraient sur lui pour lui faire toutes les misères du monde, plantant leurs dents dans sa peau de pêche pour en arracher de grands lambeaux.
Il n'’osait jamais dormir toute lumière éteinte, un grand sujet de moquerie de la part de sa soeur aînée, Amy, âgée d'à peine treize ans.
Parfois, disons même souvent, il se réveillait en sueur, les yeux exorbités, les lèvres déja formées pour hurler un cri de terreur. Mais il arrivait la plus part du temps à se retenir, à ne pas réveiller toute la maisonnée, mais ça y était, il avait encore mouillé son lit de peur. Alors il appelait sa maman, n'osant se lever pour aller se changer tout seul, et elle venait, les yeux courroucés d'être encore une fois dérangée en pleine nuit, son amour maternel la retenant de gronder trop méchamment son jeune garçon. Elle le consolait même, le serrant dans ses bras une fois le mal réparé et les draps changés, ouvrant chaque porte des deux placards pour lui montrer qu'aucun monstre hideux ne s'y cachait, pas plus que sous son lit. Elle attendait qu'il se rendorme, ce qui prenait beaucoup de temps, lui racontait une jolie histoire, puis allait se recoucher auprès de son mari. Celui-ci n'avait même pas ouvert un oeil.
Elle savait que cela recommencerait le lendemain, ne comprenant ni elle ni son époux la cause de ces terreurs nocturnes. Ils avaient consulté nombre de spécialistes et de pédiatres, mais nuls ne comprenaient comment un petit garçon de huit ans pouvait avoir une telle terreur de s'endormir. Plusieurs leur avaient dit qu'il valait mieux néanmoins le laisser seul dans sa chambre, qu'il n'était pas bon de le prendre dans leur lit à son âge, qu'il fallait qu'il s'habitue, que cela passerait avec le temps.
Et le temps passait, mais les terreurs ne passaient pas.

Petit Joe était incapable de se souvenir de ses cauchemars. S'il avait pû les raconter, ses parents en auraient été sidérés d'en écouter toute la complexité. On aurait dit que ce n'était pas de méchants rêves, mais une terrifiante et épouvantable réalité. Comment l'esprit d'un si jeune garçon pouvait imaginer de telles fantastiques pensées, à moins que ce ne soit en fait des choses vécues ?
Car l'’esprit de Petit Joe arrivait à créer un monde mystérieux, ténébreux, fait de peurs et de cauchemars.
Petit Joe était différent des autres garçons de son âge. Il pouvait aller sans y être vraiment dans un autre monde une fois endormi, et ce monde existait réellement, quelque part.
Sa soeur ne comprenait pas comment son frère pouvait avoir de telles frayeurs et mouiller ses draps à son âge, elle qui vivait dans l'insouciance et l'égoïsme dus à sa condition de fille et ses seulement treize années d'existence. Elle ne se privait pas d'ailleurs pour lui en faire la remarque très souvent, le traitant de trouillard, de petit pisseux, et bien d'autres adjectifs qui n'auraient jamais dû sortir d'une aussi jolie bouche. Bien sûr, elle faisait cela quand leurs parents n'étaient pas dans les parages, témoignant s'il en était de sa sournoiserie en plus de ses autres défauts.
Petit Joe accusait le coup, ne disait rien, ne comprenant pas tous les mots que sa soeur évoquait. En repensant aux méchants propos de celle-ci, il était au bord des larmes, saisissant encore moins comment elle pouvait se comporter ainsi.
Ce jour-là elle fut particulièrement désagréable. Cela avait commencé dès le matin, braillant comme une hystérique parce que Petit Joe restait trop longtemps aux toilettes alors qu'elle-même avait une énorme envie. Elle se dandinait devant la porte, proférant des méchancetés à l'égard de son petit frère afin qu'il se dépêche. Sa mère dut la sermonner vertement pour qu'elle arrête son cinéma. Ensuite, alors que la veille elle avait projeté de faire une séance de bronzette sur leur pelouse avec ses copines, profitant des vacances, il se mit à pleuvoir, et tout fut annulé. Elle fulminait contre tout et rien, et son frère en était la cible privilégiée. Elle aurait certainement dû réfléchir à son comportement, être un peu plus gentille, car le lendemain matin, vers dix heures, ne la voyant toujours pas descendre pour le petit déjeuner, sa maman monta à l'étage, frappa à la porte, l'ouvrit, et constata que sa chère fille avait tout simplement disparue, pschiiiiiit, plus personne, ni dans le lit, ni dans la salle de bains, nulle part dans la maison.
Elle téléphona à son mari, qui rappliqua aussitôt de son bureau, puis prévint la police. Il était impossible qu’'elle ait fait une fugue. De plus, le système d'’alarme avait été branché comme tous les soirs.
Ils vécurent des moments d'angoisse insupportable, ne comprenant rien à cette étrange disparition. Petit Joe regardait tout ce monde s'agiter autour de lui, inconscient du fait d'avoir emmené sa grande soeur dans son monde de terreur durant son sommeil. Il ne supportait plus sa méchanceté et sa bêtise. Sa nuit fut particulièrement agitée, pleine d'horribles cauchemars, et pour cause. Même son père s'était levé cette fois-ci, car il avait hurlé comme un fou.
Ses parents auraient mieux fait d'aller également jeter un coup d'oeil dans la chambre de leur fille.
Des hurlements pareils l'’avaient forcément réveillée elle aussi.




La vapeur spectrale qui déambulait dans le couloir principal du manoir se remémorait les antiques souvenirs où elle était encore un être humain, il y avait de cela au moins cinq siècles. A cette époque, on le surnommait le Boucher des Enclaves, car il n'avait pas son pareil pour faire parler ses ennemis alentour. Les murs du sous-sol y avaient vus tellement de tortures, de souffrances et de sang qu'ils en auraient vomis de dégoût s'ils avaient eu une âme.
L'une des tortures qu'il affectionnait particulièrement était de faire asseoir, entièrement nu et ligoté sur une chaise percée l'une de ses victimes avec d'immondes rats sous la chaise, enfermés dans une espèce de caisse en bois sans couvercle. On ose imaginer ce que ces sales bestioles devaient faire à ce qui pendouillait dans la caisse. Quand le pauvre martyr s'évanouissait, après d'horribles tourments, il était enlevé de sa chaise, et cela recommençait et recommençait jusqu'au bon vouloir du Boucher. les rats imbibés du liquide rouge servaient ensuite de repas aux molosses qui ne quittaient jamais leur maître.
On ne comptait plus en ces temps reculés les jeunes filles disparues dans le comté, bien que l'on se doutât de leur devenir, sans jamais oser le dire à haute voix. Ces jeunes filles étaient enlevées par ses hommes de main, des êtres rustres, se retrouvaient dans son lit avec d'autres filles, et les pires orgies se déroulaient toute la nuit. Elles finissaient dans une des pièces fermées à clé désormais, après avoir été droguées, en attendant d'être dépecées vivantes pour récupérer leur sang dans une grande baignoire, où ensuite il se prélassait avec sa femme et ses deux garçons, espérant garder une jeunesse éternelle, tel un bain de jouvence, comme lui avait promis une vieille sorcière en utilisant ainsi le sang de jeunes vierges.
Mais cela était très loin dans le passé. Il était devenu ce qu'’il est maintenant, ainsi que son épouse et ses enfants. Aucun membre de cette sinistre famille ne s'’était surpassé en cruauté.
Une seule chose les rendait pitoyable. Ils ne pouvaient plus percevoir la saveur d'un bon repas, la satisfaction d'une bonne nuit de sommeil, la plénitude d'un merveilleux coucher de soleil, la jouissance extrême issue d'une activité sexuelle intense, enfin tout ce qu'un être humain normal éprouve dans sa vie.
Ils étaient condamnés à ne plus rien connaître des joies de l'’existence, eux qui en avaient tant profité de leur vivant.
Leur frustration et leur malveillance n'en étaient que plus terribles.

Les quatre entités avaient senti qu'une présence étrangère venait d'arrivér dans leur demeure.

                                   




Amy se réveilla recroquevillée sur un sol froid et humide, où juste une lumière diffuse pénétrait par un soupirail en haut d'un mur, tant il était obstrué par une épaisse toile d'araignée. D'abord elle crût qu'elle rêvait, mais cela avait l'air beaucoup trop réel. L'angoisse et la peur commencèrent à pénétrer dans tous les pores de sa peau. Elle se demandait comment elle était arrivée dans un endroit aussi lugubre, sentant que rien de bon ne pouvait s'y passer.
Elle ouvrait de grands yeux, essayant de voir ce qu'il y avait dans cette espèce de cave nauséabonde, et hurla de terreur en voyant les ossements et les crânes qui jonchaient l'un des coins. Ce qui restait d'un squelette était encore attaché à deux chaînes fixées dans la pierre.
Elle se leva, cherchant désespérément à sortir de la pièce, et aperçut la porte entrouverte.
Elle se précipita dessus, l'’ouvrit à la volée, et s'’enfuit dans le dédale du sous-sol.
Elle ne prit pas garde à la direction où elle allait et se retrouva bientôt au pied d'’un escalier qu'elle gravit aussi vite qu'elle put. Son coeur cognait trop fort dans sa jeune poitrine, et bientôt elle dut s'arrêter pour reprendre son souffle.
Quand sa respiration saccadée reprit un rythme à peu près normal, elle entendit comme un murmure au creux de son oreille : Amyyyyyyyy, Amyyyyyyyyyyy, nous te vouloooooooooons... La pauvre fille sentait tous les poils de ses bras se hérisser. Elle qui s'était si souvent moquée de son jeune frère qui faisait pipi au lit se mit à mouiller sa petite culotte. Elle sentait comme un souffle d'air pernicieux tournoyer autour d'elle. D'une façon malsaine, des mains invisibles la caressait sur tout le corps. Elle cria, cria, encore et encore, la gorge en feu, ne sachant plus ni où aller ni quoi faire pour échapper à ses tourmenteurs.
"Tu seras bientôt des nôtres" lui susurrait une des voix. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles, pour ne plus entendre cette voix caverneuse qui semblait sortir tout droit de l'enfer. Du sang s'écoulait des murs, formant de petites flaques sur le sol. Un énorme chandelier passa à quelques centimètres de son visage et alla se fracasser contre un pilier en bois. D'autres objets les plus divers volaient autour d'elle, flottant dans l'air d'une façon inexplicable.
Elle entendait des pleurs déchirants d'’enfants, sortis d’on ne sait où.
Puis, comme si l'horreur n'avait pas encore dépassé toutes les bornes, elle vit sur ses bras sa peau onduler et prendre une forme, celle de doigts invisibles pressant sa peau délicate. Tout son corps était palpé et caressé.
Et tout cessa d'’un coup, comme si rien n'’était arrivé. Elle avança, étourdie et titubant telle une personne ivre dans l'’immense manoir. Quand elle leva la tête elle vit ce qu’'elle aurait mieux fait de ne jamais voir.
Au bout du couloir quatre créatures abjectes sorties d’un cerveau aussi délabré et tordu que celui qui écrit ces lignes la regardait avec dans leurs yeux chassieux toute la folie perverse et ignoble dont ils étaient capables.
Une des créatures avait dans sa main la tête d'une jeune fille qu'elle crut reconnaître, son sang dégoulinant sur le sol. Il lui semblait que c'était leur ancienne baby-sitter, Fabiola, une pimbêche qui n'aimait pas son petit frère quand elle venait les garder à la maison. Elle avait mystérieusement disparue voici deux ou trois ans. Malgré tout ce temps passé, cette tête avait l'air aussi fraîche que si elle avait été arrachée la veille.
La créature la lança vers Amy. Elle porta les mains à sa bouche, horrifiée de voir cette boule humaine rouler vers elle et éclabousser ses socquettes blanches de fines gouttelettes rouges. Et les spectres se rapprochèrent d'Amy devenue folle de terreur sans même toucher le sol, la pénétrant de toute part, se délectant de son âme damnée, faisant éclater chaque partie de son corps, la désintégrant en d'infimes particules.
Ce qui avait été si jolie pendant treize années et qui serait devenue une femme acariâtre et mauvaise si elle avait vécu encore longtemps se retrouva mélangée à l'’atmosphère viciée de cet endroit oublié des hommes.

Ses parents la pleurèrent énormément, et Petit Joe retrouva un sommeil normal et bienfaiteur, sans cauchemars, jusqu'à l’âge de douze ans. C'est là dans sa nouvelle classe d'école qu'il fit connaissance avec un petit con mauvais comme la peste qui n'arrêtait pas de le tourmenter. Ses cauchemars reprirent de plus belle, jusqu'à ce que le petit con en question se retrouva dans le manoir de l'épouvante et connut des souffrances bien pires que ce que Amy avait enduré.
Lui ne fut regretté de personne, même pas de ses parents qui l'’avaient pourtant mis au monde, encore plus abrutis que leur progéniture, imbibés du matin au soir du mauvais vin qu’ils ingurgitaient sans arrêt.
A se demander comment ils s'’y étaient pris pour faire les mouvements nécessaires à la procréation sans tomber de leur lit.

Les entités attendaient patiemment qu’'un autre visiteur se présente, tuant le temps comme ils le pouvaient.
Ils se disaient qu'’ils avaient été trop rapides avec Amy, qu'’elle aurait dû souffrir davantage et avoir encore plus peur.
Ils s'’étaient bien rattrapés avec l'’autre, pendant des jours et des jours, jusqu’à ce qu'il ne soit plus qu'’un dément.
Maintenant il était enfermé dans l'’une des pièces du sous-sol, attaché, traînant ses chaînes, parlant à des gens invisibles, insultant les étoiles, bavant comme un chien assoiffé, nourri grâce aux rats qu’'il arrivait à attraper, mordant dedans encore vivants.

On vous l'’a dit, le maître des lieux veillait à ce que personne ne s'’échappe...

auteur : mario vannoye
le 06 août 2007